Nous sommes en janvier 1939, j’aurai 12 ans au mois d’août, le 18 exactement

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Nous sommes en janvier 1939, j’aurai 12 ans au mois d’août, le 18 exactement…

Les grandes vacances, la douceur de l’été à Bisca Plage au bord de l’océan, tous ces beaux moments d’insouciance avec Maman, Papa, tante Jeanne, les copains, Marc, semblent bien loin ; l’hiver a commencé fort avec le froid glacial du mois de décembre, les températures sont descendues jusqu’à -14 degrés le 21 décembre et -8 degrés le réveillon de Noël !

« A mës de gé, cau que le térre sie d’acié », au mois de janvier il faut que la terre soit d’acier a dit grand-père Auguste en caressant son épaisse moustache aux poils drus ; c’est plutôt raté, il a énormément plu, les sols sont détrempés alors que nous ne sommes qu’au premier mois de l’hiver et une douceur anormale est revenue en ce début d’année avec des températures avoisinant les 20 degrés le 17 janvier.

Il en a plein d’autres dictons comme ça grand-père, pour les récoltes, les volailles, pour les gens aussi, les curés, les envieux, des dictons remplis de sagesse et d’ironie qui reflètent bien la vie des gens d’ici.

« N’estaca pas lous cans dap saucisses aquet », il n’attache pas les chiens avec des saucisses celui-là en parlant du voisin qui a la réputation d’être très avare, ou bien « Nes pas ent’à le oulhe, es ent’à le lan », ce n’est pas pour la brebis, c’est pour la laine, pour dire qu’il aime une personne pour ce qu’elle possède.

Les conversations en patois sont toujours très animées, ponctuées de dictons et de proverbes mais ces derniers temps le ton est plus grave qu’à l’accoutumé ; le chancelier allemand inquiète, fin janvier le quotidien Le Sud Ouest républicain titrait la déclaration d’Adolf Hitler annonçant que si une guerre éclate, elle entraînera « l’anéantissement de la race juive en Europe » ; notre instituteur, très choqué par ces propos, en a parlé en classe pour nous expliquer que la situation en Europe et même dans le monde était inquiétante.

Papa travaille toujours aux aciéries Longwy de Bordeaux et rentre le week-end avec Maman et les nouvelles qu’ils rapportent de la ville ne sont pas bien rassurantes non plus.

Malgré cette ambiance un peu particulière, la vie ici suit son cours, rythmée par les travaux d’hiver ; grand-père Auguste et oncle Gaston se sont attaqués à la rénovation de la vieille grange dont les planches basses sont rongées par la « catchote », termites et capricornes y ont élu domicile, heureusement la charpente n’a pas été touchée ; libéré du catéchisme cette année, je profite pleinement de mon jeudi pour aider les deux anciens, leur faire passer les outils, récupérer et redresser au marteau les clous rouillés, couper les vieilles planches pour en faire du petit bois d’allumage et brûler les plus vermoulues dans le feu toujours fumant derrière le potager de grand-mère Maria ; le bois sec et crevassé réveille les grandes flammes du foyer somnolent qui devient rapidement un joli brasier qui rougit le visage et enfume les vêtements ; je battrai la campagne à vélo avec Jacques jeudi prochain, la réfection de la grange devrait s’achever en fin de semaine, si grand-père ne me trouve pas d’autres travaux à faire d’ici là !

Ces derniers temps, nos escapades à vélo nous emmènent de plus en plus loin de Parentis, du côté de Biscarrosse ; quartier Capagut pour récupérer Marc chez ses grands-parents puis direction quartier Meyrie où un chemin carrossable longe la Fontaine Saint Martin et débouche au bord de l’étang sur une petite plage entourée de roseaux ; l’endroit est idéal pour un poste d’observation, juste en face de l’hydrobase transatlantique des Hourtiquets.

L’activité semble intense dans les ateliers de montage des grands hangars où une foule d’ouvriers en combinaison de travail assemblent les ailes d’un gros hydravion alors qu’une pinasse à moteur a rejoint le Laté 521 « Lieutenant Vaisseau de Paris » à l’encre dans la baie pour déposer un équipage d’une dizaine de personnes qui embarquent à son bord ; le gros hydravion ressemble à une coque de bateau sur laquelle auraient poussé deux immenses ailes ; assis tous les trois sur le sable, nous rêvons de voyages, Jacques ne jure que par les Amériques, le Brésil, New York, Marc du continent africain, de l’Australie, moi plus modestement, de survoler Parentis, Biscarrosse et l’océan dans l’imposant Laté 521 aux couleurs d’Air France !

Les quatre puissants moteurs rugissent, l’appareil semble ne jamais vouloir quitter les eaux du lac malgré la vitesse et le bruit qui augmentent ; l’énorme frelon vrombissant s’arrache enfin de l’eau, tout dégoulinant, ne laissant qu’un long sillage blanc sur le miroir de l’étang puis, vire lentement sur l’aile en arrosant la cime des pins.

Spectacle toujours aussi fascinant, riche de sensations lorsque ce paquebot de 49 m d’envergure, 31 m de long et 9 m de haut nous survole, le bruit assourdissant et les vibrations qui pénètrent le corps n’arrivent pas à couvrir en moi celui que fait mon cœur qui tape fort, très fort dans ma poitrine ; une certaine fierté aussi en pensant que nos petites cités isolées du bout des Landes sont reliées à l’autre bout de la planète grâce à ces fascinantes machines volantes.

Depuis l’an passé, le Laté 521 « Lieutenant Vaisseau de Paris » effectue des vols trans-Atlantique avec escale depuis l’hydrobase de Biscarrosse et une liaison vers New York sans escale est paraît-il prévue cet été ! En cette année 1939, l’activité de l’hydrobase ne cesse d’augmenter, début avril un Boeing Yankee Clipper 314 de la Pan Am puis début juillet un Catalina de l’American Export Airlines se posent sur l’étang de Biscarrosse après avoir effectué escale aux Açores. Les Short Class C de la compagnie Imperial Airways britannique font également étape ici avant de reprendre leur route vers l’Afrique du Sud, l’Inde, l’Australie…

La vague de douceur du début d’année s’en est allée, le froid vif est revenu en mars, l’hiver n’a pas dit son dernier mot et le chancelier Hitler non plus !

Ce 15 mars, Le Sud Ouest républicain titre « La Tchécoslovaquie a cessé d’exister », l’Allemagne envahit la Tchécoslovaquie et s’empare de la capitale Prague.

Les conversations vont bon train entre voisins, au bistrot du village, au marché du jeudi matin, après l’office du dimanche, pour tous ceux qui ont vécu la grande guerre de près ou de loin, « Lous Allemans » restent le danger de toujours, comme une cicatrice invisible et les nouvelles récentes ne sont pas faites pour rassurer.

Malgré le climat politique particulier qui s’installe, la vie ne change guerre ; le coucou a chanté pour la première fois en ce matin de début avril, « canta coucut, lou géu s’en ba » chante coucou, la gelée s’en va, raconte le dicton et le printemps pointe le bout de son nez !

Grand-mère Maria et tante Jeanne s’activent au potager, retournent, sèment, plantent, repiquent ; tonton Gaston a rejoint la pinède pour une première campagne de pique de l’année consistant à scarifier les arbres au hapchot et placer les crampons qui guideront la résine dans les pots de terre cuite posés sur une pointe .

Grand-père quant à lui bricole, répare la clôture du poulailler, ratisse, fend du bois, même si ses problèmes de genoux et de dos le limitent dans ses mouvements ; avec les années le geste est devenu plus lent, sa cane polissée taillée dans une branche de houx ne le quitte plus lorsqu’il marche, mais pas question de se plaindre, les douleurs font partie de la vie.

Maman et Papa rentrent de Bordeaux presque toutes les fins de semaine, j’ai toujours un petit pincement au cœur de les voir partir par le train du dimanche soir mais pas question de se plaindre, les douleurs font partie de la vie….

En 1936, Monsieur Jean Zay, alors ministre de l’Éducation a rendu l’instruction obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans ; je passe mon certificat d’études primaires à la fin du mois de juin puis deux ans de plus pour suivre les cours complémentaires et après nous verrons bien…

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Sources :

Dictionnaire Gascon Français de Pierre Méaule

Exploitation commerciale des Latécoère 631 par Pascal Parpaite

 

 

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Aimé

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