Nous sommes en 1936, j’aurai neuf ans au mois d’août

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Nous sommes en 1936, j’aurai neuf ans au mois d’août, le 18 exactement et Monsieur Jean Zay, alors ministre de l’Éducation Nationale et des Beaux Arts va rendre obligatoire l’école jusqu’à l’âge de quatorze ans.
Je vis avec mes grand-parent, Auguste et Marie, Gaston et Jeanne mon oncle et ma tante, mes parents travaillent à Bordeaux la semaine et ne rentrent que le week-end par le train qui les posent à Ychoux.
La maison familiale se situe à Herran, quartier isolé du village perdu en pleine pinède ; les quatre bons kilomètres qui la séparent de l’école de garçons du bourg n’ont pas la même saveur selon les saisons ; dix fois par semaine, trente sept semaines par an, mes petites jambes maigrelettes moulinent vaillamment sur l’antique biclou trop grand pour moi.
Les gants et chaussettes en pure laine tricotés par mamie Maria ont du mal à repousser le froid vif et mordant des petits matins d’hiver ; un étroit sentier de la largeur d’une charrette part de l’airial et rejoint la petite route de campagne en serpentant entre les grands pins, la lune joue parfois à me faire peur en projetant leurs ombres inquiétantes devant moi et même dans le jour naissant, le chant du « hazan » n’arrive pas à me rassurer, pas plus que le ronron de la dynamo qui frotte sur la roue arrière de mon vélo ni la lumière blafarde et vacillante qu’elle génère.
Pourtant, je ne me lasse pas de parcourir cette campagne, sentir l’odeur de la fumée du feu de bois qui s’échappe des maisons qui s’éveillent doucement, respirer les effluves de l’humus que dégage le sol, fendre les banc de brumes immobiles qui remontent des près humides au ras de la route, sentir la gifle glacée de l’air froid sur mes jambes nues, surprendre quelques chevreuils graciles franchir la chaussée d’un seul bond ; au printemps, avec le jour qui s’allonge et les premières chaleurs, les prairies en fleurs inondent mes narines de senteurs entêtantes dans la douceur de l’air ; festival de couleurs, festival de lumières, festival de parfums, la campagne en éveil est généreuse de sensations qui pénètrent le corps tout le long du trajet vers l’école, tout du long du trajet de la vie.
Mais pour l’instant, l’hiver est toujours là, le jour pointe discrètement et je rejoins la route reliant Lüe à Parentis, passe le pont du « Nassey » puis le quartier « des Espalanques » ; Jacques m’attend déjà sur son vélo flambant neuf, un authentique Peugeot mi-course homme vert bouteille, garde-boue alu, dérailleur Huret trois vitesses sur la barre centrale, équipé d’un véritable guidon de course ! Les parties courbes sont recouvertes de bandelettes en cuir pour une meilleure prise en main. Il a fière allure Jacques sur son vélo, le sourire bien accroché, même dans les montées les plus raides ; il est incollable sur tous les champions, le belge Romain Maes qui gagne le tour de France en 1935, suivi de l’italien Ambrogio Morelli à la deuxième place à 17 minutes, le belge Félicien Vervaeke à la troisième place ; le tour 1936 qui voit la victoire du belge Sylvère Maes suivi de près par le français Antonin Magne ! Antonin Magne, l’idole absolue, la fierté tricolore de la petite reine qui a déjà gagné le tour en 31 et en 34 ! Champion du monde en 1936, qui dit mieux !!! Jacques, c’est le spécialiste du vélo, intarissable, passionné, capable d’énumérer avec exaltation tous les palmarès des plus grands champions comme ceux des moins célèbres ; les tables de multiplication et les règles d’accord du participe passé lui posent beaucoup plus de difficultés !
Jacques a juste deux ans lorsque son père décède, Aline sa maman élèvera seule ce fils unique, le chérira, l’idolâtrera, le gâtera plus que de raison même si la vie n’est pas facile avec un petit salaire de lingère.
La fin du parcours jusqu’à l’école passe comme un éclair, pédaler à deux c’est quand même beaucoup plus agréable, surtout avec un bon copain ; la cheminée de la briqueterie à l’entrée du village, face au cimetière, crache déjà une épaisse fumée brune, il est huit heures quarante cinq, nous serons à l’heure lorsque la cloche va tinter annonçant le début de la classe.
En rangs par deux, les élèves de chaque niveau s’alignent sagement devant leur instituteur respectif et chaque groupe rejoint sa salle de classe dans le calme ; l’antique poêle bois en fonte ne diffuse pas pour le moment assez de chaleur, les sièges des pupitres sont froids pour les petites fesses, l’odeur de la javel et du parquet de bois emplit la pièce encore fraîche.
Mon plumier en bois contient un crayon à papier, un taille crayon en métal, une gomme et un porte-plume en bois qui se termine par une plume Sergent Major ; elle se trempe délicatement dans l’encrier de porcelaine encastré dans le plateau du pupitre de bois, l’encre qu’il contient est violette et laisse des tâches persistantes sur les doigts parfois bien difficiles à faire disparaître même après plusieurs lavages. Chaque élève de la classe a la lourde responsabilité, au moins deux fois dans l’année scolaire, de préparer l’encre pour la semaine ; mission d’importance consistant à diluer avec précision l’encre concentrée dans le bon volume d’eau, agiter efficacement le mélange dans la grosse bouteille en verre pour lui donner la fluidité idéale et effectuer le remplissage des encriers avec le bec verseur, le même que pour le pastis ou l’huile de table.
Opération de magie, tour de passe passe, un peu de poudre colorée, de l’eau claire, une jolie plume argentée qui glisse en laissant un tracé mauve sur le papier blanc et les lettres se forment puis les mots apparaissent et prennent sens.
Mon voisin de bureau n’est autre que Jacques, mon copain, mon ami, un des rares que je verrais encore à l’âge adulte. Ce jour là, une des deux minuscules pointes de sa plume Sergent Major est cassée, pâtés et griffures s’enchaînent sur la page.
« Monsieur, je pourrais avoir une autre plume, la mienne est cassée » réclame Jacques à l’instituteur.
« Le problème ne vient pas de ta plume mais de la façon dont tu appuies exagérément dessus » lui rétorque d’un ton sec l’instituteur qui ne l’a jamais apprécié !
Jacques n’est pas vraiment scolaire, maladroit et rêveur, mais la droiture même, toujours prêt à défendre la veuve et l’orphelin, il a le cœur généreux, son gabarit aussi et des épaules plus larges que la moyenne !
Les enfants n’acceptent pas l’injustice et là pour Jacques c’est plus qu’il ne peut supporter ! La tranquillité de la classe s’interrompt soudain.
« Ah, tu ne veux pas me donner une autre plume, hé bien, tiens, tiens, tiens et tiens ! » en criant et en fracassant à plusieurs reprises l’outil scripteur sur le bureau !
La jolie plume n’est plus qu’un bout de ferraille disloquée, l’encre a éclaboussé sur tout le bureau jusque sur ma page, les impactes répétés ont déchiré sa feuille, silence de mort dans la salle de classe, tout le mode retient son souffle, ambiance surréaliste…
Passée la sidération, l’enseignant, réputé pour avoir la main leste, inflige un enchaînement de baffes bien appuyées qui laisseront pour le reste de la journée de vilaines traces rouges sur les joues de mon copain.
L’autorité du maître d’école ne se discute pas ! En 2024 ce sont les élèves qui distribuent les baffes !!! Autre époque, autres méthodes !
À suivre….
Ce récit est un mélange de faits réels, de souvenirs et de fictions autour de personnes ayant existé.
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Aimé

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