En sortant du Moyen-Âge, la navigation, jusque-là affaire d’explorateurs intrépides ou d’aventuriers inconscients, devient une entreprise politique à forte valeur ajoutée commerciale. L’armateur – prince ou riche marchand – veut que ses bateaux prennent les routes les plus courtes et arrivent à bon port à coup sûr. Les cartes nautiques sont réalisées, à échelle constante, par transfert direct des informations de navigation recueillies en mer et sur terre, comme si la Terre était … plate. Ignorant la rotondité, le prix à payer est l’incohérence géométrique : la géométrie de chaque carte dépend de l’ensemble des itinéraires qui ont servi à l’établir et seuls ces itinéraires sont censés être représentés avec exactitude.
Gerhard Kremer est né en 1512 à Rupelmonde, près d’Anvers. Comme beaucoup de scientifiques de son époque, il latinise son nom – « marchand » en flamand – devenant Mercator.
« Gérard Mercator (1512-1594) s’appliqua surtout à la philosophie et aux mathématiques, et cela avec tant de zèle, qu’il passait souvent des jours sans manger et des nuits sans dormir, pour donner tout son temps à l’étude. Il s’adonna aussi à la gravure qu’il apprit dans l’atelier de Gemma Frison. Recommandé en 1541 à Charles Quint par le cardinal de Granvelle, auquel il a présenté un globe terrestre exécuté avec un soin particulier, il fabrique pour ce prince deux autres globes, supérieurs à tout ce qui avait encore été fait dans ce genre, mais qui seront détruits dans un incendie. Vers 1559, Mercator se fixe à Duisbourg ; peu de temps après il est nommé cosmographe du duc de Clèves. Vers la fin de sa vie, il s’adonne à la théologie, et publie sur l’Écriture quelques ouvrages, qui sont mis à l’index.
Mathématicien, géographe, fabriquant de globes, il comprend vite le besoin des navigateurs : approcher l’orthodromie par une suite de loxodromies. En clair, le chemin le plus court entre deux points A et B à la surface d’une sphère, appelé orthodromie, est le grand cercle qui passe par A et B, c’est à dire l’intersection de la sphère avec le plan qui contient A, B et le centre de la sphère. On sait que l’orthodromie qui relie Arcachon à Tokyo passe près du pôle nord – comme on le voit sur un globe – et non pas par l’Inde – comme on le croirait en regardant un planisphère.
Carte de Mercator – 1584
On ne parle de projection que si on admet que la Terre est ronde… Au Moyen-Âge, à la suite des croisades, l’Europe prend connaissance de la Géographie de Ptolémée ; Ptolémée recommande une projection assez compliquée, qui conserve les surfaces.
Curianum promont, Sigmanus flu
C’est sous cette projection qu’on voit aujourd’hui les cartes de Ptolémée, faites au XVe siècle, et c’est à cette époque que nait véritablement la cartographie. La première projection vraiment novatrice est celle d’Oronce Fine, en 1530. Premier titulaire de la chaire de mathématiques au Collège de France qui vient d’être créé, Fine invente une projection en forme de cœur qui conserve les surfaces, comme nous l’avons déjà vu. À partir de cette époque, de nombreuses projections voient le jour. Elles sont dominées par la personnalité écrasante de Mercator dans ce domaine.
Carte de Mercator – 1585
À la Renaissance, les navigateurs, convaincus depuis un siècle que la Terre est ronde, savent évaluer le tracé de l’orthodromie.
Arcaxon
Mais pour la suivre, quand on pilote un bateau, c’est une autre paire de manches ! Ce que sait faire un bon marin, c’est garder un cap constant : la trajectoire du bateau fait toujours le même angle avec la direction du nord.
Cette route à cap constant s’appelle la loxodromie. Le travail du navigateur est donc d’abord d’établir l’orthodromie entre les deux points représentant le départ et l’arrivée de sa nef, puis de couper cette ligne en quelques segments continus et, sur chaque segment, de remplacer l’orthodromie par la loxodromie correspondante : le chemin est légèrement allongé, mais il était plus aisé de le suivre correctement. Mercator compris vite l’intérêt scientifique, mais surtout commercial (il est aussi éditeur de cartes) à établir des cartes à l’usage de la navigation, « ad usum navigantium », comme il note sur ses cartes. Pour qu’elles aient un grand intérêt pour les armateurs, il faut que ces cartes soient en projection conforme, c’est-à-dire qu’elles conservent les angles : un cap maintenu à 30 degrés nord-ouest en bateau est une ligne qui fait, sur une carte conforme, un angle de 30 degrés avec le nord, vers l’ouest. La projection stéréographique, connue depuis l’antiquité grecque, est conforme, mais n’est pas pratique pour les cartes marines. Les marins veulent des cartes où les méridiens sont parallèles, ce qui facilite la lecture des longitudes. Ces projections sont dites cylindriques. Mercator s’attelle au problème qui consiste à créer une projection cylindrique conforme. Sur le globe, les méridiens se rapprochent à mesure qu’on s’approche des pôles (la distance représentée par un degré en longitude, qui est de 111 km à l’équateur, n’est plus que de 78 km à la latitude de 45◦ et est 0 km au pôle). Par contre, un degré de latitude est toujours équivalent à 111 km (la Terre étant considérée comme une sphère et non un ellipsoïde). Mercator a donc l’idée d’espacer de plus en plus les latitudes à mesure que l’on va vers les pôles, si l’on veut que les angles soient conservés, en gardant les méridiens équidistants sur la carte (à la limite, les pôles, nord et sud, sont repoussés à l’infini) ; un bémol, avec la projection de Mercator, plus on s’éloigne de l’équateur vers le nord ou le sud et plus les déformations des distances et des surfaces augmentent. Mercator calcule donc cet espacement des latitudes et trouve la fonction qui relie la latitude ϕ avec sa position, sa distance par rapport à l’équateur sur la carte, notée L. Cette fonction L(ϕ) est appelée fonction de Mercator ou fonction des latitudes croissantes. L’enjeu commercial est énorme : c’est pourquoi Mercator n’a jamais donné « sa » recette. On ne sait pas exactement comment il l’a calculée, mais on en a une idée faite de sinus, cosinus et autres logarithmes, dont je vous fais grâce ! Mercator établit un recueil de cartes, qu’il appelle « Atlas, ou méditation cosmographique sur la fabrication du monde, et les choses telles qu’elles sont fabriquées », pour lesquelles il utilise la projection stéréographique et sa nouvelle projection ; la page de titre est illustrée par une image du Titan Atlas, roi de Mauritanie, qu’il considère comme le premier géographe. À partir de cette page de titre, le mot « atlas » prend ensuite le sens d’un recueil de cartes. Mercator meurt en 1594 sans être parvenu à publier son atlas. Sa famille, pressée de dettes, achève rapidement le travail, en particulier son fils Romuald continue l’entreprise pour publier quatre mois plus tard le premier « atlas » de l’Histoire. Contrairement à leurs attentes, le succès commercial n’est pas au rendez-vous : l’Atlas est incomplet, et un autre recueil de cartes publié trente ans plus tôt (le Théâtre du globe terrestre, d’Abraham Ortelius) connaît à l’époque un très grand succès. En 1604, la famille de Mercator est contrainte de vendre les plaques de cuivre à un autre graveur, Jodocus Hondius, qui va faire de l’Atlas un succès commercial.
La bibliothèque de Bordeaux conserve une précieuse collection d’environ 3 500 cartes et atlas, dont la moitié date des XVIIe et XVIIIe siècles. La plupart sont arrivées à la bibliothèque au moment de la Révolution Française, qui ordonne la saisie des biens du clergé et des nobles émigrés. On y trouve bien sûr des plans de Bordeaux et des cartes de la région, mais aussi tous les grands atlas de ces époques, parmi lesquels ces Atlas Mercator-Hondius. Pour l’un d’entre eux, l’ensemble des cartes ont été colorées à la main, ce qui en fait un document unique et magnifique!
Sur cette carte de l’Aquitaine (Aquitania australis regnum Arelatense cum confiniis, 1585 ; une copie est conservée également à la bibliothèque de Bayonne), une échelle en lieues d’Aquitanie, le tracé des côtes rappelle encore celui des cartes de Ptolémée. Les rivières sont incertaines et les villes disposées de façon erratique.
Gérard Mercator (1512-1594) ne voit pas de bassin là où il y a Arcaxon (Arcachon), à peine une encoche le long de la côte ; il a quelques excuses: sa carte a été publiée en 1585 à Duisbourg.
L’invention révolutionnaire de Mercator ne résout pas le problème, puisque les méthodes de navigation de l’époque ne sont pas adaptées au nouveau modèle, fondé sur les latitudes, les longitudes et les directions géographiques réelles. Les cartes anciennes continuent à être employées et ne seront supplantées par la projection de Mercator qu’après l’élaboration de méthodes efficaces pour déterminer la longitude en mer, au milieu du XVIIIe siècle, et une fois connue la distribution spatiale de la déclinaison magnétique.
Idées fausses de Mercator : une carte intelligente montre la vraie taille (bleu foncé) des pays.
Pour de nombreuses personnes, la Terre, telle qu’elles la connaissent, sont fortement informées par la projection de Mercator – un outil utilisé pour la navigation nautique qui est finalement devenu la carte la plus reconnue au monde ; l’utilisation continue de ce style de carte donne aux utilisateurs une idée faussée de la taille réelle des pays : par inadvertance, la projection de Mercator gonfle les tailles de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Visuellement, le Canada et la Russie semblent occuper environ 25% de la surface de la Terre, alors qu’en réalité ils n’occupent que 5%. Au fur et à mesure que les gens s’habitueront à des cartes à aires égales et à voir la Terre sous sa forme sphérique, les idées fausses sur la taille des continents appartiendront au passé.
Mercator et sa projection Idées conçues et préconçues…
https://www.imcce.fr/newsletter/docs/2016_07_mercator.pdf
https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/mercator
http://expositions.bnf.fr/marine/arret/10-32.htm
http://cedricleclercq46.blogspot.com/2015/08/la-gaule-gallia-en-latin-disparu-il-y-3.html
Carte de la bibliothèque de Bayonne.
https://www.visualcapitalist.com/mercator-map-true-size-of-countries/