Entre les pins, au détour de chemins sableux, se nichent des cabanes rares. Ce sont celles qu’a construites… Il suffit de juste dire son nom dans un dîner pour que le débat enflamme la table. Dans ce cas là j’ai toujours pris plaisir de ne pas intervenir pour écouter les argumentations et m’en amuser. Je tairais donc son patronyme.
Pour le trouver, c’est facile, il est comme l’ongle au bout du doigt. À la pointe du village, il règne sur l’enclave la plus méridionale de la presqu’île. Un jardin idyllique ouvert sur le bassin d’Arcachon, et sur ses passes. Un petit bout du monde, où les eaux calmes de l’intérieur rencontrent les vagues de l’océan, et où les courants viennent taper, grignotant inexorablement son domaine. Parmi toutes ses guerres personnelles (et il en a le goût), le grand bonhomme aux yeux verts et à la barbe de corsaire a placé l’érosion en tête de liste. C’est son grand œuvre, cet amoncellement : consolider encore et toujours son trait de côte. Déjà cinq millions d’euros jetés à l’eau. Il y a tout englouti, « l’âme légère ». L’opération le réjouit manifestement. La digue court sur 450 mètres, recouverte des pierres du pays, dont il affirme qu’elles arrivent directement des plus grands vignobles, Yquem, Cheval Blanc, ou Smith Haut Lafitte. L’ensemble ne manque pas d’allure. Entre 1946 et 1973, la presqu’île a perdu 500 mètres de sa pointe, grignotés par la force marine. Puis encore autant la décennie suivante. À l’époque, le Cap Ferret s’ouvre tout juste au tourisme. Le ruban de 25 km conserve son côté sauvage, qui influe sur le style de vie des habitants. Au-delà des quartiers ostréicoles, la pointe abrite quelques cabanes de fortune sur la plage, où la bonne bourgeoisie bordelaise aime accoster pour profiter de la nature.
Mais voilà notre homme ne se contente pas de bâtir, il semble aimer la bagarre et ses joutes avec l’administration font le régal de toute la presqu’île. La presse adore le personnage, il lui permet d’écrire des articles à sensation sur ses coups de gueule récurrents contre les autorités. Une aubaine, car au Ferret, les people sont si discrets que les journalistes manquent cruellement de matière. Pour le fun, je vous livre les surnoms donnés au monsieur de la pointe, l’imagination des gens de plume est sans limite : le franc tireur de Cap Ferret, l’Indien de la pointe, le Robinson Crusoé, l’Irréductible.
Tous les matins au réveil, notre homme va, pieds nus, au bout de la pointe, inspecter sa digue, le chef-d’œuvre de sa vie, là où se rencontrent les eaux du bassin d’Arcachon et de l’océan avec une violence inouïe, dans un duel à la mesure de son combat depuis plus de trente ans. « Je n’ai pas un faux air de Robinson. J’en suis un vrai ! Si mes parents m’ont amené ici à 2 ans, alors qu’il n’y avait ni route ni eau courante, mais de simples cabanes, c’est qu’on aimait la vie sauvage », assure-t-il, regardant la mer avec un faux air d’Hemingway. C’est sa fierté acquise de haute lutte contre les courants et les tempêtes, comme celle de 2014, ou encore celle du 7 juin 2019 nommée « Miguel », qui a englouti la plage et enfoui sous le sable sa cabane qu’il loue pour des mariages – dernièrement celui de sa protégée Laura Smet ! -, afin de financer ses travaux de titan.
Le choix du Cap-Ferret ne s’est pas fait au hasard : Laura souhaite fêter ce jour si important dans une vie aux côtés de sa deuxième famille, celle de cette figure emblématique du bassin d’Arcachon depuis les années 80, date où il s’est fait connaître par d’importants investissements pour lutter contre l’érosion marine. Ancien styliste et homme d’affaires, il a fait fortune dans la couture et l’édition quand Jean-Baptiste Doumeng, dit « le milliardaire rouge », lui cède en 1977 ses parts dans l’entreprise « Jacques Esterel[1] », pour un franc symbolique, entreprise qu’il sort de l’ornière ; il devient un personnage central de la compagnie, créant les collections, n’hésitant pas à porter plainte contre Yves Saint-Laurent pour contrefaçon. Ce n’est alors que le début de sa carrière florissante, à la tête – aussi – de la société Ancel-Seitz, et en relation avec Bernard Tapie dans les milieux des affaires.
Contre les pouvoirs publics aussi, qui lui causent maints tracas et dont il a fini par avoir raison, car cet ancien homme d’affaires devient un ogre face à l’injustice : il n’hésite pas à témoigner contre Bernard Tapie ou pour Bernard Laroche dans l’affaire Grégory. Et puis, il doit composer avec ses voisins, les anciens et « les bobos chics » comme il les nomme. Entre-temps, il a racheté le bout de plage de son enfance, où l’érosion achève ses ravages. La maison construite par les précédents propriétaires s’est à demi effondrée, emportée par le glissement du terrain vers la mer. Il débauche quelques ouvriers d’Esterel, et s’attaque à la reconstruction, dans le style des cabanes de pêcheurs qu’il affectionne.
J’avais rencontré le bonhomme en 1986 quand je vivais au Cap Ferret et qu’il entamait les travaux pharaoniques d’une construction d’une digue pour y faire son paradis. À l’époque les terrains ne valaient pratiquement rien et ce n’était pas sa richesse qui me fascinait mais le côté folie dingue de ce projet. Son discours sur l’érosion résonnait en moi et je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours su qu’il avait raison. D’autant plus qu’à quelques centaines de mètres de chez lui, un marginal, alias Barbichu, avait entrepris lui aussi une reconquête sur la mer devant le restaurant « Chez Hortense » pour conforter sa villa. À force d’abnégation, ils trouvèrent enfin la solution pour faire un ancrage permettant la formation d’une digue afin de freiner drastiquement l’érosion pour stabiliser le terrain. C’est à partir de cette réussite que la convoitise attire soudainement l’attention de certains, que la controverse naît, que la guerre vient de se déclarer.
J’ai quitté le Ferret en 1993 sans jamais avoir vu le résultat final. Je suivais son actualité dans la presse et depuis le début de ce blog, je n’ai cessé de le défendre car toutes les contrevérités, les fausses informations balancées à son sujet me paraissaient infâmes et injustes. Après un premier rendez-vous manqué, c’est en cette fin d’automne que nous avons pu nous rencontrer dans sa propriété. À l’entrée on ressent déjà les bonnes ondes qui se dégagent des hauts bambous japonais bordant l’allée. Pas de doute, c’est bien la porte du paradis. J’ai l’impression de rentrer dans une autre dimension, de devenir le personnage d’un tableau du Louvre. À cet instant précis, j’ai compris. En déambulant sur les chemins de terre qui mènent à sa demeure, l’harmonie me happe tout entier, me fascine. Je cherche l’imperfection, le détail qui pourrait me ramener au réel mais ne trouve rien. Les cabanes sont infusées dans une végétation luxuriante composée de pins, palmiers, yucca et « le château pour ses bienfaiteurs » comme il dit, arrive à être presque invisible. La digue monumentale semble faire un bras d’honneur aux assauts des flots qui voudraient dévorer cet éden et si l’orgueil de cette dame peut former un rempart on arrive quand même à ressentir sa fragilité comme une menace, comme si l’éphémère pouvait venir s’imposer à tout moment. En face, la dune du Pilat, bien dodue, prend ses aises et les lumières du soleil hivernal qui renforcent les contrastes exhibent ses jolies formes telle une des trois grâces de Rubens. Au bout de la digue, le bouillonnement des passes est aussi intense que les rues de Pampelune à la San Firmin. En deux mots, c’est sublime !
Sa grande cabane semble sortir tout droit du XIXe siècle comme si le premier gascon arrivé sur cette terre venait de lui remettre les clefs. Des fleurs poussent sur les tuiles et la patine du bois est intacte. Il m’accueille sur le pas de la porte et sa poignée de mains désinhibe totalement ma timidité. Nous sommes sur la même longueur d’ondes. Il faut préciser que le bonhomme en jette. Un charisme hors norme que même en short et chemise débraillée il serait classieux. De petits yeux d’où sortent une lumière dans laquelle la foudre peut se cacher et sa barbe blanche soignée et ses cheveux grisonnant bien plaqués m’obligent à bannir le terme de vieil homme pour le remplacer par homme vieillissant. Il vient de se faire opérer de la hanche mais préfère marcher quand même sans canne pour aller vérifier sa digue et les camions des locaux qui viennent décharger des gravats pour l’entretien. Ses ordres sont précis mais le respect domine. À l’intérieur de sa cabane, pas de fioritures, juste l’essentiel sauf que le « géant suédois[2] » n’a pas sa place car l’authentique et le local habillent le lieu tout naturellement. Les rideaux des larges fenêtres n’existent pas pour ne pas faire affront au panorama et à la lumière du soleil. Quelques photographies familiales sont clairsemées ci et là et celles qui commencent à jaunir retracent un bout de l’aventure. Sur une table, de volumineux dossiers s’empilent méticuleusement et soigneusement rangés par Élisabeth Saige, dite Zaza, son épouse. Il ne fait pas très chaud car il n’y a pas d’isolation, à peine 13 degrés mais Zaza s’active à alimenter en bois la grosse cheminée en briquettes et chaux ainsi que le poêle près de la cuisine tout en nous servant un café : La chaleur monte vite… c’est cela le luxe, me dit-il. Jamais malade, ajoute Zaza. Nous voilà à entamer notre entretien et je dois dire que son éloquence est limpide, rigoureuse avec la pointe d’humour qui fait mouche. Je ne peux que boire ses paroles mais arrive quand même à poser mes questions. La conversation est riche, intense. Il connaît ses dossiers par cœur et ses connaissances historiques comblent mes lacunes. Il me donne les réponses à ce que je venais chercher confortant mes incertitudes. Ne cherchez pas où se trouve la flagornerie car le monsieur sait reconnaître le flagorneur au premier coup d’œil. Avec lui c’est du cash sans tricherie, sinon tu repars d’où tu viens. Mais avant de continuer mon récit, je voudrais revenir sur celle qui vit discrètement dans son ombre mais qui pourtant reste à mes yeux, une des clefs de leur réussite. Zaza est à la fois l’intendante, la boniche et la mère de ses sept enfants. Elle s’occupe de tout dans la cabane et quand son mari prend la grosse colère quand les papiers sont mal rangés, elle s’exécute à réparer en maugréant doucement. Quand je lui fais remarquer que son comportement avec sa femme me paraît choquant, il explose de rire : « Dis donc Zaza… notre ami est choqué par mon comportement vis à vis de toi ». Elle passe la main dans ses cheveux en levant les yeux au ciel. J’ai le cuir épais me répond-elle.
Je demande alors comment ils s’étaient rencontrés. Il lui laisse l’honneur de répondre mais Zaza, le discours ce n’est pas trop son truc. Quelque peu gênée, elle raconte de manière confuse leur rencontre. Je regarde le bonhomme, il a posé les mains sur son ventre, ses yeux mis clos brillent de mille feux, il jubile tendrement. C’est bon…merci…j’ai compris.
Mais c’est un peu plus tard que j’ai formé mon intime conviction. Après m’avoir mis le couvert pour déjeuner comme un touareg offre l’hospitalité au voyageur égaré, il me raconte sa vie d’avant sans chichis. Le bling-bling, rouler avec sa Rolls, son appartement en face de l’Élysée, les affaires. Il aimait beaucoup cette vie mais Zaza, pas du tout. Elle préférait fuir le plus vite possible Paris pour retrouver sa terre natale en rêvant à une vie de Robinson, avec lui et avec beaucoup d’enfants. Alors quand il a pu acheter le terrain et que sa maison d’enfance était partie avec la mer, ce fut le déclic. Il fallait à tout prix reprendre à la mer ce qu’elle avait volé pour y construire son paradis. Un challenge insensé, titanesque semé d’embûches qui dura plus de dix ans, qui continue et qui continuera encore. Les enfants participent à cette épopée confortant la transmission et ils se sont épanouis pleinement pour constituer un réel art de vivre. On ne peut être que sous le charme et admiratif. J’ai essayé de chercher en vain un grain de sable dans cette harmonie mais je n’y suis pas arrivé.
En fin d’après-midi un photographe de magazine se pointe pour lui tirer le portrait. Nous allons sur la digue et notre Robinson, en vieil habitué des shootings, s’exécute à la pose avec bienveillance puis s’agace un peu car le gars mitraille un peu trop. Je lui demande si avec le changement climatique, il ne craint pas l’arrivée d’un big one, de l’énorme tempête. « Non absolument pas. Je crois en la providence de la nature. Elle est beaucoup plus forte que nous. Alors si elle détruit, je reconstruis ». Après avoir assisté au coucher de soleil féerique, il est temps à présent de quitter le lieu. Je lui exprime toute ma gratitude pour cette délicieuse journée et m’approche pour lui serrer la main en guise d’au revoir mais après une demie seconde d’hésitation, il me fait la bise. Autant vous dire que je suis rentré chez moi le cœur léger et la tête remplie d’étoiles. À la maison, je regarde discrètement ma petite famille vaquer à ses occupations et je me sens extrêmement bien.
Pour conclure, il serait bien de le réhabiliter une bonne fois pour toute pour la construction de cette digue désormais classée d’utilité publique. Sans son ouvrage, les 44 hectares seraient rayés de la carte, le phare aurait les pieds dans l’eau et le Pyla subirait les assauts de l’océan comme Lacanau ou Montalivet : c’est scientifiquement prouvé !
J’ai rencontré un homme de passion, créateur sans limite, profondément humain qui mérite le respect. Intègre et attachant, son côté anarchiste de droite (ou de gauche ?) lui a permis de résister aux propagandes néfastes, aux tentatives de corruption de l’oligarchie arcachonnaise. Il pourrait prendre la devise de Philippe Beaussant sur l’art baroque : « Monde où tous les contraires seraient harmonieusement possibles ». Plus de trente ans plus tard, noyées dans la végétation, c’est désormais sept maisonnettes, dont une demeure principale bâtie sur plusieurs niveaux, qui ont poussé au fil des ans. Toutes en bois brut, baignées de lumière et décorées d’objets de famille, mêlant chaleur et grande simplicité. Les magazines adorent photographier cette ambiance de d’Indien chic, où, l’été, la tribu vit rassemblée ; sublime demeure et cabanes de luxe qu’il loue au fil des saisons à Albert de Monaco, Léonardo DiCaprio, Isabelle Adjani ou à une équipe de tournage. Mais cette peoplelisation a le don d’agacer. Dans les 44 (hectares), les habitants déploient depuis des années des trésors d’imagination pour se préserver de l’urbanisation. Piscines et maisons à étages sont interdites, la voirie est en déshérence, et le raccordement au tout-à-l’égout n’existe que depuis cinq ans. Pas d’hôtel, aucun complexe touristique, que des maisons secondaires sous les pins, où les gens se promènent pieds nus et circulent en vélo, avec un snobisme dont la valeur cardinale reste la discrétion. Alors, voir ce déferlement de Porsche Cayenne et de Touareg au Ferret (prononcer «Fèrèèèè»), c’est comme introduire une louche en plastique rose au milieu de l’argenterie. Une voisine s’insurge contre la flambée des prix : « Je préfère des personnes moins riches et bien élevées, plutôt que ces gens qui se croient tout permis ». Ici, celui qui passe pour « une grande gueule un peu bizarre », son simple nom suffit à provoquer des étincelles. Ce qui n’est pas pour lui déplaire. Les uns voient sa digue comme une bénédiction, qui protège toute la petite communauté des eaux. Pour les autres, elle est illégale et accélère même le phénomène. « Désinformation », clame l’intéressé qui n’hésite pas à user, abuser, et gagner des procédures judiciaires contre ses ennemis. Il multiplie les actions en justice pour faire régulariser son ouvrage, n’hésite pas à porter plainte pour diffamation lorsqu’on l’attaque, et s’est lancé dans un bras de fer contre la mairie, accusée de tous les maux. « Je ne veux rien avoir à faire avec lui », soupire le maire (UMP) Michel Sammarcelli, manifestement lassé de ces escarmouches. « L’homme peut être charmant, mais il ne sait vivre qu’en opposition avec la Terre entière, confirme un habitant. Il est hâbleur et égocentrique, au point de se prendre un peu pour le gourou du Cap Ferret. Beaucoup de gens en ont vaguement peur, y compris les gendarmes ». Lui, affirme ne respecter qu’un seul ordre : « l’ordre universel » qui transforme les pins en jolis abris, et les rochers en barrage contre le courant.
http://www.lecridelabernache.com/archives/2018/11/27/36900490.html
« Il tient son cap… », Laure Espieu, Libération du 22 août 2008
[1] – En 1974, Jacques Esterel meurt d’une rupture d’anévrisme. Il lègue sa marque à ses collaborateurs. Son goût des jolies femmes amène Jean-Baptiste Doumeng à se lancer dans la haute couture, et il prend des parts importantes dans la maison Jacques Esterel, dirigée par notre « Irréductible ».
[2] – Dont nous nous interdisons à faire la pub.