Nous sommes en 1938, j’aurai onze ans bientôt, le 18 août exactement

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Nous sommes en 1938, j’aurai onze ans bientôt, le 18 août exactement.

La petite maison n’est pas très éloignée de la gare de Biscarrosse-Plage, il suffit de remonter le grand boulevard d’Arcachon tout en sable et rejoindre la rue des Cigales ; c’est l’occasion de passer devant de jolies villas, elles portent toutes un nom, « Reine des Vents », « Stella Maris » l’étoile de mer en latin, « Ene des kantsua » mon désir en Basque… Les rues avoisinantes sont en sable et les quelques plantes qui les recouvrent forment un tapis roussi par le soleil, seules la rue de la Garole, la rue de l’Aviation et l’avenue de la Côte d’Argent possèdent un revêtement en dur où peuvent circuler quelques rares voitures.

Sur la parcelle qu’il a achetée, grand-père Auguste a fait construire une petite maison et réaliser des travaux dans celle qui existait déjà pour la diviser en deux parties ; de cette façon, chacun de ses trois enfants peut profiter pleinement d’une petite habitation pour lui et sa famille.

J’adore cette maison de poupée au toit pointu qui ne comporte que trois pièces à vivre, un séjour, une minuscule cuisine et une chambre que je partage avec Maman.

Une pompe à bras dans le jardin de tante Jeanne donne une eau non potable, légèrement brune qui sent l’œuf pourri mais permet de laver la vaisselle et faire sa toilette.

J’ai la lourde responsabilité d’approvisionner la famille en eau potable à la pompe publique du lavoir située à côté de la gare, juste derrière le hangar en bois où dort la locomotive ; quatre ou cinq marches à descendre dans le petit bâti en ciment, un gros bouton oxydé sur lequel il suffit d’appuyer et comme par magie une eau fraîche et limpide remontant naturellement des profondeurs du puits artésien jaillit par le gros tuyau qui dépasse du mur ; un délice de glisser la tête sous cette cascade, laisser cette vague de fraîcheur glisser dans le cou, passer dans le dos, atteindre le ventre et sentir la chair de poule envahir tout le corps ; un bain de fraîcheur intérieur accompagne les grosses lampées avalées goulûment au passage.

La remontée de tout le boulevard d’Arcachon lors du trajet retour semble interminable, mes biceps maigrelets tétanisent sous le poids des bidons remplis du précieux liquide et quelques haltes sont nécessaires.

Le puits artésien alimente le lavoir et le trop-plein de l’eau qui déborde s’en va rejoindre l’océan par une canalisation sous le sable qui débouche juste à droite de l’Hôtel de la Plage.

Tante Jeanne et maman se rendent une fois par semaine au lavoir pour la lessive des grands des draps ; de l’eau fraîche et pure, un gros savon de Marseille dans les mains agiles et vaillantes de maman, la brise de nord de l’après-midi et les rayons du soleil estival se chargent du reste, mon dodo ce soir se fera dans d’épais draps de coton blanc parfumés au savon et à l’air du large.

La chaleur est caniculaire en ce début août 1938, les températures atteignent 39 ° à l’intérieur des terres dans les Landes et comme souvent ici après les fortes chaleurs, de très violents orages ont lessivé la forêt et rendu subitement l’air plus respirable ; la trombe d’eau d’hier soir a rempli l’air d’une fraîcheur humide, douce, agréable ; les effluves terreuses du sol détrempé, les senteurs boisées des pins environnants, les notes salées et les odeurs d’algues portées par la brise marine se mélangent et parfument délicatement l’air ce matin.

Lors de la baignade, Maman ne se met jamais en maillot et se contente de bains de pieds en relevant le bas de sa jupe que les vagues mourantes finissent toujours par mouiller ; tante Jeanne par contre adore exposer son corps au soleil et aux regards, se baigne longuement sans jamais avoir froid, se fait rouler parfois par une déferlante plus puissante que les autres.

Je porte un maillot une pièce un peu grand pour moi dont les bretelles ne cessent de glisser le long de mes épaules osseuses mais peu importe, quel bonheur de plonger entièrement dans cette eau en perpétuel mouvement, cette eau fraîche et salée qui finit par brûler la peau ; Maman n’aime pas trop me voir m’éloigner du bord et disparaître en plongeant sous les vagues :

« Ne vas pas si loin chéri, je serais bien incapable de venir te chercher ! » me lance-t-elle régulièrement.

J’ai rencontré Marc l’été dernier au moment de la baignade au pied du grand hôtel ; nous avons de suite sympathisé autour de la construction d’un énorme château de sable que le flot montant menaçait de destruction ; le travail à deux s’est avéré beaucoup plus efficace, creusement de douves pour dévier les assauts répétés des mousses destructrices, construction de contreforts pare-vagues, renfort des murailles à base de varech et de sable plus sec, surélévation des donjons, réalisation d’un piscine intérieure avec trop-plein d’évacuation, un travail acharné de bâtisseurs afin de retarder la victoire inéluctable du flot montant !

Marc a onze ans lui aussi, habite à la Plage et connaît parfaitement ce petit coin de paradis qu’il arpente toute l’année ; grâce au recensement de 1936, Marc m’apprend que seulement 58 familles vivent toute l’année à la Plage, soit 168 personnes dans 347 maisons ; la commune de Biscarrosse et tous ses quartiers comptent 2471 habitants et bien sûr à la belle saison la petite station balnéaire s’anime et voit sa population fortement augmenter.

Ici, tout est terrain de jeu, la nature offre ce qu’il existe de mieux pour notre imagination débordante ; ce matin, récolte de petits vers rouges que l’on trouve sous les pots de fleurs ou les vieilles planches, chasse aux criquets et tous insectes pouvant servir d’appâts pour la partie de pêche prévue l’après-midi.

Une fois passées les dernières maisons au nord de la station, après avoir traversé l’arrière dune, longé quelques potagers puis la plaine, le petit étang du Vivier dévoile sa belle étendue calme ; des bosquets de roseaux couvrent la rive la plus à l’est et envahissent le milieu de l’eau ; la profondeur ne dépasse pas les un mètre à cet endroit alors qu’à l’opposé côté dune, l’eau semble plus profonde mais la végétation plus rare ; au nord, la pinède borde les plages humides de « beaux exemples d’anémomorphismes » comme dit mon instituteur en parlant de ces pins aux formes torturées par le vent, les rafales hivernales ayant brisé leur cime et dont les branches inférieures se sentant pousser des ailes prennent le relai, puis, se font casser à leur tour la tempête suivante.

Quelques vaches de marais broutent sur les bordures détrempées du plan d’eau, plus petites que les vaches laitières, elles vivent à l’état sauvage ; courtes sur pattes, la robe brune, toujours aux aguets et méfiantes, certains taureaux ont la tête entièrement noire et sont particulièrement méfiants, même agressifs lorsqu’on les dérange ; l’occasion de se prendre pour des écarteurs, mais en beaucoup moins courageux que ceux des courses landaises qui se déroulent dans les arènes de mon village et les pins aux formes torturées nous servent de refuge et font même office de talenquères !

Immergés jusqu’aux genoux dans l’eau douce et tiède, chacun armé d’une cane en bambou, nos petits vers rouges font miracle et les voraces calicobas se tortillent frénétiquement au bout de nos lignes, une friture arc en ciel remplit le seau resté sur la berge.

A l’extrémité nord de l’étang, la dune n’est pas haute, facile à traverser, comme affaissée elle possède une échancrure ; le père de Marc lui a raconté qu’il y a quelques années l’étang du Vivier s’écoulait sur la plage par un petit bras mais en l’absence de cours d’eau pour l’alimenter, les vents d’hiver et les tempêtes ont fini par combler cet écoulement ; dans quelques années peut-être que ce petit étang bourré de vie finira lui aussi par disparaître, comblé par les sables que le vent fait voyager.

Les premiers « culs blancs » et quelques bergeronnettes font leur apparition à flanc de dunes autour des pieds d’euphorbes et de panicauts.

De temps en temps, un puissant bourdonnement fait vibrer l’air ambiant, les chants des cigales s’arrêtent alors, l’énorme hydravion « Paris » survole la Plage et prend le large en direction de l’horizon…

Papa nous rejoindra dans deux semaines et sera présent le 18 août pour mon anniversaire, c’est la première fois qu’il a des vacances, ses premiers congés payés grâce au Front Populaire….

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Aimé

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