Une plaque à l’intérieur de l’église Saint-Éloi d’Andernos-les-Bains, rend hommage au capitaine David Allègre : « À la mémoire du capitaine David-Louis Allègre qui, en 1837, arma dans le bassin d’Arcachon, le premier chalutier à vapeur du monde, le Turbot. Les armateurs à la pêche de France, reconnaissants. 25 juillet 1937 ».
Le capitaine Louis David Allègre (Brest, 1786-Arès, 1846), officier de marine (impériale puis royale), breveté capitaine au long cours en 1818, à qui est confié le commandement d’un navire de commerce, le Chandernagor, pour établir des relations entre les Indes et la France (fait chevalier de l’ordre de Saint-Louis en 1826 puis chevalier de la Légion d’Honneur pour son action aux Indes) il doit choisir de démissionner de la Royale pour ramener le voilier et poursuivre une activité commerciale avec plusieurs commandements, dont certains au départ de Bordeaux, au moins ceux du Bengali et du Général Foy. Enrichi assez vite par ce commerce exotique et par le statut des capitaines français qui ont la responsabilité de leur cargaison et perçoivent un intéressement.
À son retour en France, il fait l’acquisition d’un domaine à Bruges de 90 ha en 1829, puis le 7 octobre 1835, du domaine d’Arès à Andernos auprès de M. Sauvage : on dit aussi que lors de la vente du domaine il ne restait plus sur place qu’une femelle dromadaire. Louis David Allègre vit alors au château d’Arès.
Nommé juge de paix, il est élu conseiller général de la Gironde et conseiller municipal d’Andernos. Mais il ne réussit pas à devenir maire parce que ses origines bretonnes ne font pas de lui un enfant du cru. Sa fortune personnelle lui permet de faire des investissements importants et en 1841, il publie un remarquable mémoire intitulé « De la pêche dans le bassin et sur la côte extérieure d’Arcachon ».
« Lou gran malour »
« Lou gran malour » qui a frappé le bassin d’Arcachon est encore dans toutes les mémoires : le 28 mars 1836, six chaloupes de pêche de La Teste, le Jeune Saint-Paul, l’Augustine, l’Argus, la Clarisse, la Jeune Aimée et le Saint-François, se sont perdues à la grande côte avec leurs équipages. Soixante-dix-huit hommes, laissant 168 orphelins, périssent dans ce terrible désastre.
Le capitaine Allègre, installé depuis peu à Arès, fait partie de
la commission d’enquête. Les morts se comptent : 78 ; la mer va les rendre, un à un, avec des débris de bateaux et des haillons de voile. Jusque sur les rivages du bas Médoc. Mangés par les crabes. Méconnaissables. Un seul a gardé son visage, Joseph Errecalde. Son corps, chemise noire et pantalon blanc, est retrouvé au Grand Crohot par des hommes de la douane, au mois de mai. Le maire de La Teste, Pierre Lalanne, est allé le reconnaître : « Aujourd’hui dix neuf mai mil huit cent trente six à neuf heures du matin, nous Pierre Lalanne, adjoint du maire de La Teste, chargé des fonctions d’officier public de l’état civil de ladite commune, en exécution de la lettre de Monsieur le Procureur du Roi à Bordeaux de hier, dix huit de ce mois, accompagnant un procès-verbal du maire de Lège et d’après lequel il est constaté qu’un cadavre trouvé sur la côte de cette commune a été reconnu être celui du nommé Joseph Errecalde marin.
Comme il est constant, par des documents fournis par Monsieur le Commissaire des Classes de ce quartier que le nommé Joseph Errecalde, né à Saint-Martin département des Basses-Pyrénées le sept fructidor de l’an dix, marié à La Teste le sept septembre mil huit cent trente trois avec Jeanne Méoule faisait partie de l’équipage d’un des bateaux pêcheurs qui ont péri le vingt huit mars dernier et que l’identité contenue audit procès-verbal du maire de Lège, s’accorde avec les circonstances de l’embarquement du dit Errecalde, nous le transcrivons tout au long, dans le registre des actes de décès de la commune pour constater le décès de ce marin. »
Le capitaine Allègre conclut son intervention par l’obligation de ponter les chaloupes. Mais, sa rencontre avec les souffrances engendrées par ce naufrage va le pousser plus loin : il propose de remplacer les chaloupes à voile non pontées par des chalutiers à vapeur. Propriétaire d’une scierie à machine vapeur, à Andernos, il songe à équiper d’un tel engin un bateau de pêche. Avec quelques associés, il fait construire, à Bordeaux, deux bateaux en bois : c’est d’abord Le Turbot[1], le premier chalutier à vapeur du monde propulsé par des machines de 125 CV : une voile d’appoint soulage la machine peu performante qui actionne les aubes. Il fait des essais, au large, en novembre 1836 et sa première pêche, les 30 et 31 décembre, rapporte cinquante quintaux de poisson. Cet exploit a un retentissement local et national considérable. L.D. Allègre acquiert en 1837 La Sole mais l’entreprise échoue, malgré, aussi, les efforts de François Legallais qui a pris la suite de l’affaire et lance, en vain, Le Testerin. L’évolution technique des bateaux de pêche est tout de même indéniable à partir de ce moment-là ; l’élan est donné, et à la fin du XIXe siècle, les constructions de vapeurs destinés à la pêche au large se multiplient, l’ancienne pêche au Péougue, si dangereuse, est peu à peu remplacée par la Pêche industrielle.
Le capitaine Allègre veut apporter sa contribution à la grande question qui se pose alors : comment rendre moins dangereuse la pêche pour des gens qui sont obligés de franchir les passes pour aller dans l’océan ? Sa réponse : le chalutage à vapeur ; des bateaux pontés et puissants qui pourront résister à la tempête.
Le Mémoire du capitaine Allègre est passionnant à plus d’un titre. Il donne d’abord une « photographie » saisissante de l’état de la pêche et des ressources du Bassin au milieu du XIXe siècle; il dénonce l’exploitation désordonnée de ces ressources et propose des solutions, qui à des degrés divers seront mises en oeuvre dans les décennies suivantes.
Il est aussi un homme de ce XIXe siècle, industrieux, innovateur, passionné de technologie ; il est le premier à voir le parti que l’on peut tirer du « moteur à vapeur » à bord de bateaux de pêches ; il montre par ses expériences qu’il a raison.
La très grande humanité de son mémoire tient au fait qu’il reconnaît avoir eu raison contre tout le monde et que ce n’est jamais une bonne posture : l’équipage de ses bateaux à vapeur est composé de 2 ou 3 hommes, quand les chaloupes traditionnelles embarquent de 12 à 13 hommes. Comment s’étonner que le procédé de M. Allègre ait reçu si mauvais accueil auprès d’hommes qui savaient que leur emploi était menacé ? Le débat très moderne entre emploi et innovation technologique fait déjà rage.
Il montre enfin l’intelligence du capitaine Allègre, qui devant les refus qu’il a essuyés, adapte son projet : des cutters à voile feront la pêche au chalut au large des côtes d’Arcachon, les bateaux à vapeur ramasseront la pêche et la rapporteront au port.
Tiré à part du Recueil des Actes de l’Académie Royale de Bordeaux pour 1841, où l’auteur actualise l’étude publiée à Bordeaux en 1836 par l’Imprimerie de Suwerinck sous le titre plus complet de « De la Pêche dans le bassin Et sur les Côtes d’Arcachon. Moyen De la pratiquer sans Danger Et avec Profit. »
Toujours innovant et très actif, L.D. Allègre avait créé la première scierie mécanique landaise : en quittant Arès on traverse bientôt le Cirès sur lequel est situé un moulin ; on aperçoit à côté le vieux bâti sur lequel reposait autrefois la scierie. Aujourd’hui ce grand mouvement a disparu, et le moulin d’Arès est resté seul, charmant encore ce lieu par son doux tic-tac.
Avec M. Balguerie, il crée la Compagnie des Landes de Gascogne ; il entreprend les premières plantations de pins de la commune
Sur d’anciens marais salants créés au XVIIe siècle par le baron d’Arès, L.D. Allègre fait creuser d’immenses réservoirs à poissons alimentés par les marées sur le site des Quinconces en faisant endiguer deux kilomètres et demi du littoral d’Arès à Andernos. Repreneur du domaine en 1848, Léopold Laval l’agrandira vers Arès et Lège.
En 1839, Louis David Allègre crée une société comprenant trois noms : D. Allègre, Darmailhac, Dumousseau, qui propose une jonction aquatique entre Arès et Troussas, à Valeyrac sur l’embouchure de la Gironde ; à Arès, la tour crénelée à proximité de la jetée promenade est improprement nommée « moulin Javal ». Il est mieux de rendre au capitaine Allègre la paternité de cet édifice, car, lorsque il étudie et propose sur plans détaillés la transformation du courant naturel d’écoulement des eaux des étangs du nord vers le bassin d’Arcachon en un canal navigable d’Arès à la Gironde, il prend pour référence le moulin, mettant en relation deux cotes d’altitude : d’une part le niveau de la haute mer du 21 septembre 1838, d’autre part un repère sur le soubassement du moulin. De plus, un plan illustré du château d’Arès et de son environnement comporte, près de la côte du bassin, un moulin, ce qui confirme l’existence de cet édifice, ainsi que tuilerie, usine de résine à proximité… portant la mention « propriété Allègre ». Plus tard, Louis David Allègre envisage un canal navigable reliant les étangs landais, de Biscarrosse à Lacanau.
Sa pierre tombale sur laquelle figure une erreur du graveur dans la date de son décès est aujourd’hui à l’intérieur de l’église Saint-Éloi.
Extrait du Bulletin de la Société Historique et Archéologique d’Arcachon et du Pays de Buch, n° 30 du 4e trimestre 1981.
https://exponum.fr/le-canal-des-etangs/allegreautreprecurseur.html
Lire https://shaapb.fr/wp-content/uploads/files/SHAA_099.pdf
[1] – Le Turbot est peint à l’huile sur toile, commande du commandant Guy Silhouette, ayant appartenu à M. Jean-Philippe Dubourg, directeur de la Société « Nouvelle » et propriété (du moins en 1994 lorsque Michel Boyé a eu le plaisir de le présenter au grand public lors d’une exposition au Musée National des Douanes) d’un de ses héritiers (un petit-fils journaliste domicilié à Paris).