Nous sommes en 1937, j’aurai dix ans au mois d’août, le 18 exactement.
Papa, forgeron de formation, travaille à Bordeaux aux aciéries Longwy pour les chantiers navals du port, maman l’accompagne et exerce comme lingère ; ils rentrent tous les fins de semaine par le train qui les pose à Ychoux.
Le petit quartier d’Herran est isolé au milieu de la pinède et éloigné du village ; un chemin muletier serpente entre les arbres et permet d’ accéder à l’airial sur lequel se trouve la maison familiale dans laquelle je vis la semaine avec mes grands-parents.
Cet endroit a vu naître et grandir mes tantes, mon oncle, mon père mais aussi les ancêtres de grand-père Auguste.
Bien que perdu au fond des bois, à l’écart du village, aucune impression d’isolement mais plutôt le sentiment de se sentir à l’abri dans ce lieu protecteur empreint de l’histoire de la famille et des générations qui s’y sont succédé.
L’endroit dégage quelque chose de fort, une harmonie entre les bâtiments et la nature environnante, une sorte d’éternité rassurante empreinte de tous ceux qui y ont vécu.
Une immense prairie bordée par la forêt, de belles granges en planches dorées qui sentent bon la résine, quatre gros chênes centenaires aussi efficaces pour faire de l’ombre l’été que remplir les sacs de glands servant à nourrir les cochons, le très vieux châtaignier au fond de l’airial ; la partie droite de l’arbre n’est plus qu’un squelette de bois mort alors que le côté gauche possède de belles branches couvertes de grandes feuilles vertes aux bords ciselés ; Auguste prétend qu’il ne devrait pas durer plus de trois ans, qu’il a fait sa vie, un peu comme lui. Les fruits qu’il donne encore sont énormes et si la poche droite de mon manteau contient des billes ou des osselets en fonction des jeux à la récréation, la gauche est très souvent remplie de quelques unes de ces délicieuses châtaignes qui fondent dan la bouche.
Posée au milieu de ce décor, la maison de famille ; une tonnelle de vigne protège la façade des rayons brûlants des soleils d’août de cette vieille bâtisse landaise à colombages.
Le maître d’école possède toute une collection de cartes postales de Félix Arnaudin et sur l’une d’entre elles, une maison ressemble vraiment à la nôtre.
L’hiver, dans la grande cheminée se consument toujours une bûche où deux et dans l’antique chaudron culotté suspendu à la crémaillère noircie, mijote une soupe odorante ; quelques poireaux, trois pommes de terre, un morceau de lard ou la carcasse d’une volaille, une feuille de laurier, et le vieux récipient léché par les flammes s’occupe du reste pour parfumer la maison de ce fumet qui accueille mon retour de l’école.
Grand-mère Maria est toute menue, vêtue de noir, elle porte souvent un large chapeau de paille posé sur ses cheveux attachés ; discrète, affectueuse, elle s’active toute la journée à la propriété. A sa façon de se tenir, on comprend bien qu’elle a travaillé dur toute sa vie mais malgré son dos voûté, elle s’occupe encore du potager derrière la maison, donne à manger aux volailles, prépare les repas et s’occupe de sa maison.
Grand-père Auguste n’est pas voûté mais se déplace maintenant avec une canne, ce qui ne l’empêche pas de travailler encore beaucoup ; il dit toujours que seule la mort peut l’arrêter, il a fait ça toute sa vie, tailler et fendre le bois, construire ou réparer des granges, entretenir le matériel, nourrir les animaux, cultiver la terre et tant d’autres choses qu’il faut faire à la campagne.
Chaque fin de semaine, le retour de papa et maman est le bienvenue pour donner un coup de main et effectuer tout ce que les grand-parents ne peuvent plus faire.
Des pommes de terre sautées à la graisse de canard accompagnent le poulet ou la pintade rôties du dimanche. Les rituels rythment le temps, le tintement lointain de la cloche de l’église celui des journées, la messe du dimanche et le repas dominical celui des semaines, les saisons celui des activités tout au long de l’année.
Le béret vissé sur la tête, sauf à table, la moustache broussailleuse et le regard malin de celui qui sait, grand-père Auguste n’est pas très bavard, c’est un taiseux comme disent les gens mais personne ne discute ses décisions, même pas mon père ; il m’impressionne mais je suis son seul petit fils, je le sais fier de moi, même s’il ne le manifeste pas vraiment, seuls les minuscules plissements de sa paupière gauche et du coin de ses lèvres remplacent bien des discours.
Grand-père est un vieux Monsieur de 76 ans, il est né en 1861 et a eu quatre enfants ; je sais que grand-mère Maria et lui ont eu un gros chagrin dans leur vie, leur fils aîné Jean est mort à l’âge de 27 ans à la suite de ses blessures juste à la fin de la grande guerre alors que l’armistice venait d’être signée ; son nom est inscrit sur le monument au mort au centre du village avec plein d’autres de ses copains.
Il a même reçu de belles médailles brillantes attachées à des rubans colorés pour son courage au combat .
Grand-mère Maria me les a montrées, elle les conserve dans une petite boîte en carton rangée dans son armoire à linge et m’a raconté les yeux brillants, cette histoire avec beaucoup de fierté et d’émotion.
Grand-père Auguste n’en parle jamais, comme s’il avait enfoui tout ce malheur au fond de son cœur.
Papa n’avait que 12 ans lorsque la guerre a éclaté en 1914, trop jeune, il a eu la chance de ne pas la faire.
Auguste a fait une guerre lui aussi, il est parti colonisé la Tunisie en 1882 avec le 3ème Régiment de Zouaves ; on le voit sur une photo avec ses camarades dans une tenue curieuse pour aller faire la guerre, des pantalons trop courts mais très larges, une petite coiffe en laine munie d’un gland qui pend sur le côté, une veste ouverte sans bouton, de longs fusils à baïonnettes, ils me font penser à un groupe folklorique mais pas à des soldats !
A la maison, le patois est la langue officielle, mes grands parents ne parlent pas le français même s’ils le comprennent ; je m’adresse à eux en français, ils me répondent en patois ; mes parents eux ne me parlent qu’en français mais échangent en patois avec mes grands-parents ; du moment que tout le monde se comprend !
Par contre, l’instituteur interdit formellement les échanges en patois à l’école, il prétend qu’il est plus important de parler le français, que c’est la langue de la République, la seule qui doit être parlée ! Je ne suis pas vraiment d’accord, mais je ne me permettrais pas de le lui dire, on sent bien que pour lui ce sujet ne peut pas être discuté.
Toutes les familles ici parlent cette langue, même les animaux la comprennent ; il suffit de crier « piu, piu, piu » et les poussins arrivent en courant, « lili, lili, lili » et ce sont les canards, « pti, pti, pti » les poules ! Dans quelques années le patois risque de disparaître complètement avec les anciens et ce serait dommage, elle est belle cette langue, tellement imagée et proche de la vie des gens ; il suffit de prononcer certains mots, l’océan qui « bastumbe » pour entendre le grondement sourd des vagues, le feu qui « tchiste » pour voir l’éclat des flammèches incandescentes, les œufs qui « tcherris » dans la poêle pour imaginer les blancs qui rissolent dans la graisse de canard…
À suivre…
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