Le garde forestier Pomès, de Lège

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Le garde forestier Pomès, de Lège, commune d’Arès, a mystérieusement disparu depuis le 9 janvier (1881). Toutes les recherches pour retrouver ses traces sont restées sans résultat.

Son cadavre est retrouvé, le 18 février, enterré à quelques mètres de l’endroit où Pomès s’était mis en embuscade pour surprendre des braconniers.

Le coupable est découvert ; c’est un braconnier, nommé Guitard, qui fait des aveux complets. Deux individus sont mis en état d’arrestation, Téchoueyres et Guitard. Le premier assure que, malade depuis deux mois et principalement au moment de la disparition du garde, il n’est pas sorti de chez lui. Cette allégation reconnue vraie, Téchoueyres est relâché.

Quant à Guitard, il résulte de ses premiers aveux qu’il a chassé avec son fusil et pris la direction de la Douche, endroit voisin du lieu où Pomès s’était mis en embuscade.

Ce premier aveu est dû, dit la Gironde, à un témoin qui affirme avoir vu Guitard le 8 janvier, vers huit heures du matin, dans la direction du lieu où a été commis le crime.

Dans l’après-midi de dimanche, le fils et le gendre de Guitard obtiennent l’autorisation d’avoir, en présence du substitut, M. Bruno-Lacombe, une entrevue avec leur père. Celui-ci cédant, non sans de grandes résistances, à leurs exhortations, finit par s’écrier en joignant les mains: « Eh bien ! oui, je suis un malheureux, c’est moi qui ai fait le coup ! » Cette révélation terrible provoque chez le fils Guitard une crise nerveuse des plus violentes et on doit l’emporter dans une salle voisine.

Il est huit heures du soir. Le juge d’instruction, informé du résultat de cette entrevue, fait aussitôt venir Guitard. Celui-ci renouvelle ses aveux et raconte en ces termes la scène dramatique du meurtre : « Surpris en flagrant délit, au moment où je levais mes collets, par le garde sorti tout à coup de son embuscade, j’ai tiré un lièvre de mon sac et le lui ai offert en le priant de ne rien dire. Sur son refus et comme il avançait vers moi, je l’ai couché en joue, et à un mètre de distance j’ai fait feu. Il a tourné sur lui-même, est tombé la face contre terre ; il se débattait dans les convulsions de l’agonie. J’ai eu peur qu’il ne fût pas complètement mort ; j’ai rechargé mon fusil. Plaçant alors mon pied sur les reins de Pomès, je lui ai déchargé un second coup de fusil à bout portant derrière la tête. J’ai aussitôt creusé une fosse dans le sable et j’y ai placé le cadavre, que j’ai recouvert de mon mieux. Je m’aperçus alors que j’avais oublié le sac, le képi, les sabots et la montre de Pomès. La montre était brisée, je l’ai placée au pied d’un pin, à peu de distance de la fosse ; je crois avoir mis le képi dans le sac, et j’ai enfoui cet objet à cent mètres environ plus loin.

Quant aux sabots, je m’en suis chaussé et j’ai erré avec pour faire supposer que Pomès s’était mis à la poursuite de quelque braconnier, et dérouter par les traces de ses sabots les recherches de la justice. Ensuite j’ai également caché ces sabots dans la forêt. »

Dès le lendemain matin, M. Bruno-Lacombe, substitut du procureur de la République, M. de Liancourt, juge d’instruction, et un greffier se rendent, accompagnés de Guitard, à l’endroit même où le corps de Pomès a été retrouvé. L’assassin déterre la montre, cachée au pied d’un pin non loin de la fosse du garde. Un peu plus loin, sur une petite hauteur, en soulevant quelques branchages secs et de genêts, il met à découvert le sac et le képi de l’infortuné Pomès ; à quelques mètres plus loin enfin il creuse le sable et en retire les sabots qu’il avait cachés.

Puis, revenant à l’endroit même où Pomès s’était placé en embuscade, il fait le simulacre de la scène terrible racontée plus haut, et il ajoute qu’après avoir tué Pomès, il l’a traîné par le bras à une distance de trente mètres ; il a ensuite creusé la fosse au pied de la dune, entre trois arbres formant un véritable mausolée ; il l’a habilement recouvert de plaques de gazon, de façon à ce qu’il fût impossible, même à l’œil le plus exercé, de savoir si ce petit espace de terrain a été remué récemment.

Les obsèques du malheureux garde ont lieu quelques instants après cette visite. La petite ville de Lège est à cette occasion le théâtre d’une manifestation des plus émouvantes. Le deuil est conduit par les membres de l’administration des forêts en tenue officielle, auxquels se sont joints M. de Liancourt, juge d’instruction, M. Bruno-Lacombe, substitut du procureur de la République, M. Prévost, capitaine des douanes. Tous les gardes forestiers du cantonnement sont en uniforme. Une escouade de douaniers forme la haie autour du cortège ; les collègues de Pomès ont sollicité l’honneur de porter son corps à l’église et au cimetière. Tous les regards, cependant, se tournent avec une douloureuse sympathie vers la veuve désolée de Pomès. La pauvre femme est venue en toute hâte du fond de la Saintonge, avec son frère, lorsqu’un télégramme l’a informée de la découverte du corps de son mari. Chacun montre aussi le petit vacher qui a découvert le corps de son maître, et qui paraît encore triste et affecté.

Les habitants de Lège, d’Arès et des communes environnantes ont suspendu leurs travaux et se sont revêtu de leurs habits de deuil pour assister à cette cérémonie vraiment imposante. Ils sont accourus en si grand nombre, que l’église de Lège est de beaucoup insuffisante pour contenir la foule. La cérémonie religieuse est célébrée par MM. les curés de Lège et d’Arès.

Lorsque le corps arrive au cimetière, M. Colnenne, conservateur des forêts à Bordeaux, se fait, dans un discours qui a vivement impressionné l’assistance, l’interprète éloquent des sentiments qui animent tous les cœurs.

Jeanty Guitard a passé la nuit du lundi à la chambre de sûreté de la gendarmerie de Biganos ; il en est reparti mardi matin, est arrivé à Bordeaux dans l’après-midi et a été écroué au fort du Hâ.

Le procès se déroule à Bordeaux en mai 1881.

Nous reproduisons le réquisitoire prononcé par M. l’avocat général Labroquère devant le jury de la Gironde et le verdict du jury.

Messieurs les Jurés,

Je viens vous demander de proclamer une fois de plus et le principe de l’inviolabilité de la vie humaine et le principe du respect de l’autorité.

Un homme a été assassiné, et cet homme était l’homme de la loi : il a été mortellement frappé dans l’exercice de ses fonctions.

Victime de son devoir, un garde forestier est tombé sous les coups d’un braconnier, qui, surpris en action de chasse, n’a pas hésité à l’immoler, pour assurer l’impunité de son délit.

Et cet homme était jeune encore, plein de force et d’avenir. Il avait appartenu aux corps d’élite de la gendarmerie et de la garde républicaine. Il était aimé et estimé de tous. C’était, on vous l’a dit, le meilleur des gardes !

À ses côtés vivait une femme aimée, que le crime a rendue veuve. Pauvre femme ! atteinte dans ses plus chères affections, folle de douleur, son existence est brisée par des émotions poignantes ; demain peut-être le crime aura fait une nouvelle victime !

Le garde Pomès a été assassiné dans un lieu désert, avec une cruauté inouïe. Une fosse avait été creusée dans les sables, et son cadavre y avait été enfoui.

La mort de l’infortuné Pomès excita d’unanimes regrets.

Le gouvernement, qui sait reconnaître le courage et l’abnégation de ses plus humbles serviteurs comme de ses plus hauts fonctionnaires, voulut honorer la mémoire de l’humble agent forestier, qui avait payé de sa vie son dévouement au devoir : l’État prit à sa charge les frais de ses funérailles (c’est quand même la moindre des choses !)

Ce fut comme un deuil public. Tous les habitants des villages voisins assistèrent aux obsèques avec un pieux recueillement. Bien des larmes coulèrent !

Et le chef distingué du vingt-neuvième arrondissement forestier, M. le conservateur Colnenne, sut trouver dans son cœur des accents émus pour dire, au nom de tous, un sympathique et suprême adieu à l’agent forestier qui était mort en soldat, au poste d’honneur !

Le garde Pomès, officier de police judiciaire, était aussi un auxiliaire de la justice. À notre tour, honorons sa mémoire ; et à nous maintenant, messieurs les jurés, de venger sa mort.

C’était le vendredi 7 janvier 1881, le garde Pomès apprit par son jeune domestique, Pierre Lafon, que des collets, destinés à prendre des lièvres, avaient été tendus dans la forêt, à 1800 mètres de la maison forestière du Grand-Crohot.

Le lendemain matin, samedi, vers huit heures, Pomès et Lafon se dirigèrent vers l’endroit où celui-ci avait, la veille, remarqué les collets. Pomès partit sans armes ; il était doué d’une force exceptionnelle.

Il s’embusqua sur une petite dune, derrière un bouquet de genêts, poste d’observation d’où il dominait un bas-fond, distant de 5 à 6 mètres, dans lequel étaient tendus deux collets, et d’où il devait voir arriver le braconnier qui viendrait les lever ; puis il congédia son jeune vacher, annonçant qu’il rentrerait à midi pour déjeuner.

À midi, le jeune pâtre passait de nouveau à l’endroit où, le matin, il avait laissé son maître en embuscade, et remarquait que les collets avaient été enlevés. Il pensa que le garde avait dû surprendre le chasseur et qu’il était rentré ; il continua sa route.

Mais, le soir, Pomès n’avait pas encore paru à la maison forestière.

Sa femme ne s’inquiéta pas d’abord, pensant qu’il avait pu aller jusqu’à Lège pour faire constater l’identité du délinquant qu’il avait surpris.

La nuit se passa sans qu’il revînt, et le lendemain matin on le cherchait vainement, et l’on demandait, sans en pouvoir obtenir, de ses nouvelles dans les communes environnantes et dans les maisons forestières voisines.

Des battues furent aussitôt organisées, avec zèle et intelligence, par M. l’inspecteur des forêts Poucin, et par M. le garde général d’Arès. Les municipalités, les habitants des communes voisines, le capitaine des douanes et ses hommes, la gendarmerie secondèrent leurs généreux efforts. L’administration supérieure offrit une prime de 500 francs à celui qui découvrirait le cadavre de Pomès.

On retrouva, non loin de l’endroit où le garde était embusqué, les traces de ses pas, facilement reconnaissables à la rangée de clous que portaient, du côté extérieur, les sabots dont il était chaussé ; ces traces semblaient se diriger vers le nord. Dans cette même direction, et dans le rayon de 1 kilomètre, on retrouva également les traces laissées par deux échasses et dont la position attestait que celui qu’elles avaient porté avait dû s’arrêter souvent pour visiter des collets, dont plusieurs étaient encore en place. Quant à Pomès, bien qu’il fût évident pour tous qu’il était mort, et que sa mort était le résultat d’un crime, on ne pouvait parvenir à retrouver son cadavre.

Mais, depuis la disparition de son maître, le jeune vacher Lafon ne cessait de battre les forêts, et ne cessait d’espérer. Le 17 février, vers quatre heures du soir, passant à 25 mètres de l’endroit où il l’avait laissé, le jeune pâtre vit dans le sable, au pied d’une petite dune, une excavation qui paraissait avoir été faite par un renard, et de laquelle émergeaient un lambeau de tricot et un lambeau de blouse.

À la couleur de l’étoffe, il reconnut immédiatement les vêtements de son maître. Il se hâta d’aller prévenir les agents de l’administration des forêts et le magistrat cantonal.

On enleva la couche de sable qui recouvrait les vêtements, et l’on trouva dans une fosse, creusée de main d’homme, le cadavre du malheureux Pomès.

Honorons tout de suite et bien haut le dévouement de ce jeune vacher, de cet enfant de quatorze ans. Orphelin, il avait été recueilli par la charité de Pomès ; c’est un enfant du peuple, et il y a dans son âme toutes les noblesses. Le jour des obsèques, M. l’inspecteur des forêts Poucin lui fit connaître qu’une prime de 500 francs avait été promise à celui qui découvrirait le cadavre de Pomès, et que cette prime allait lui être remise. Le jeune Lafon, dont les recherches incessantes avaient été inspirées par son dévouement pour son maître beaucoup plus que pour l’appât du gain, resta silencieux. Il était suffoqué par la douleur, et l’on vit deux grosses larmes couler le long de ses joues !

M. le docteur Démons procéda à l’autopsie cadavérique, L’homme de l’art constata l’existence de deux blessures produites par une arme à feu, chargée avec du plomb de chasse de gros calibre et des bourres en foutre. L’une des blessures avait ouvert la cavité abdominale, perforé largement l’estomac de part en part, déchiré le foie ; elle avait ouvert des vaisseaux importants, dont la lésion avait déterminé une hémorragie considérable. Le coup de feu avait dû être tiré à la distance de 1 mètre. Cette blessure était absolument mortelle ; le blessé n’avait dû survivre que quelques instants à cette affreuse plaie ; et s’il était tombé après avoir été atteint, c’est à peine s’il avait pu se relever et faire quelques mouvements.

La seconde blessure avait ouvert le crâne à la partie postérieure, et fait éclater toute la moitié droite de cette boîte osseuse ; elle avait broyé l’hémisphère droit du cerveau. Le coup avait été tiré par derrière, à bout portant ; la charge avait fait balle. Cette seconde blessure était absolument mortelle à bref délai. Il y avait eu suppression immédiate des mouvements volontaires et des fonctions de l’intelligence.

Guittard, âgé de soixante et un ans, braconnier de profession, condamné pour délit de chasse dans les forêts de l’État, avait été désigné et arrêté comme l’auteur du crime. Déjà les charges les plus graves étaient réunies contre lui, et la preuve de sa culpabilité était faite ou allait être faite, lorsqu’il se décida à entrer dans la voie des aveux.

Il était arrivé, a-t-il dit, vers neuf heures dans le bas-fond où, quatre jours auparavant, il avait tendu deux collets ; il venait à peine de les lever, lorsqu’il avait reconnu le garde Pomès, qui se dirigeait sur lui. Il s’était alors jeté à ses pieds, lui demandant pardon, l’embrassant, et lui offrant un des lièvres qu’il venait de prendre. Pomès avait répondu qu’il n’y avait pas de pardon, qu’il lui avait fait grâce une première fois, et avait essayé de le désarmer. C’est à ce moment qu’aveuglé par la colère il avait dit à son tour : « Eh bien, moi non plus je ne pardonne pas. » et aussitôt il avait tiré à 1 mètre de distance son premier coup de fusil, qui avait atteint le garde dans la poitrine. Celui-ci était tombé en avant, s’était relevé et avait voulu saisir le fusil. Passant alors derrière lui, il lui avait déchargé dans la tête son second coup de feu, et Pomès était tombé pour ne plus se relever. Puis il avait rechargé son arme, avait creusé dans le sable et avec les mains une fosse à quelques mètres de l’endroit où le garde était tombé, l’avait traîné par les bras jusqu’à cette fosse et l’y avait enterré. Ayant oublié d’enfouir dans la fosse la montre de Pomès à moitié brisée par le premier coup de feu, un petit sac qu’il portait, son képi et ses sabots, il les avait cachés sous le sable, au pied de différents pins, à quelque distance. Conduit sur le théâtre du crime, il en avait reproduit les scènes diverses, et l’on avait retrouvé tous les objets, cachés ainsi qu’il l’avait dit.

Les aveux de l’accusé n’étaient pas absolument sincères. Le garde n’avait pas dû essayer de le désarmer. Pomès, ancien gendarme, connaissait bien la loi sur la police de la chasse interdisant de désarmer les délinquants. Le garde, couché en joue par son agresseur, avait pu tout au plus, obéissant à l’instinct de la conservation et dans le but de se défendre, tenter d’écarter le canon de l’arme qui allait vomir la mort. Mais l’hypothèse d’une lutte entre la victime et le meurtrier était contredite par des faits matériels indiscutables. Pomès avait reçu, en effet, le premier coup de feu à un mètre de distance ; il était tombé comme une masse, la face contre terre, la blessure était mortelle, et à peine avait-il pu se relever. Et c’est lorsque la victime gisait à terre que le second coup de feu avait été tiré par derrière, la mort avait été presque instantanée.

Aujourd’hui, à cette audience, l’accusé, par des aveux plus sincères, a rendu hommage à la vérité.

Tel est le crime, perpétré sans qu’il y ait eu une querelle ou une lutte ; tel est le crime, commis de sang-froid et avec une férocité sauvage. Après avoir dit ces mots : « Moi, je ne pardonne pas. » Guittard, a tiré un premier coup de feu ; et quand Pomès était à terre, il l’a achevé, à l’aide d’un second coup de feu, alors qu’il râlait et qu’il respirait encore !

Quel sang-froid pendant et encore après le crime ! L’œuvre de destruction et de mort est achevée ; Guittard, après avoir été le bourreau, sera le fossoyeur. À 25 mètres du lieu de l’attentat, l’assassin creuse une fosse dans le sable, au pied d’une dune. Ombragée par quelques genêts, cette fosse a 1 m 85 de longueur, 60 centimètres de largeur, 55 centimètres de profondeur.

Le cadavre est traîné de la tête vers les pieds ; les vêtements remontaient vers la partie supérieure du corps. Quelques boutons du gilet et l’agrafe de la blouse sont violemment arrachés. Le braconnier sait que, si le renard déterre les cadavres, il prend la fuite dès qu’il aperçoit des vêtements. Guittard, agissant toujours avec réflexion et calcul, déshabille sa victime et recouvre avec les vêtements la tête et la poitrine.

Guittard recharge son arme. « C’était pour me détruire. » vous a-t-il dit. Non, c’était pour immoler le témoin qui aurait pu apparaître et le gêner dans son horrible besogne, au moment où, creusant la fosse, il croyait confier à la terre l’éternel secret de son crime abominable.

Il chausse les sabots du garde, afin de dépister les recherches.

Et dans l’après-midi du même jour, il se rend à Arès chez le sieur Dupuch, à qui il vend quatre lièvres, en ayant soin de faire inscrire la vente sous le nom de son fils.

Guittard a confessé son crime ; mais sa culpabilité, je puis la démontrer sans le secours de ses aveux.

Pomès n’avait pas d’ennemis. Un crime si odieux n’avait pu être commis que par un braconnier.

Les collets saisis appartenaient à Guittard. La femme Descoubès lui avait vendu du fil de laiton pareil. Cette femme en avait, il est vrai, vendu aussi au nommé Téchoueyre ; mais il fut établi que, depuis le 22 décembre et notamment le jour du crime, Téchoueyre était retenu dans son lit par des douleurs rhumatismales. La femme Descoubès avait enfin vendu du fil de laiton semblable à un troisième individu, au sacristain de la paroisse ; mais celui-ci n’était pas un braconnier, et il s’en était servi pour arranger des parapluies.

Guittard avait, le 17 janvier, fait disparaître le fil de laiton, en le faisant fondre dans un four, pour ne pas être compromis.

Le garde Pomès avait dit au jeune vacher : « Il n’y a que Guittard à faire des collets comme ça. » Et le témoin Hirigoyen a déclaré que les collets saisis avaient été fabriqués par Guittard, et qu’un doute n’était pas possible, à cause de la forme particulière de la boucle.

Les empreintes laissées par les échasses avaient été relevées. Elles avaient été faites par les échasses de Guittard, qui sont déterminées par des pointes coniques et ont deux sabots différents.

Y a-t-il dans la contrée, avait-on demandé à Guittard, un braconnier capable d’avoir tué un garde? « Que voulez-vous, avait-il répondu, quand on est surpris par un garde qui va verbaliser, quand on est seul et qu’on a son fusil, on le tue ; après tout, ça peut arriver à tout le monde. »

Des bourres en feutre, des grains de plomb furent saisis au domicile de l’accusé. Les deux bourres en feutre trouvées dans le corps de l’infortuné Pomès, étaient du même calibre, du calibre 13 ; et les 32 plombs, qui en furent extraits, étaient également des plombs n° 2.

L’accusé avait dit que depuis cinq ans il n’avait pas chassé ; et le 8 janvier, jour du crime, il avait vendu au sieur Dupuch quatre lièvres, le produit de sa chasse.

Mis en présence du cadavre, et invité à aider les hommes chargés de le retirer de la fosse, Guittard avait pâli, chancelé ; il s’était efforcé cependant de sourire, et avait dit en balbutiant : « C’est bien malheureux pour Pomès d’avoir été ainsi traité ! »

Il avait menti en indiquant l’emploi de son temps ; et un témoin, le sieur Despujols, l’avait vu, le 8 janvier, entre huit et neuf heures du matin, monté sur des échasses et armé d’un fusil, se diriger vers le lieu de l’embuscade ou le lieu du crime, en passant par la Doncine (lire Doucine, lieu-dit à cheval sur Le Porge et Lège), et revenir ensuite vers midi du côté de Lège. J’ai donc le droit de dire que si Guittard, après avoir nié énergiquement, a confessé son crime, c’est qu’il a été vaincu par l’évidence, c’est que la preuve de sa culpabilité était faite, ou allait assurément être faite.

« J’ai avoué, vous a-t-il dit, parce que la justice inculpait en même temps Téchoueyre, qui était innocent. » Mensonge ; Téchoueyre, un instant soupçonné, avait été mis en liberté provisoire ; et il ne pouvait plus être retenu dans les liens de la poursuite, son alibi ayant été absolument démontré.

Messieurs les jurés, vous connaissez le crime avec toute son horreur ; quel sera le châtiment ?

On vous parlera du passé de Guittard. Oui, je le reconnais, ses antécédents sont bons. Mais il s’agit d’un crime qu’explique la violence du caractère, et qui a son mobile dans la haine implacable du braconnier contre le garde.

Pour vous impressionner, on vous parlera encore de la vieille mère de l’accusé. J’aurais voulu opposer à cette douleur une infortune au moins aussi grande et aussi imméritée, celle d’une jeune veuve désormais inconsolable. Vous auriez entendu ses accents déchirants. Son énergie morale est grande. Le jour des obsèques, elle disait à M. l’inspecteur des forêts Poucin : « Mon mari a eu du courage contre le braconnier, j’aurai du courage contre le malheur. » Mais les forces physiques l’ont trahie. Je l’avais assignée comme témoin, elle n’a pu obéir à la citation. J’ai lu, au début de l’audience, le certificat du médecin, qui a constaté la grave maladie dont elle est atteinte. Les ressorts de la vie sont brisés chez elle, et bientôt peut-être le crime aura creusé une nouvelle tombe !

Mais éloignons ces émotions. Quel est le crime ? quel doit être le châtiment ?

Le crime est accompagné de deux circonstances qui l’aggravent. Une seule suffit pour entraîner la peine de mort, et il y en a deux.

D’une part, ce n’est pas seulement l’homme qui a été atteint, c’est encore la loi, au nom de laquelle il agissait. C’est l’exercice de l’autorité qui a été arrêté. Il y a eu attentat et à la sûreté particulière et à la sûreté publique.

D’autre part, le meurtre a été commis pour assurer l’impunité d’un délit.

Pourquoi, donc, lorsqu’il y a non seulement concomitance, mais encore relation de cause à effet entre le meurtre et le délit ; lorsqu’il y a simultanément rapport de temps et rapport de causalité, la loi assimile-t-elle le meurtre à l’assassinat et le punit-elle de mort ? C’est que, lorsque le meurtre est commis pour échapper à la répression d’un délit, il est commis de sang-froid, dans un but déterminé, et en exécution d’une résolution prise d’avance. La préméditation est au fond d’un tel crime.

D’après notre loi pénale, la préméditation est le dessein formé avant l’action d’attenter à la personne d’un individu déterminé, ou même de celui qui sera trouvé ou rencontré, quand même ce dessein serait dépendant de quelque circonstance ou de quelque condition.

Ainsi, le voleur qui, en s’introduisant dans une maison, tue le témoin qu’il y trouve inopinément, est un véritable assassin. Ainsi, le braconnier qui, surpris en action de chasse, tue le garde qui doit verbaliser, est un véritable assassin.

Pour le braconnier, « le garde, voilà l’ennemi. » Et quand il part en chasse, avec la ferme volonté de commettre un délit, il part aussi avec la ferme intention de supprimer tout obstacle qui se dressera devant lui.

Bien mieux, Guittard chassait aux collets et non pas à tir ; il n’avait pas de chien. Pourquoi donc le fusil dont il était armé, si ce n’est pour immoler celui qui l’aurait surpris en délit ? Qu’il ne dise pas que son crime est une œuvre de colère et qu’un voile de sang a soudain obscurci ses yeux. Aucune discussion, aucune querelle, aucune lutte n’ont précédé le meurtre. Trouvé en action de chasse, il a froidement et cruellement donné la mort, parce que c’était l’exécution d’un dessein formé d’avance. La préméditation, encore une fois, était au fond de son crime.

Quand un homme, au surplus, est capable, pour se soustraire au payement d’une légère amende correctionnelle, d’immoler une créature humaine, ah ! je ne crains pas de le dire, cet homme est un scélérat qui est indigne de pitié.

Des circonstances atténuantes pour un tel forfait? C’est impossible. Dans cette lutte incessante du braconnier qui attaque les lois contre le garde qui les défend, le garde y joue sa vie, et le braconnier n’y jouerait que sa liberté ? Quelle choquante inégalité ! N’oubliez pas, messieurs les jurés, combien la solitude de vos landes favorise le crime, et combien la mobilité de vos sables facilite le recel du cadavre. La maison forestière du Grand-Crohot est à 7 kilomètres de Lège, à 15 kilomètres du Porge et à 500 mètres de l’Océan. Les braconniers, qui sont nombreux sur le littoral, ont la prétention d’y régner en maîtres parce que l’impunité leur paraît assurée.

Qui donc protégera les gardes dans ces solitudes, quand ils exerceront leurs pénibles et périlleuses fonctions, si la loi ne les défend pas ? Un châtiment exemplaire peut seul les défendre et les protéger.

Et ces gardes, que je vous prie, au nom de la justice et des lois, de protéger, sont des agents utiles, disons mieux, indispensables.

Les forêts qu’ils surveillent ne constituent pas seulement une richesse nationale. Ces forêts se trouvent dans la région des dunes de Gascogne, et leur conservation est d’ordre public. Ces forêts en effet arrêtent et fixent les sables vomis par l’Océan et chassés par la tempête. Sans ces forêts, que de villages auraient été engloutis ou pourraient disparaître sous les vagues sablonneuses sans cesse promenées par les vents !

Et ces gardes que je vous supplie, au nom de l’intérêt social, de défendre contre le crime, sont des hommes de courage et de dévouement.

C’était pendant les terribles épreuves de 1870 ; le général Cambriels, placé, dans la région de l’Est, après le désastre de Sedan, à la tête des troupes destinées à arrêter les progrès de l’ennemi, alors que toute force régulièrement organisée avait presque entièrement disparu, dut faire appel aux hommes de cœur et de bonne volonté. Le personnel des eaux et forêts se mit spontanément à sa disposition. Il donna sans cesse, avec un sentiment élevé du devoir, des preuves éclatantes de dévouement et de courage, d’abnégation et de patriotisme. Dans sa lettre au ministre de la guerre, du 30 juin 1871, le général Cambriels rendit hautement justice aux agents forestiers, qui avaient bien mérité de la patrie en tenant haut et ferme le drapeau de la France.

Le duc d’Aumale, président du conseil de guerre dans l’affaire Bazaine, rendit, en audience publique, un solennel hommage à la bravoure, à l’héroïsme des agents forestiers, qui, chargés du service des correspondances, avaient, sous les bombes et la mitraille, au péril de leur vie, traversé les lignes prussiennes d’investissement de Metz.

De nombreux agents furent décorés pendant la guerre. Plusieurs furent tués, et un monument a été élevé en leur honneur dans une des cours de l’École forestière de Nancy.

Messieurs les jurés, de la pitié pour Guittard ! En a-t-il eu pour sa victime ? Le braconnier a tiré sur le garde comme sur une bête fauve, et il a tiré un second coup de feu quand Pomès, gisant à terre, râlait et respirait encore !

De la pitié pour Guittard ! N’a-t-il pas dit à sa victime : « Moi, je ne pardonne pas? » Faut-il aujourd’hui le laisser vivre quand hier, sans pitié, il a donné la mort?

Messieurs les jurés, il y a vingt ans, en 1861, un braconnier, Gabriel Monfoulet, avait été surpris par un gendarme de Lesparre en action de chasse dans les environs de cette ville : « Brigand, n’avance pas, ou je te tue », s’était écrié le braconnier. « Ne tirez pas, malheureux, avait répondu le gendarme ; j’en ai autant à votre service. » Au même instant, Monfoulet avait épaulé son arme, et une détonation avait retenti. L’agent de la loi avait été frappé à la main gauche, au menton et à l’épaule droite ; il avait lâché à son tour un coup de carabine et s’était précipité sur son agresseur, qui avait été légèrement atteint et avait pu être désarmé. Le gendarme avait reçu des blessures qui n’avaient d’ailleurs aucune gravité.

Gabriel Monfoulet comparut devant le jury de la Gironde, sous l’accusation de délit de chasse et de tentative de meurtre sur un agent de la force publique dans l’exercice de ses fonctions, pour assurer l’impunité de son délit. Le jury répondit affirmativement à chacune des quatre questions qui lui furent posées. Et son verdict fut muet sur les circonstances atténuantes.

Par arrêt de la cour d’assises de la Gironde, Monfoulet, âgé de cinquante-sept ans, fut condamné, le 8 mars 1801, à la peine de mort. Le 4 avril suivant, son pourvoi en cassation fut rejeté. Le chef de l’État lui fit grâce : la peine de mort fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité.

Le crime de Lesparre n’avait pas été commis dans une solitude, et ce n’était qu’une tentative de meurtre : le crime de Lège a été commis dans un lieu désert, entre les sables et l’Océan, et ici il y a un cadavre.

Le jury de 1861 fit son devoir : il accomplit l’œuvre de la justice ; il ne lui appartenait pas d’accomplir celle de la miséricorde ; il laissa au chef de l’État le droit de faire grâce.

Jurés de la Gironde, je fais un dernier appel à votre fermeté. Vous êtes les représentants de la justice et l’expression la plus élevée de la conscience publique dans ce pays ; la société, dont je suis l’organe, vous a confié ses intérêts les plus chers. L’intérêt social, la justice et la loi réclament pour un pareil forfait, exigent pour le crime de Lège la suprême expiation !

Le verdict du jury a été affirmatif sur toutes les questions et muet sur les circonstances atténuantes.

Par arrêt de la cour d’assises de la Gironde, en date du 16 mai 1881, Guittard, déclaré coupable de délit de chasse avec engins prohibés et du crime de meurtre commis sur la personne du garde forestier Pomès, agent de la force publique, dans l’exercice de ses fonctions, pour assurer l’impunité d’un délit, a été, par application des articles 12 et 16 de la loi du 3 mai 1844 ; 295, 304, 230, 233, 12 et 26 du Code pénal et 365 du Code d’instruction criminelle, condamné à la peine de mort. La cour a ordonné en outre que l’exécution aura lieu sur une des places publiques de la ville de Bordeaux.

Cela porte à quatre, le nombre de condamnés à mort retenus au fort du Hâ.
En juillet 1881, la peine capitale de Guittard est commuée en travaux forcés à perpétuité.

Revue des eaux et forêts, Association des officiers des eaux et forêts (France). Stanislas Frézard. Directeur de publication, 1881

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6260815j/f136.item.r=l%C3%A8ge%20despujol#

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k523914z/f3.item.r=guitard%20pom%C3%A8s%20l%C3%A8ge.zoom

 

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Raphaël

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