Teste Maure

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En venant de Biganos, après avoir traversé le bois de Behard (aujourd’hui Biard), arrive Teste Maure, nom qui apparaît sur la carte de Cassini. Nous sommes à mi-chemin (26 kilomètres) entre La-Teste et Bordeaux[1].

Il n’y a aucun habitant permanent en ces lieux hostiles et désertiques, arides en été et marécageux en hiver[2], souvent parsemés de lagunes et tourbières. Comme l’écrit Hippolyte Taine[3], au-dessous de Bordeaux, un sol plat, des marécages, des sables, une terre qui va s’appauvrissant, des villages de plus en plus rares, bientôt le désert. J’aime autant le désert. Des bois de pins passent à droite et à gauche, silencieux et ternes. Chaque arbre porte au flanc la cicatrice des blessures par où les bûcherons ont fait couler le sang résineux qui le gorge ; la puissante liqueur monte encore dans ses membres avec la sève, transpire par ses flèches visqueuses et par sa peau fendue ; une âpre odeur aromatique emplit l’air. Plus loin, la plaine monotone des fougères s’étend à perte de vue, baignée de lumière. Leurs éventails verts s’ouvrent sous le soleil qui les colore sans les flétrir. Quelques arbres çà et là lèvent sur l’horizon leurs colonnettes grêles.

De temps en temps, on aperçoit la silhouette d’un pâtre sur ses échasses, inerte et debout, comme un héron malade. Des chevaux libres paissent à demi cachés dans les herbes. Au passage du convoi ils relèvent brusquement leurs grands yeux effarouchés et restent immobiles, inquiets du bruit qui a troublé leur solitude. L’homme n’est pas bien ici, il y meurt ou dégénère ; mais c’est la patrie des animaux, et surtout des plantes. Elles foisonnent dans le désert, libres, sûres de vivre. Nos jolies vallées bien découpées sont mesquines auprès de ces espaces immenses, lieues après lieues d’herbes marécageuses ou sèches, plage uniforme où la nature troublée ailleurs et tourmentée par les hommes, végète encore ainsi qu’aux temps primitifs avec un calme égal à sa grandeur. Le soleil a besoin de ces savanes pour déployer sa lumière ; aux exhalaisons qui montent, on sent que la plaine entière fermente sous son effort ; et les yeux remplis par les horizons sans limite devinent le sourd travail par lequel cet océan de verdure pullulante se renouvelle et se nourrit.

Pourtant, que d’espoirs cette lande n’a-t-elle pas fait naître au XVIIIe siècle ! Elle appartient à François Aimery de Durfort, pour lors marquis de Civrac, qui la concède à la Compagnie d’agriculture du marquisat de Certes[4] ; c’est une compagnie de patriotes, distingués par leur zèle et leur intelligence à suivre le système de la véritable économie, qui souhaitent la défricher et dessécher. … ; la compagnie peut faire venir des étrangers catholiques romains, pour la culture et défrichements des terrains, … en sorte qu’ils puissent être regardés comme sujets du Roi[5].

Le 21 novembre 1761, en exécution d’une délibération prise, le 7 courant, par les administrateurs de cette compagnie, Alexis François Foyet[6], conseil de cette compagnie, se transporte de Bordeaux dans la seigneurie de Certes afin de reconnaître les landes, soit 240 000 arpents faisant cinquante-deux lieues de superficie et vingt-deux en largeur. Il vient vérifier les terres incultes et marais, dans les Landes sur le chemin de Bordeaux à Bayonne, acquises par la compagnie pour la production de toutes sortes de grains, pâturage, chanvres, légumes, mines de fer et autre denrées également utiles tant pour la province de Guyenne que pour tout le royaume. Foyet est accompagné par Dubois de Douillac, contrôleur général de la compagnie, de Rilly, sous-directeur, Poivert, géomètre, et Pinel, fondeur et artiste, ce dernier pour l’examen des minerais contenus dans le sol ; les gardes de la compagnie servent de guides.

La reconnaissance débute au Putz de la Gubatte[7], près du Barp, et dure neuf jours, visitant successivement la paroisse de Mios, la rive gauche de l’Eyre, Les Argentières, le reste de la paroisse de Biganos, Audenge et Certes, Berganton, la Croix-d’Hins. François Foyet estime que les terres de la seigneurie de Certes sont bonnes et qu’on peut en tirer un très bon parti puisque tout y croît. Elles conviennent pour la production de toutes sortes de grains, pâturages, chanvre, légumes, mines de fer et autres denrées également utiles, tant pour la province de Guyenne que pour le royaume. […]

Quoi de plus favorable, par exemple, au projet de ces dignes citoyens que d’entrer en possession du pouvoir d’ériger la vingtième partie de ces friches et d’y établir des manufactures qui exploiteront les laines et les soieries du canton, des moulins, des pressoirs, des fours banaux, des colombiers, des foires, des marchés… La compagnie pense, d’après une distribution générale et raisonnée de tout le terrain, qu’il serait d’une sage économie d’établir successivement seize ou dix-sept cents métairies… Il y en aurait cinq mille (arpents) qui seraient employés en jardins et en potagers. Cent dix mille seraient mis en terres labourables, quatre-vingt mille seraient cultivés en prairies, tant naturelles qu’artificielles ; plus de cent mille têtes de bétail pourront, après quelques années de travaux, bondir dans ces belles prairies. Vingt mille (arpents) seraient couverts de bois ; douze mille porteraient des chanvres, des lins, etc. Quatre mille seraient employés en chemins, canaux, cours d’eau et bouches de mer. Trois mille enfin seraient destinés aux places publiques, foires, marchés, etc. …

François Foyet est certainement un bon avocat mais n’est pas agronome. Le système traditionnel de fertilisation des sols est tout de suite écarté, et les pins perdus dans le désert sont coupés. Malgré les efforts de Salignac, Chazelle et Moriencourt, la lande défrichée se transforme en marécage. La Compagnie d’agriculture de Certes échoue dans son entreprise et la lande reste lande, grevée du droit de pacage concédé aux habitants par le seigneur.

[1]Le Guide de l’étranger à Bordeaux, publié en 1850 et consacré à la région bordelaise ; Charles Cocks passe à la postérité pour en avoir été l’auteur, alors qu’il était en poste à Bordeaux. Ce guide, à l’intention de ses compatriotes britanniques, dans lequel il s’intéresse en particulier aux productions viticoles et à leur qualité. L’ouvrage est publié pour la première fois en anglais à Londres en 1846. Il est remarqué par Michel-Édouard Féret, éditeur bordelais, qui lui propose de l’éditer en version française, ce qui est fait en 1850. Conçu dans sa première édition comme un guide touristique, l’ouvrage comporte un important inventaire, commune par commune, des vignobles en activité au milieu du XIXe siècle, assorti d’un classement pour chaque vin qui, en particulier pour le Médoc, établit une hiérarchie qui distingue déjà des produits exceptionnels, présentés comme premiers crus ; ce qui conduira à la classification de 1855.

Cet ouvrage est régulièrement réédité à la fin du XIXe siècle puis tout au long du XXe siècle en France et au Royaume-Uni ; il reste aujourd’hui une référence : le Féret.

[2] – Avant les grands travaux d’assainissement, la lande est inondée six mois par an.

[3]Voyage aux Pyrénées, Hippolyte Taine, 1858.

[4] – Arrêt du Conseil d’État du Roi, du 1er juin 1762, en faveur de la Compagnie d’agriculture du marquisat de Certes, sénéchaussée de Bordeaux, mouvante de sa Majesté définissant le contrat de concession et abandon à perpétuité par François Aimery de Durfort, qualifié en outre comte de Blaignac, seigneur de Certes, baron de la Lande de Bordeaux, sénéchal de Bazas et du Bazadais, et dame Marie-Françoise de Pardaillan de Gondrin d’Antin, son épouse, de deux cent quarante mille arpents de terres incultes, vaines, vagues, landes et marais acquis en toute propriété par les sieurs Pierre Vallet de Salignac, demeurant rue des Vieux-Augustins, à Paris, André-Pierre Chaulce de Chazelle, Joseph-François de Moriencourt et compagnie, avec exemptions des droits de lods et ventes, amortissements, nouveaux acquêts, francs-fiefs, centième-denier et de toutes autres impositions, pendant le temps et espace de quarante années. Source : Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence, Volume 6, Jean Baptiste Denisart, Armand-Gaston Camus, Jean B. Bayard, 1787.

Le marquisat de Certes est né en 1494 du mariage de Gaston II de Foix, captal de Buch et veuf de Catherine de Foix, avec Isabelle d’Albret qui reçut en dot Certes, La Mothe et Mios et une fraction de Sanguinet. Gaston III, fils aîné issu du premier mariage, devint captal de Buch et Alain de Foix, fils aîné d’Isabelle d’Albret devint seigneur de Certes, Mios et La Mothe.

[5]Journal Œconomique, ou Mémoires, notes et avis…, publié par Antoine Boudet, 1762.

[6] – Alexis François Foyet, né 20 11 1709 à Pin-l’Émagny (aujourd’hui Pin 70), avocat au Parlement de Besançon en 1733, chargé à Paris et à la Cour des affaires des Chambres des Comptes et Cour des Aydes, domaines et finances de Franche-Comté ; le 20-10-1761, il achète une charge de commissaire à la Maison de la Reine. Veuf, il se remarie en 1762 à Marie Julienne Lacordaire.

[7] – Orthographié Putz de la Gubatz sur la carte de Cassini ; la Poste est signalée au nord ; au sud-ouest est noté la Piramide du Putz.

La Liste générale des postes de France pour l’année 1773 par Jaillot, géographe ordinaire du Roi indique les relais de poste : de Bordeaux à Gradignan 1 poste & demie ; de Gradignan à Bellevue, 1 poste ; de Bellevue au Putz de la Gubatte, 1 poste ; de Putz de la Gubatte au Barp, 1 poste.

Dans La polychrographie en 6 parties de l’abbé Jean-Joseph Expilly, publié en 1755, Bellevue est remplacée par l’Estaule.

Dans Les variétés bordelaises… Le Barp est la quatrième station de la Poste aux chevaux, sur la grande route de Bordeaux à Bayonne : la première station est celle de Gradignan, distante de Bordeaux de 4000 toises, à compter de la porte d’Aquitaine, suivant le toisé qui en fut fait par ordre de M. de Tourny père, Intendant de la Généralité de Bordeaux ; la seconde est de Gradignan à les Taules, dont la distance est de 3970 toises. La troisième est des Taules au Puch de Lagubath, distante de 2800 toises ; & la quatrième est du Puch de Lagubat au Barp, dont la distance est de 4832 toises.

On verra dans le même texte que les droits de péage perçus par le seigneur de Saucats, seigneur haut-justicier de la paroisse du Barp, ont été supprimés par l’arrêt du Conseil d’État du 29 avril 1740.

[« Le banquier Émile Pereire et la commune de Marcheprime », Jacques Ragot, Bulletin SHA, n° 144, 2010]

Lire avec intérêt

Recueil de pièces, contrat de vente de 240000 arpens de terres dans le marquisat de Certes , sénéchaussée de Bordeaux… Autre contrat de conventions pour un établissement de marais salans… Procès verbal qui vérifie la bonté du terrein… Arrest du Conseil d’Etat… qui accorde tous les privilèges et exemptions à la Compagnie… Prospectus de l’état de l’affaire…

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96319208/f64.image.r=%22%20marquisat%20de%20Certes%22

« Une colonie Allemande en partance pour la Guyane fut-elle installée dans les Landes au XVIIIe siècle ? État de la Dépense des Hardes, outils, logement et autres nécessaires a l’établissement sur les terres incultes du Marquisat de Certes des 700 familles allemandes, actuellement à St-Jean-d’Angély, comprenant, tout compris 2600 personnes, Antoine Degert (1859-1931). Bulletin de la Société de Borda, 1876

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96047836/f42.image.r=%22%20marquisat%20de%20Certes%22

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Raphaël

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