dans le silence d’une morne solitude…

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 À deux pas de Bordeaux, en cheminant au sud, on trouve les Landes ; on entend encore la rumeur qui sort du sein de la ville et l’on est dans un désert. C’est une étrange impression que celle que l’on éprouve, en passant tout à coup du bruit d’une ville populeuse dans le silence d’une morne solitude. Mais on dirait que l’orgueilleuse cité, pour dérober à ceux qui la visitent la vue du triste désert qui est à ses portes, a voulu élever entre elle et les Landes un rideau de tout ce que la nature peut produire de plus ravissant. En effet, lorsqu’on sort de Bordeaux par la porte de Bayonne, on traverse une bande de terre d’une admirable végétation, et le contraste de sa richesse avec l’aridité des Landes en est plus frappant.

Je passais par là un jour ; j’allais à Pissos et à Brocas, où m’appelait un service d’inspection des forges ; c’était au mois de mai ; je venais de parcourir les riches campagnes d’Agen et Marmande couvertes de pruniers en fleurs, les fraîches rives de la Garonne ; ma tête était pleine d’images riantes, lorsque tout à coup l’aspect du pays changea ; j’entrai dans un désert triste comme la mort.

Je ne vis plus devant moi qu’une vaste plaine d’une couleur terne comme la feuille sèche, cernée par une ligne noire que dessinaient à l’horizon des bois de pins, et çà et là quelques étables perdues au loin dans cette immense solitude. Je retrouvais l’hiver, ou plutôt, à la vue de cette terre inanimée, de cette nature immobile, il me semblait qu’il n’y avait pas de saisons pour elle, il me semblait que le soleil en s’élevant au-dessus de cet horizon infini, ne pouvait féconder une terre qui n’offrait que l’image du vide, et du néant. En sortant du tumulte des grandes villes, c’est avec plaisir que d’ordinaire on entre dans le calme des champs ; il y a de la vie dans la campagne qui respire doucement en silence ; c’est un tableau qui rassérène l’âme. Mais la vue des Landes n’inspire ni une douce quiétude d’esprit, ni même cette mélancolie que l’on éprouve au milieu d’une solitude austère et sauvage.

Le ciel s’était couvert d’un voile gris et immobile ; mon cheval marchait péniblement sur une grande route droite, à peine tracée ; ses pieds s’enfonçaient dans un sable sali par une poussière impalpable d’argile ferrugineuse qui se répandait dans l’air qui me prenait aux yeux, au nez, à la gorge ; après une lande rase, venait un bois de pins, puis la lande recommençait.

Je ne rencontrai sur mon chemin qu’une ou deux charrettes attelées de bœufs qui marchaient avec une mortelle lenteur ; je ne vis que quelques chétifs troupeaux de moutons éparpillés dans ces pacages sans limites, cherchant une maigre nourriture, et leurs pasteurs aux visages hâves, aux longs cheveux, montés sur leurs échasses, hôtes silencieux de cet affreux désert. Je comparais ces grands espaces vagues aux plaines incultes de l’Afrique, et bien que leur couleur n’eût point l’éclat de ces dernières, leur solitude me les rappelait.

Une rencontre à laquelle je ne m’attendais pas, vint encore ajouter à la ressemblance. J’aperçus au loin une petite caravane pareille à celles que j’avais vues aux environs de Tunis. Je crus un instant être le jouet d’une illusion ; mais non, c’était bien une troupe de cinq chameaux qui allaient porter du fer à Bordeaux, et s’avançaient en bramant avec une sorte de tristesse. Je les atteignis au moment où ils arrivaient à la halte ; je les vis se coucher sur le sable de la route, en poussant des cris et des mugissements effroyables.

Cette scène au milieu d’une vaste lande aurait pu transporter un instant l’imagination dans les déserts de l’Afrique ; mais l’illusion n’était pas complète : il manquait au tableau les reflets du soleil d’Orient ; il manquait surtout le chamelier, le Bédouin drapé magnifiquement avec ses haillons ; le conducteur des chameaux ici n’était qu’un vil bouvier : la présence de ce paysan suffisait pour ôter à ce spectacle toute sa poésie.

Plus tard j’ai revu les mêmes chameaux errer seuls dans les bois de pins de M. Lareillet[1], je les ai vus à travers les arbres, passer à la file les uns des autres ; mais ils me paraissaient toujours inquiets ; on eût dit qu’ils cherchaient leur soleil en gémissant Je crains que dans leur captivité, sous un autre ciel que le leur, les femelles ne deviennent infécondes.

Après sept heures de marche, j’arrivai au bourg de Béliet, assez agréablement situé sur une colline verte ; mais là, comme ailleurs, tout était mort ; le silence des rues ; l’absence totale des habitants, produisaient une impression plus pénible encore qu’au milieu des landes.

Un télégraphe, placé au haut du clocher du bourg, agitait ses grands bras ; c’était la seule chose que je visse remuer autour de moi ; ce langage muet à travers ces grands espaces vides, ces signes incompréhensibles, ajoutaient quelque chose de mystérieux à la solitude du pays. Je pensais à l’agitation qu’ils allaient exciter dans les villes ; et, en présence de l’immobilité du désert au-dessus duquel passaient les nouvelles, je trouvais tout cela bien étrange. La nuit arriva, le télégraphe cessa de jouer ; alors, de divers points de la lande, vinrent des hommes pâles et maigres, excédés de fatigue par les labeurs d’un sol ingrat, semblables aux fantômes qu’amènent les ténèbres ; et il y eut, pendant la soirée, un peu de bruit dans le bourg.

Le lendemain matin, je poursuivis ma route. Pour arriver tout droit à mon but, je devais quitter le grand chemin, et couper par la lande ; de toute nécessité, il me fallait un guide. Je pris, pour m’accompagner, un jeune homme qui me parut être d’un grand sens, d’un esprit délié, mais dont la croyance aux sorciers des landes était sans borne. Chemin faisant, il me montra un endroit, très connu des Landais, où tous les sorciers et sorcières du pays tiennent leur sabbat. C’est une immense plaine, d’un sable fin et blanc ; on n’y aperçoit pas le plus petit brin d’herbe ; la bruyère elle-même n’y croît pas ; là, le voyageur sans guide s’égare ; s’il suit les traces des pieds des chevaux sur le sable, ces vestiges s’effacent tout à coup ; il marche au hasard dans ce désert, dont il ne voit pas la fin ; il est surpris par la nuit, et devient le jouet des lutins.

Pendant que mon jeune homme me débitait ces contes d’un sérieux assez plaisant, nous vîmes, dans l’éloignement, un homme monté sur des échasses, qui venait vers nous avec une vitesse prodigieuse ; les bâtons de ses échasses n’étant pas apparents à la distance où nous étions, on eût dit qu’il marchait sur la cime des bruyères. Dès que le guide l’aperçut, il devint silencieux, et parut le regarder d’un air inquiet.

Je lui adressai plusieurs fois la parole, il ne me répondit pas. L’homme aux échasses approchait rapidement ; il passa bientôt, à pas de géant devant nous, sans s’arrêter ; mon guide fut d’une politesse extrême à son égard.

  • Bonjour, coureur, lui dit-il.
  • Bonjour, répondit brusquement celui-ci.
  • Bonne nouvelle ?
  • Bonne pour le diable ; Aubry de la Teste va mourir.

Nous entendîmes à peine les derniers mots ; le coureur était déjà loin. L’homme qui passait était le courrier du pays ; il portait les messages avec une célérité surprenante, ce qui faisait dire, dans la lande, qu’il s’était donné au diable. Le fait est que je trouvai à ce messager de malheur quelque chose d’extraordinaire.

Lorsqu’il eut disparu à l’horizon, mon guide recouvra la parole, et me raconta son histoire. Le coureur était un sorcier ; monté sur ses échasses, il gagnait de vitesse le meilleur cheval ; lorsqu’on en chemin il rencontrait un cavalier, par la seule puissance de sa volonté, il pouvait le fixer comme une statue de pierre au milieu de la lande. Il demeurait sur les bords de la Leyre, au milieu d’un fourré impraticable dans une petite maison sans toit d’où l’on entendait souvent la nuit sortir un grand bruit ; le lendemain de ces nuits de vacarme, il avait toujours le visage égratigné ; or, ce ne pouvait être qu’en se battant avec le diable qu’il attrapait ces égratignures, puisqu’il n’avait pas de femme.

Durant tout le trajet de Beliet à Pissos, mon guide me parla de sorciers ; l’aspect morne du pays continuait à exercer sur moi son influence, je me croyais dans une contrée inconnue à mille lieues de la France ; je m’imprégnais peu à peu de cette poésie des Landes qui n’est pas sans charme, mais dont la première impression me jeta dans une profonde langueur.

Nous entrâmes dans Pissos, pour ainsi dire, sans le voir […]

 

Revue de Paris, Louis Véron, (1798-1867),  Charles Rabou (1803-1871),  Amédée Pichot (1795-1877), Directeurs de publication,1836

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5802437z/f324.item.r=b%C3%A9liet

[1] – D. Lareillet, né à Ychoux, est un riche bourgeois propriétaire des forges d’Ychoux, de Pissos et de Brocas.

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Raphaël

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