La Forêt usagère est en pleine santé !
D’aucuns prétendent que la Forêt usagère est exténuée et malade. C’est véritablement méconnaître l’écosystème forestier.
La Forêt – non seulement celle-ci mais la Forêt en général – était là bien avant les bipèdes que nous sommes, et elle y sera bien après que nous ayons cédé la place.
Ce milieu naturel a son évolution propre. L’homme, en intervenant, peut choisir de le perturber (favorablement ou défavorablement) ou de le laisser suivre son cours.
Ainsi, la Forêt, globalement ou par secteurs, connaît plusieurs phases successives :
– une phase jeune, jusqu’à au moins 50 ans, où les végétaux en croissance font une course active vers la lumière;
– une phase adulte, au peuplement dense, avec peu de chablis, et d’une durée de plus de 150 ans ;
– une phase de maturité, où le peuplement est plus fermé et où les arbres sont remarquables par leur taille ;
– une phase de vieillesse, où les arbres sénescents ou morts ouvrent à nouveau le peuplement ;
– une longue phase de rajeunissement où le milieu ouvert permet une abondante régénération ;
et, comme la vie fonctionne par cycles :
– le retour à la phase initiale, etc.
Un chêne de cent ans est un jeune adulte. Alors qu’un humain !
La Forêt usagère, loin d’être monobloc, englobe dans ses divers territoires en mosaïque, toutes les phases mentionnées ci-avant, y compris des phases très jeunes.
Quant aux zones de sénescence, avec leurs arbres creux, leurs bois morts et leurs nombreux insectes, elles sont d’extraordinaires et indispensables réservoirs de nourriture et d’abris.
Sans elles, pas de pics, donc pas de cavités pour les animaux à qui elles sont nécessaires : pas de mésanges, pas de sittelles, pas de lérots, pas de chouettes, pas de chauves-souris, pas de ruches sauvages.
Les pins-bouteilles, avec leurs grands pans d’écorces soulevés par la cicatrisation, sont de splendides nichoirs. Et les chênes-ancêtres sont plus riches encore.
Le bois mort – comme tout ce qui meurt en forêt- est réassimilé au fil des ans (grâce à des insectes et plantes spécialisés – saproxylophages). Il nourrit ainsi la génération suivante.
Car la présence d’insectes xylophages et de champignons n’est pas symptomatique d’une dégradation maladive du boisement ; elle prouve au contraire que la chaîne vitale de cet écosystème est saine et sans faille.
Elle garantit l’inutilité du moindre traitement phytosanitaire.
Le sol, entretenu par un perpétuel apport de litière et habillé de mousses fraîches, alimente un sous-bois dense qui stocke l’humidité et joue un rôle préventif vis-à-vis de l’incendie.
Le sous-bois recèle plusieurs espèces à baies (chèvrefeuille, ronce, aubépine, prunellier, houx, troène, églantier, lierre) qui, de saison en saison, nourrissent les animaux.
Pour ce qui est du gemmage, il exigeait une très forte densité de pins et la suppression de beaucoup de chênes en croissance. Son arrêt permet aux feuillus d’être plus présents. Le boisement bénéficie ainsi d’une plus grande mixité et d’une biodiversité accrue. Et ce peuplement de résineux et feuillus, au fil des décennies, s’orientera peut-être vers une chênaie acidiphile.
Chaque espèce végétale ou animale a son rôle au sein de l’écosystème.
Et chacune est régulée par ses prédateurs ou par la limite de l’alimentation disponible.
Quelqu’un prétendrait-il pouvoir améliorer un système comme celui-ci ?
De l’écologie du champ de maïs.
Une Forêt entretenue ? La Forêt domaniale. Étant une forêt de production, elle est comme un champ cultivé.
Nettoyée, aérée, elle ne comporte pour ainsi dire pas d’îlots de sénescence, ni de broussailles.
Le boisement est jeune ou adulte. Hormis quelques déclivités, la monoculture du Pin maritime donne un peuplement quasi-homogène.
Peu d’insectes, peu de végétaux à baies, peu d’arbres vieillissants, peu de zones de nidification, peu de retraits pour la faune, peu de zones de gagnage, peu de plantes herbacées, peu de biomasse réassimilée, peu de faune, peu de tout.
L’écologie de la Forêt domaniale n’est guère éloignée de celle d’un champ de maïs.
Regardez mieux.
La végétation de la Forêt usagère vous semble un fouillis inextricable ? Regardez mieux.
Chaque strate végétale a son rôle et ses habitants spécifiques. Selon l’espèce à laquelle un oiseau appartient, il nidifiera ou se reposera au sol, à 1m, à 3m, à 5m de haut ou sur les plus hautes branches.
Ce qui vous semble un impénétrable hallier est, pour la faune quadrupède, un véritable plan de ville, avec ses avenues principales, ses allées secondaires et ses chemins vicinaux, ses destinations régulières ou occasionnelles, ses accès nécessaires, rapides et efficaces aux lieux de gagnage, aux reposées, aux abreuvoirs.
Cette trouée entre les fougères ? C’est la coulée d’un chevreuil.
Vous ne discernez dans ce boisement que quelques passereaux et quelques écureuils ? Regardez mieux.
Une heure avant l’aube, une heure après le coucher du soleil, les animaux savent qu’ils ne seront guère importunés. Ils vaquent alors à leurs occupations et laissent des traces de leur passage et de leurs activités.
Cette plumée grise et noire, c’est ce qui reste de la chasse du faucon hobereau. Il a pris une palombe, ce matin.
Cette empreinte aux nombreuses pelotes plantaires, c’est le pied d’un blaireau qui l’a laissée.
Ce labour au milieu du chemin, c’est le boutis d’un sanglier ; il a déterré des racines de fougères.
Si cet arbuste a l’écorce en lambeaux, c’est qu’un chevreuil y a nettoyé ses bois tout neufs.
Changement de peau.
Vous ne comprenez pas cette forêt ? Elle ne vous est rien ? Allons, dépouillez un instant votre peau humaine.
Soyez, en imagination, un animal forestier, puis un autre, et un autre encore.
Voyons. Essayez :
« Je suis le chevreuil.
Je ne mange que ce qu’il y a de meilleur et de plus nourrissant. A unité de poids équivalente, je mange plus qu’un cerf !
J’ai créé cent chemins sur tout mon territoire, et tous les animaux les empruntent.
J’ai tracé aussi cette coulée oblique qui gravit la dune boisée. A mi-pente, j’ai le point d’ensoleillement où je me réchauffe après la rosée. J’y suis en sécurité ; si on m’approche d’en haut, je descendrai en hâte ; si on gravit la dune, je n’aurai qu’à accéder au sommet pour me mettre hors d’atteinte.
Étant un ruminant, j’ai besoin de paix, je redoute d’être dérangé. Je changerai mes battues à la Nouvelle Lune, lorsque les sangliers sans-gêne se répandront sur tout mon territoire.
Je sors lorsque tout est tranquille, lorsqu’il n’y a pas de voix humaines, pas de passage, lorsque le crépuscule s’approche, lorsque la bruine enveloppe tout de silence.
Les petits viendront au monde au plus profond du hallier. Inodores et camouflés par leur livrée, ils resteront seuls, sages et silencieux durant de longs moments.
Si je bois peu souvent, il me faut boire à ma soif. En temps secs, je conduirai les faons près d’une craste ou au bord du marais. Ainsi, si cette eau ne tarit pas, nous survivrons à l’été.
Cette année, les chênes auront beaucoup de fruits. La nourriture sera abondante jusqu’au retour des succulentes pousses de ronces. Et j’emprunterai un peu d’écorce aux houx pour passer l’hiver. »
Françoise BRANGER, disparue de 3 mai 2023
Texte recueilli par Raphaël VIALARD