Ce matin-là, le lieutenant de Jonzac auquel des amis communs m’avaient présenté quelque temps auparavant, et moi, nous avions coupé à travers le parc des Abatilles et, par un petit sentier à pic sur la dune, descendu jusqu’à la mer. La marée était basse. Une large bande de sable blond s’étendait devant nous à perte de vue. La plage était déserte et silencieuse. On n’entendait que le ronflement saccadé des moteurs des pinasses à pétrole qui traçaient dans l’eau bleue du bassin d’Arcachon de longs sillons d’argent.
Nous lançâmes nos chevaux au galop. Cinq minutes plus tard, nous étions au Moulleau et, après les avoir mis au pas pour qu’ils soufflassent un peu, nous nous engageâmes dans la forêt, sur 1e chemin paillé qui conduit au Pilat.
L’automne avait commencé.
Au-dessus de nos têtes, les hautes ombrelles des pins étaient toujours vertes, mais les halliers s’éclaircissaient déjà de tons roux, les feuilles qui tombaient au vent du crépuscule semaient le sol de taches d’or et, aux longs doigts des arbousiers, apparaissaient les premiers fruits mûrs, rouges comme des gouttelettes de sang.
J’adore cette promenade, me dit soudain mon compagnon. J’ignore si les villas à toits de tuiles et les cottages coquets remplaceront un jour ces arbres centenaires c’est une chose dont nous reparlerons dans cinquante ans. Mais, pour le moment, je conserve à ce coin si délicieusement ombragé une reconnaissance attendrie, car je lui dois mon bonheur !
Et comme je l’interrogeais, l’officier ne se fit point prier pour me raconter l’histoire qui suit.
J’ai l’habitude, commença-t-il, de venir passer ici toutes les vacances que me laisse le service, auprès de ma vieille tante de Fabrecey, la seule parente qui me reste.
Elle habite Arcachon toute l’année. Elle a transporté a sa villa Amaryllis tous ses meubles, toutes ses habitudes, je dirai même une partie de ses amis, puisqu’elle a réussi a les attirer, peu à peu, autour d’elle et à créer, avec eux, une sorte de petit cercle très fermé qui se reforme, d’année en année, avec les saisons.
Quant à moi, j’arrive généralement avec mon cheval et mon ordonnance, le 1er septembre pour m’en aller le 30 et, pendant ce mois, on organise, en mon honneur, des parties de toutes sortes bridge, tennis, croquet, golf, rallyes, pique-niques ; je n’ai pas le temps, je vous assure, de m’ennuyer !
Il y a trois ans, de nouveaux venus avaient été admis dans l’intimité de ma tante. C’étaient M. et Mme Fontecroix, qu’elle avait connus autrefois à Lyon, du temps de mon oncle.
Mlle Marcelle Fontecroix, leur fille, était une gracieuse personne de dix-huit ans, blonde, élancée, mince, souple et qui, sportswoman accomplie, avait l’esprit du diable et une beauté d’ange En vingt circonstances, dans les jeux qui se succédaient chaque jour, le hasard nous avait faits partenaires et nous étions devenus, tout de suite, camarades. Sa gaîté m’amusait son entrain débordant secouait ma nature un peu indolente et, à son contact, je retrouvais toute ma jeunesse insouciante et joyeuse. Cependant, je ne l’aimais pas.
Mon cœur n’avait été effleuré d’aucun autre sentiment pour elle qu’une grande sympathie, et, pas un instant, je n’avais envisagé l’éventualité d’être amoureux de cette délicieuse créature. Je me demande encore aujourd’hui pourquoi. Mais allez donc expliquer ce qui fait que, la première fois qu’on rencontre une femme, on en tombe éperdument épris, alors qu’on passerait toute son existence près d’une autre aussi jolie, aussi charmante, sans même la remarquer.
Ce matin-là, nous étions partis une dizaine à cheval, pour faire une longue randonnée à travers la forêt.
Le reste de la bande devait nous rejoindre, en voiture, aux étangs de Cazeaux pour déjeuner sur l’herbe.
Dans les garde-feux où nous nous engagions, on ne pouvait guère être plus de deux de front ; nous nous étions groupés un peu au hasard, Marcelle Fontecroix et moi, nous fermions la marche et nous causions tranquillement.
Tout à coup, arrêtant sa monture, elle s’écria :
« Lieutenant, je crois que ma selle tourne ! »
D’un bond, je sautai à terre et je regardai : son cheval s’était, en effet, dessanglé.
Je me mis donc en devoir de réparer ce petit accident, mais voici que, par une extraordinaire malchance, dans mon effort, la boucle me resta entre les doigts. Qu’allons-nous faire demanda la jeune fille.
On ne serait pas soldat si l’on n’avait point d’initiative dans ces circonstances. Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, répondis-je en riant, je vais vous mettre une de mes sangles.
Ce fut l’affaire de cinq minutes.
Nous repartîmes.
Mais les autres, pendant ce temps-là, s’étaient éloignés et avaient disparu. Nous pressâmes nos chevaux pour les rattraper. Peine perdue Dans la forêt, les sentiers s’entrecroisent à chaque pas… nous eûmes beau chercher dans lequel ils s’étaient engagés, nous ne parvînmes point à les rejoindre.
« Ma foi, dit enfin ma compagne, tant pis, ils n’avaient qu’à nous attendre ; le principal, est que nous les retrouvions au rendez-vous. Vous savez la route des étangs de Cazeaux, lieutenant? »
Non.
« Eh bien, suivez-moi »
Nous nous remîmes en marche.
Mais mon guide avait trop présumé de ses connaissances topographiques. Au bout d’une heure, après des marches et des contremarches en tous sens, nous étions bel et bien égarés dans la forêt.
Je dus prendre la direction et tâchai de m’orienter du mieux que je pus.
« Des mûres » s’écria soudain ma Compagne
De chaque côté du sentier où nous trottions à vive allure, pour regagner le temps perdu, les buissons épineux étaient, en effet, couverts de grappes noires ; des baies mûres jaillissaient de toutes parts, semblant nous inviter à les cueillir.
« Faites comme moi » continua-t-elle, en arrêtant son cheval et en étendant la main.
Je l’imitai et nous nous régalâmes de compagnie : les mûres étaient exquises et le grand air avait aiguisé notre appétit.
Enfin nous arrivâmes aux étangs de Cazeaux.
On n’attendait que nous pour le déjeuner et notre disparition donnait déjà naissance à de nombreux commentaires.
Mais dès qu’on nous aperçut, un sourire gêné passa sur le visage de tous les assistants, tandis que Fontecroix, devenue toute pâle, se précipitait vers sa fille et l’entraînait.
Quant à moi, les vifs reproches de ma tante me firent comprendre le soir même l’indignité de notre conduite : les lèvres de Mlle Fontecroix et les miennes étaient toutes barbouillées du jus rouge des mûres et on eût dit que nous nous étions embrassés à pleines lèvres. Bref, ce fut un scandale !
Je suis un galant homme. Je ne voulus point que la pauvre enfant portât 1e poids d’une aussi injuste accusation.
Le lendemain, je demandai sa main. Voilà trois ans qu’elle est ma femme et, depuis, je suis l’homme le plus heureux de la terre
Guy de Teramond.
Le Petit Parisien, Jacques Roujon (1884-1971) Directeur de publication, 12 novembre 1912
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k564511t/f3.item.r=%22chemin%20paill%C3%A9%22