Mardi 25 août 1908, à 9 heures du matin, nous embarquions sur le steamer « Ville-de-Rochefort »,
et abordions au restaurant Lavergne, à cette jolie pointe du Cap d’Arcachon,
encore appelée Cap Ferret.
À gauche, un tramway pour l’Océan. À droite, la vaste conche que baigne la marée haute, et dont le littoral est bordée de chalets au nombre d’une vingtaine environ.
Voici la petite villa de M. le docteur Pellotier, « Bagatelle 1902 », avec son vaste jardin potager et horticole, son pylône, ses ifs, ses peupliers, arbres fruitiers, des fleurs partout, et une belle haie de clôture en pourpier de mer, bien supérieure aux fusains et arbousiers ; le chalet de M. de Gaulne ; « Lily » à M. Montigaud ; le restaurant Roux ;
le spacieux chalet « Liseron » à M. Alaux, tout pavoisé, car on y fêtait la sainte Lucie, patronne de la maîtresse de maison.
J’apprends que l’Administration des Forêts a tracé un projet qui n’existe encore que sur les plans, d’un boulevard allant de Lavergne au Sémaphore, et d’un boulevard de Lavergne au Phare, à l’orée desquels se trouverait, derrière le restaurant actuel, la place publique de la future ville.
D’un pas alerte, je traverse la lagune qui forme l’anse ou conche dont nous avons parlé, et que bordait jadis au nord le « Maine-Beau » appartenant à M. Auschitzky, puis à M. Grenier. Je vais au Phare, car c’est la date annuelle où se réunit le Syndicat des habitants et concessionnaires du Ferret, dont est président M. Maurice Larronde, secrétaire M. Capelle. De grosses questions sont en jeu dans cette région qui s’éveille. Les actionnaires de la Société foncière des habitants du Cap Ferret sont convoqués pour le dimanche 30 août.
Par les soins de M. le Directeur des Domaines doit avoir lieu, le 12 octobre prochain, la première mise en vente des concessions ; le cahier des charges encore à l’impression va être distribué sous peu ; et la Société se constituera définitivement par devant Me Loste, notaire à Bordeaux. Les terrains à vendre sont de 44 hectares, que le cahier des charges évalue à 3 fr. le mètre.
Vers 1 heure de l’après-midi, sous une vaste tente formée pittoresquement de voiles de bateau, accrochées aux pins qui forment, au pied du Phare, comme un petit bois sacré, se dressent les tables d’un banquet de 120 couverts environ, admirablement servi, comme l’année dernière, par Mme Gervais,
propriétaire de ce coquet hôtel-restaurant des Bains[1], qu’apprécie l’été la nombreuse clientèle des baigneurs qui circulent à Arcachon sur le boulevard de la Plage.
On prend place. M. Maurice Larronde préside, ayant à sa droite M. René Cazauvieilh, député de notre circonscription, et Mme Chaigne ; à sa gauche M. Chaigne, député de La Réole, et Mme Cazauvieilh, fille et femme de députés ; M. Dignac, conseiller général, maire de La Teste ; Mme Larronde ; M. Grandjean, inspecteur des forêts ; M. le capitaine et M. le lieutenant des Douanes ; M. et Mme Chauvin, M. Cuminal, M. et Mme Capelle, M. et Mme Guyon, M. et Mme Judo, M. et Mme Lacassagne, M. et Mme Despagne, M. Chaigne fils, Mlle Franckell, M. Darracq, Mlle Chaigneau, M. et Mme Grégeois, M. et Mme Dussouchet, M. et Mme Lemoyne, MM. Dehillotte, Bordelais, Lamarck, Sarrazin, Bélisaire, Docteur Mano, Boyer, Sonesse, Faure, etc.
Au Champagne, M. Larronde remercie M. Cazauvieilh, inépuisablement dévoué à tous les intérêts girondins ; M.Chaigne, dont la vaillante main est aussi forte pour mener à bien une affaire, que pour tirer au besoin sur la corde d’une senne. Il remercie M. Dignac qui a apporté au Syndicat une bonne nouvelle, la promesse que si la commune de La Teste a fait opposition à la vente des 44 hectares, cette opposition est limitée à la sauvegarde absolue des intérêts de tous les concessionnaires. Il porte un toast aux personnages politiques, au Juge du Cap (une allusion amusante), et à tous les habitants du Ferret, depuis le Bock jusqu’à la Pointe extrême !
Le député Cazauvieilh, en termes très heureux, expose que le banquet de l’année dernière lui avait laissé une impression trop favorable, pour qu’il n’ait pas tenu à répondre avec joie à l’invitation de cette année. Il se souvient du concert instrumental, du phonographe, de la visite des villas faite sous l’aimable direction de M. Archambeaud. Il rappelle ce premier congrès tenu au Cap où l’on cherchait les moyens de faire devenir les possesseurs, propriétaires de leurs concessions. L’Administration des Domaines a compris la justesse de ces revendications. Il saisit cette occasion pour en adresser ses publics remerciements à M. Marraud, directeur général de cette administration, et M. Gondinet, inspecteur. Il informe en outre que les échangistes ont renoncé à leur projet, et que le cahier des charges donne la possibilité de devenir propriétaire moyennant un prix maximum de 3 fr. le mètre carré.
L’Administration des Forêts, moins bienveillante que celle de l’Enregistrement, des Domaines et du Timbre, avait promis des licences de chasse. Elle les a refusées pour procéder à une adjudication. Mais il y a lieu d’espérer que le dernier mot sur les licences n’est pas dit, et qu’on s’efforcera de faciliter la grande famille des Nemrod, pour la satisfaction de cette noble, innocente et respectable passion.
Quant à la Colonie du Cap, elle se développera ; des constructions de plus en plus nombreuses vivifieront cette admirable solitude ; sa population augmentera. Le Cap, dans son accroissement, son progrès, son avenir, ne portera aucun préjudice à ses voisins d’Arcachon. Plus encore sur un littoral que partout ailleurs, tout progrès porte profit à toute la région. Voilà pourquoi vos hommes politiques, dit-il, s’intéressent tant à vous. L’an dernier c’était M. le sénateur Courrègelongue qui apportait l’appoint de ses encouragements à l’aube de vos premiers efforts ; cette année c’est M. Chaigne qui veut bien vous assurer son appui et se déclare un fervent convaincu de ces admirables plages. Il lève son verre à la prospérité et à l’avenir du Cap Ferret. Le discours de M. Cazauvieilh est couvert d’applaudissements, comme l’avait été celui de M. Larronde. Pour l’intelligence d’un passage de cette improvisation, il est bon de remarquer, pour ceux qui ignorent les précédents, que la question des licences avait passionné et passionne encore un grand nombre de chasseurs. L’adjudication faite par l’Administration des Forêts trouva preneur à bail de trois, six, neuf, à raison de 6.000 fr. par an, soit au total 54.000 fr.
Sur un nouveau toast de M. Larronde qui porte la santé de M. Grandjean, inspecteur des forêts, et de M. Bousquet, garde forestier, M.Grandjean a la parole. Il s’incline devant l’appréciation du précédent orateur, mais défend son Administration qui, dit-il, s’est montrée aussi bienveillante que les lois mêmes du Parlement le lui permettaient. Il prie respectueusement M. le Député de vouloir bien considérer que l’Administration des Forêts, recevant une offre de 54.000 fr., ne pouvait négliger une rentrée aussi importante. Quand la dette nationale est de quatre milliards, il n’y a pas de petites économies. Et il s’associe aux chaleureux éloges qu’a fait son éloquent prédécesseur, de ce féerique promontoire du Ferret, la terre issue des eaux, la fille d’Amphytrite, la reine enfin et de la Côte d’Argent et de la Côte de Nacre[2].
L’honorable député M. Chaigne déclare qu’il cède volontiers à l’invitation que lui adressent ses voisins. Il n’a qu’un mot à dire, c’est « merci ! » « Merci de m’avoir convié à cet amical et élégant banquet, au milieu des dames charmantes qui y ont pris part ; à côté de mon excellent ami Cazauvieilh, dont l’expérience et l’affabilité parlementaire sont été si utiles à mes débuts dans la vie politique ; auprès de M. Dignac qui m’affirmait encore tout à l’heure que La Teste a le plus haut souci des intérêts du Cap Ferret. Au cours d’une rapide villégiature, j’avais entendu les vœux des habitants et concessionnaires de cette région. Et devant cette union d’intérêts, je suis heureux de constater la prochaine réalisation de vos efforts. Vous pouvez compter sur le concours de tous les hommes politiques qui ont connu ce ravissant pays, pour assurer l’avenir et le progrès de la cité nouvelle, qui ne sera pas l’un des moindres, parmi les plus beaux fleurons de la patrie française ».
Après le banquet, une surprise artistique était réservée à l’assistance, qui se grossit tout à coup de plus de 200 spectateurs. Un Théâtre de la Nature s’ouvre dans la clairière des sous-bois. Et sur ce Théâtre de la Nature on nous joue tout d’abord « Jean-Marie », drame en 1 acte de Theuriet. Mme Franckel à la figure expressive, aux yeux profonds, tient le rôle de Thérèse. La réplique lui est donnée par M. Carlos Larronde, un Jean-Marie pathétique et vibrant. M. Jacques Chaigne tient avec dignité le rôle du vieux Joël, le mari respecté auquel une femme jeune, aimante mais honnête sacrifie son amant, par devoir ; alors que l’amant lui-même s’éloigne, reprend la mer, et se sacrifie par amour.
Brouette, directeur de la Scala de Bruxelles, dit ensuite, avec beaucoup d’esprit, trois monologues : « La Mouche », « Ma femme et ma bonne », « Le Fusillier ». Enfin « La Paix chez soi », 1 acte de Courteline, est détaillée avec finesse et distinction par la très jolie Mlle Georgette Loyer, du Vaudeville de Paris, et M. Brouette fils, de la Scala de Bruxelles. Et voilà comme, le Théâtre de la Nature au Cap Ferret nous a offert, dans une même après-midi, des artistes mondains et des artistes professionnels, et tous de grand mérite.
Après la représentation, mon vieil ami marin, M. Sencey, est venu me tirer par ma manche de journaliste : « Vous savez, n’oubliez pas de mentionner la requête, que mes camarades et moi adressons à notre Député : « Nous demandons que soit strictement sauvegardé, pour tous les pêcheurs, pour tous les excursionnistes, le droit de descendre sans entrave d’aucune sorte, dans toutes les escourres, situées notamment depuis le port de Baleste jusqu’au port de Beytet ; que les escourres soient conservées toujours libres ; que l’on n’y concède point de parcs ; qu’elles restent à l’unique disposition de la navigation et de l’atterrissage ».
Mais le soleil allonge les ombres des grands arbres. Un regard furtif jeté sur notre montre nous fait songer au départ. Suivant le chemin paillé qui mène au quartier Bélisaire, nous entrons en passant dans la belle villa que nous avons décrite l’an dernier, pour saluer M. et Mme Archambeaud
– probablement à la villa Argentine – , pendant qu’une voiture à sable emporte les dames et nos députés. Une poignée de main à M. Bélisaire. Le vapeur « Courrier du Cap » a sifflé. C’est le cas de le dire : « Tout le monde sur le pont ». Et sous les oiseaux de mer qui de leur vol rayent le ciel bleu, nous regagnons Arcachon, la petite patrie, à qui M. Larronde pourrait bien avoir offert le parrainage d’une fille : « Mademoiselle la Colonie du Cap. »
E.G. L’Avenir d’Arcachon du 30 août 1908
[1] – Il ne reste rien aujourd’hui de ce restaurant.
[2] – La Côte de Nacre est la partie de la côte normande située, dans le Calvados, entre l’embouchure de la Seulles et celle de l’Orne.