Nous avons souvent parlé des vaches sauvages qui vivent en liberté dans les immenses solitudes de la forêt usagère de La Teste.
La pratique du libre parcours existant comme ailleurs sous le régime féodal rigoureux de ces parages et la protestation contre la déclaration abusive que les dunes appartenaient à la Nation, déclaration soutenue encore aujourd’hui par les autorités gouvernementales contre tout droit. Les deux exemples ci-après donnent une large idée de l’importance de l’élevage dans les dunes : Dans une lettre adressée au Préfet de la Gironde, le 24 juin 1803, on trouve que M. Marichon, maire de La Teste, possède dans les dunes un troupeau de 108 vaches (n° 215 du Mémoire pour La Teste). D’après une constatation établie à la mairie de Mimizan, cette commune a encore dans ses vastes dunes dépourvues de forêts, en 1848-1850, neuf troupeaux gardés par autant de pâtres.
Un élément, parmi d’autres, a disparu de notre paysage, du fait de la modernisation (urbanisation, développement de l’automobile, tourisme…), il s’agit des vaches dites « sauvages » de la Grande Montagne. La vache marine landaise est une race bénéficiant d’un programme de sauvegarde et entretenue dans des espaces naturels humides du littoral des landes de Gascogne, dans les Landes et en Gironde. Sa vocation essentielle est environnementale. Elle ne doit pas être confondue avec la race Brava utilisée dans les courses landaises. Dotée de petites cornes en lyre, elle mesure de 1,20 à 1,30 m au garrot pour à peine 300 kg. Dans le type originel aujourd’hui disparu, la marine était à robe froment, à muqueuses rosées et à extrémités claires, comme les autres races du groupe bovin blond du Sud-Ouest parmi lesquelles on la rangeait, donc comme les anciennes races basquaise ou d’Urt, béarnaise et lourdais. Aujourd’hui, elle offre une robe fauve charbonnée à brune et un mufle brun qui témoignent des introductions déjà anciennes d’animaux à muqueuses brunes, ibériques ou bretons pie-noir. Le caractère pie est porté par certains animaux.
Les vaches de la Grande Montagne devaient leur existence au droit de pacage (baillette de 1746) dans la forêt usagère – aussi existant sur les prés où l’on voyait encore pacager, à la fin des années 1930, les vaches de M. Brühl. Elles étaient la propriété majoritairement de Cazalins, qui pouvaient aussi être résiniers. Parmi d’autres : Henri Villenave, en association (gazaille) avec son beau-père Émile Cazeaux, Jean Daugey, que l’on voyait encore au milieu des années 1950, au Courneau, sac au dos, bâton à la main, son grand béret landais et son chien labrit, deux frères, Paul et Justin Duvignères… Ces bêtes, formant parfois des troupeaux importants (50 à 100 têtes), élevées pour la viande, vivaient en permanence dans la forêt, en liberté. Elles étaient donc assez sauvages. « De caractère belliqueux si elles étaient vraiment provoquées, mais seuls les taureaux pouvaient être dangereux, ou bien les vaches ayant des petits ».
Des textes et témoignages anciens rapportent que des troupeaux « sauvages » ou en semi-liberté vivaient dans les marais proches des lettes du massif dunaire ou bordant les étangs côtiers, comme en atteste ce rapport de 1739, destiné à l’intendant de Guyenne : « Le gros bétail ne donne aucun fumier dans ces cantons, parce qu’il est impossible de l’enfermer dans des parcs ou des étables. Les bœufs et les vaches sont tout à fait sauvages, leurs instincts les portent à gagner les montagnes de sable qui sont sur le bord de la mer, tout le long de la côte du Médoc, du Pays de Buch, du Born et du Marensin. Ce bétail est toute l’année dehors et vit de l’herbe qui vient dans des parties qui sont dans ces montagnes ». Ces troupeaux ne sont pas tout à fait à l’état sauvage comme le laisse entendre cette correspondance. Des communautés villageoises envoient en effet leur bétail dans les dunes du littoral au moment des moissons. Cette « transhumance » les soulage ainsi un temps de la surveillance et de l’entretien.
Avec la fixation des dunes en Aquitaine au XIXe siècle et la colonisation des Landes de Gascogne par le pin maritime, les rivages semi-marécageux des étangs deviennent le lieu de refuge de ces troupeaux. Ils y trouvent une végétation abondante, notamment le carex coepista, de jeunes pousses d’arundo et de digitaria. Ce mode d’élevage très extensif, à l’état semi sauvage, est aussi celui que l’on trouve dans les landes montagneuses du Pays basque voisin, avec les bovins betizuak, autre variante du rameau blond pyrénéen dont la population non soumise aux croisements a conservé les caractères de robe originels. Dans les deux cas, les éleveurs réalisaient par piégeage des prélèvements d’animaux dont la viande était appréciée. Jusqu’à l’entre-deux-guerres, de semblables troupeaux sont laissés par leur propriétaire autour de l’étang de Cazaux, Biscarrosse et Parentis. Ici ou là, des barguèiras, sortes de parcs mobiles, permettent aux vachers de rassembler les bestiaux pour les marquer et les sélectionner. On surveille attentivement les jeunes « coupes » (parcelles récemment plantées de pins) pour éviter que les vaches n’y fassent des dégâts.
Partons sur leurs traces avec comme guide Edgard Courtès et son ami Henri dit Riquet Taffard. Le lac de Cazaux offrait à ces troupeaux l’eau et son pourtour, des herbages. C’est là que s’opère, en septembre 1937, la première rencontre d’E. Courtès avec ces vaches dites « rouges » ou « de la Montagne ». Il a alors 15 ans et séjourne chez sa tante, Juliette Mesplède. Il en gardera un vif souvenir : « […] au détour d’une petite anse, un rideau de pins masquant l’horizon, je fus surpris, apeuré. Devant moi, venant de la forêt, un grand troupeau de vaches sauvages me barraient le chemin. Assoiffé, il venait s’abreuver. J’étais pris, encerclé. Pataugeant entre les aulnes et les roseaux, certaines buvaient avidement, d’autres, surprises, s’arrêtèrent pour me regarder fixement ; d’autres encore, avaient, collés à leurs flancs de charmants « betéts » – « betéres » (veaux – velles) […] Elles allaient et venaient devant moi, tout en balayant (de la queue) leurs robes tachées de souillures. La sueur aidant, elles dégageaient au passage, une odeur sauvage très forte. Elles attiraient ainsi une multitude de parasites qui virevoltaient au dessus de leurs têtes (que) leurs oreilles, en perpétuels mouvements oscillatoires, chassaient […] Au sommet d’un talus sableux, veillant jalousement le troupeau, le chef, un splendide taureau de couleur fauve d’environ quatre ans [ …] Par intermittence, il laboura le sol de ses sabots tranchants, en soufflant bruyamment […] manifestement, je l’incommodais… ». Dans la suite de son récit, il raconte comment, en marchant « sur la pointe des pieds », il réussit à s’en tirer sans mal.
Ces troupeaux n’étaient rassemblés qu’une à deux fois par an. Les veaux de l’année, les vaches et les taureaux âgés étaient envoyés, pour la plupart, à l’abattoir. Les velles étaient marquées avant d’être renvoyées dans la forêt. Chaque propriétaire avait une marque spécifique (marque au fer rouge ou entaille : entaille à l’oreille en forme de V à l’envers pour les bêtes de M. Villenave). Des cloches de bronze, soutenues autour du cou par des colliers en bois, d’un son différent selon la forme des battails (battants), permettaient aussi de les différencier. De toute façon, les troupeaux ne se mélangeaient pas.
M. Courtès rapporte dans son manuscrit les souvenirs d’Henri Taffard : « Ce que j’ai en mémoire, c’est le moment où Monsieur Villenave les amenait au Bougès […] Plusieurs résiniers de leurs amis venaient à pied ou à cheval et partaient eux aussi à la recherche des vaches. Une fois trouvé, le troupeau, avec ses jeunes, était groupé. Ensuite, on l’obligeait à prendre la direction de la plaine du Bougès. La tâche était difficile, mais très folklorique. On entendait des cris et des coups de sifflets bruyants […] En approchant de la grande Place du Bougès, il fallait faire rentrer le troupeau dans la « Bargueyre » – un enclos formé d’un couloir assez prolongé en forme d’entonnoir – les cris s’amplifiaient, les fouets claquaient, les chiens complètement déchaînés par les commandements de leurs maîtres […] Dans un nuage de sable ces pauvres bêtes étaient comme folles, énervées, elles meuglaient lamentablement en déferlant par le chemin des Broustics que mon frère et moi appelions « le chemin des vaches » […] c’était vraiment impressionnant. Les vaches enfermées, on obligeait celles qui étaient désignées pour le marquage à rentrer dans un petit enclos fermé. C’était assez dangereux et il arrivait que certains résiniers soient bousculés. On leur passait (alors) un lasso autour des cornes à l’aide d’une perche. Ensuite elles étaient amarrées à un poteau placé au milieu […] Après ce travail difficile, fatigant et dangereux, c’était la fête à la cabane, et certains résiniers regagnaient leur cabane avec l’esprit un peu embué… ».
Ces troupeaux posent problème aux autorités et à certaines populations dès le début du XXe siècle. L’Avenir d’Arcachon relate, en février 1917, les exploits du « brave garde » Simon Maubourguet qui « a fait la chasse à cinq vaches sauvages » inquiétant de leur présence « les propriétaires et les promeneurs » aux Abatilles. Dans les années 1920, le Commandant de l’École de Tir de Cazaux se plaint auprès du Maire de la divagation des vaches sur le terrain d’aviation ; en 1934, Jacques Meller fait de même pour les dégâts qu’elles ont occasionnés à l’Hippodrome.
Certains Pylatais tolèrent très mal les dégradations dont les vaches se rendent coupables dans leurs si coûteux jardins (Paul Dupuy (1933), le patron de presse Le Petit-Parisien, le docteur Rocher…). On apprend qu’elles ont même pénétré dans une des villas de la célèbre couturière Jeanne Lanvin (1934).
Quelques unes descendent de leurs montagnettes de sable et vont dans les quartiers d’Arcachon, Pyla-sur-Mer ou le Moulleau, à la grande frayeur des habitants.
Dernièrement, ainsi que nous l’avons raconté, une de ces vaches rousses pénétra dans le jardin d’une des plus belles villas de Pyla-sur-Mer appartenant à M. Fort et y fit des dégâts.
M. Fort prit son fusil et tua cette vache. Le propriétaire — car bien que sauvages les troupeaux appartiennent à diverses personnes qui les laissent en liberté jusqu’au moment où elles viennent capturer les veaux — réclama le prix de sa vache, tandis que M. Fort exigeait celui des dégâts causés dans son magnifique parc.
Le tribunal de Bordeaux, après une éloquente plaidoirie de Me Auschizky, avocat de M. Fort, a donné raison à ce dernier.
On nous annonce également que le fils de M. Meller, l’éleveur de purs-sangs, bien connu dans le Sud-Ouest, est aussi poursuivi pour avoir tué un taureau sauvage qui l’attaquait dans la lande voisine d’Arcachon.
On chasse la buffle en Amérique, allons-nous avoir à Arcachon la chasse au taureau sauvage ?… ou au sanglier !
Elles provoquent des accidents de circulation (Le Journal d’Arcachon du 23 avril 1960)… Leur cas pose un problème particulier aux autorités. Un inspecteur des Eaux et forêts, M. Simon, dans un rapport daté du janvier 1933, fait le point sur la question : « À la suggestion de M. le Préfet de la Gironde de procéder comme à Soulac par « la destruction au fusil des bêtes errantes », il répond par la négative : En effet le bétail qui pacage dans la forêt usagère n’est pas abandonné, sauf peut-être quelques rares bêtes égarées ; il appartient aux très nombreux usagers de la forêt. Les troupeaux sont la plupart du temps sans gardiens mais ceux-ci les visitent de temps à autre, tous les 3, 4, 5 jours ou même à de plus longs intervalles. Ainsi livré à lui-même, le bétail devient rapidement quasi-sauvage, il est difficile de l’approcher, de l’identifier et surtout de le saisir. Là réside la difficulté de réprimer les délits de pacage par la voie judiciaire et, par suite, de contraindre les propriétaires à une surveillance assidue… ».
Ainsi livré à lui-même, le bétail devient rapidement quasi-sauvage. Ceci est confirmé par une lettre à M. Duport, garde des bois communaux, en octobre 1939 : « les mesures possibles contre les propriétaires étant très difficilement applicables (les bêtes ne sont pas marquées, sauvages elles ne se laissent pas attraper et donc ne peuvent être mises en fourrière), il avait été demandé à votre prédécesseur d’aménager un parc dans lequel pourraient être enfermés ces animaux. Le bois avait même était commandé en vue de la construction de ce parc à proximité de la place Debray (au Pyla) ». Sous l’Occupation, les Allemands en tuèrent beaucoup. Certaines sautèrent sur des mines. Après guerre, celles qui restaient furent vendues par leurs propriétaires. C’est ainsi que disparurent les vaches « sauvages » comme avaient disparu en leur temps les petits chevaux landais…
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marine_landaise
« Il était une fois… Les vaches sauvages »
https://www.latestedebuch.fr/les-articles-du-mag/les-vaches-sauvages/
L’Avenir d’Arcachon du 6 décembre 1925
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54225300/f2.item.r=vaches%20sauvages.zoom