Marie Bartette – Mémoires posthumes – 4

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Journal d’Arcachon à partir du N° 1162 du 3 décembre 1966

Avec l’aimable autorisation de Monsieur Pierre Lataillade, Maire honoraire d’Arcachon, propriétaire du Journal d’Arcachon.

Lire la troisième partie

LA SITUATION DEVIENT CRITIQUE

 

La situation de tous nos groupements devient de plus en plus critique. Les arrestations se multiplient à une cadence accélérée, on quitte des amis en se demandant si on les reverra. On se couche sans savoir si on passera la nuit dans son lit.

Vie étrange, tourmentée, incertaine. Elle serait exaltante si on était seul à courir des risques, elle est trop lourde de l’inquiétude que l’on éprouve pour tous en général et pour ceux qu’on aime en particulier.

Le commandant de Luze vient me voir souvent. Rien n’altère son entrain et sa bonne humeur, mais je lis quand même sur ses traits la fatigue des soucis qui l’accablent.

Il me dit un jour en riant :

– Dites-moi, mon Hirondelle, que ferons-nous quand tout cela qui nous absorbe aujourd’hui sera fini ?

– Nous nous embêterons peut-être, mon commandant !

Ayant à s’occuper de Bordeaux depuis le départ de Poirier, il essaie d’organiser quelque chose avec Pierre Maurange et le met en rapport avec Alger par la radio de Biarritz.

On n’a pas le temps de savoir si la combinaison est intéressante ou pas, Pierre Maurange est arrêté et déporté.

Toutes les fois que nous croyons être rattachés à quelque chose, que nous pensons que nous allons obtenir les armes indispensables, l’argent tout de même nécessaire et les consignes qui doivent nous permettre d’agir, crac ! tout casse.

Nous retombons dans l’isolement et la stagnation forcée et nous avons la peine de nous demander si nous reverrons nos amis partis.

 

AIDE AUX FAMILLES

 

Quel que soit mon mépris de l’argent et ma terreur de le voir se transformer en élément de corruption, je sais bien qu’il est nécessaire et joue un rôle utile lorsqu’il est honnêtement et judicieusement employé. Dans notre époque troublée jusqu’au bouleversement, des situations critiques nous sont signalées. Il y a les familles de nos camarades qui ont été pris par la Gestapo ou ont été obligés de fuir devant elle. Il y a des frais de déplacement et de liaisons de plus en plus grands. Il y a des dépenses indispensables. Nous avons touché dix mille francs pour près de deux ans d’activité, et c’est tout !

Nos militants font tous œuvre absolument désintéressée, mais nous ne pouvons pas laisser dans la misère des familles qui, à cause des opinions politiques ou des actes de résistance de leur chef, sont à peu près abandonnées par le bureau de bienfaisance et le Secours National.

La fortune personnelle du commandant de Luze comblera cette lacune. Nous établirons une aide mensuelle qui sera régulièrement versée pour adoucir le sort des enfants et donner un peu de sécurité à leur mère.

Au mois de juin, une cinquantaine de mille francs étaient passée dans mes mains et nous avions touché dix mille francs de plus remis à Robert Duchez.

 

INSTRUCTIONS POUR LE SABOTAGE

 

A Bordeaux, le vide de l’O.C.M. continue. Presque toutes les personnalités qui s’en occupaient sont parties.

Vers Pâques, cependant, Christian Campet, qui assure à ce moment-là la liaison ; ce qui lui permet facilement son travail à la police, rapporte une lueur d’espoir. Un officier anglais doit être parachuté incessamment, on a proposé à Christian de l’accueillir et de rester à son service, ce qui est accepté avec plaisir par le commandant.

Quelques jours plus tard, nous apprenons que l’Anglais est bien arrivé. C’est René qui était parti au moment de l’affaire Grand Clément qui vient représenter le War Office sous le nom d’Aristide. Un Canadien nommé successivement Georges et Pierre, est également parachuté, comme instructeur de sabotages, c’est-à-dire pour expliquer la composition et maniement des explosifs.

On demande si je veux qu’une démonstration ait lieu chez moi. J’accepte très volontiers et deux gars décidés me portent sur un petit charreton un container de matériel de sabotage. La semaine suivante, la démonstration a lieu dans ma salle à manger.

Assis autour de ma table, Robert Duchez, Christian Campet, l’abbé Jean Brunet, qui se trouve là par hasard, Fernand Bazergue, René Irinitz et moi-même, nous écoutons les explications du jeune Canadien. J’ai beau écouter très attentivement, je n’y comprends pas grand-chose et l’assemblage de ces objets divers me paraît très compliqué.

La démonstration devant se continuer le lendemain après-midi à la même heure ; ils me quittent en me disant :

– À demain !

Mais ordre est donné de changer de lieu pour ne pas attirer l’attention, et le « container » repart de chez moi pour se rendre à l’imprimerie de Lucien Pinneberg, où a lieu la deuxième séance. Cela me contrarie, car je voulais essayer de comprendre un peu mieux la deuxième fois. Je n’ai appris qu’une chose : c’est que la nitroglycérine a une odeur très forte et particulièrement tenace dont il est assez difficile de débarrasser les pièces qu’elle a occupées quelques jours. Les deux maisons où ont lieu ces réunions sont distantes d’une centaine de mètres à peine et entre les deux se trouve la Kommandantur civile. Si les Boches avaient été prévenus de l’affaire sans désignation de lieu, ils n’auraient certainement pas eu l’idée de faire des recherches dans leur voisinage aussi immédiat.

 

PASSAGE ÉVENTUEL DES CONSIGNES

 

Le capitaine Pucheu vient à Bordeaux pour essayer de mettre sur pied une organisation française. Mais Saint-Jean (Pierre Dumas) qui est venu pour cela il y a trois mois et a pris quelques contacts sous le nom d’Alexandre, a disparu de la circulation et on suppose qu’il a regagné Toulouse, ne pouvant pas faire œuvre utile à Bordeaux.

Le capitaine Pucheu regagnera Paris sans avoir obtenu de meilleurs résultats.

La question des armes continue à se poser, Robert ne parle pas d’autre chose et le commandant qui en parle moins, y pense avec autant de continuité.

On finira par en obtenir du côté anglais par Aristide, mais je n’ai, sur ce parachutage, plus aucun souvenir précis. Je sais simplement qu’elles furent placées dans le plancher d’une villa vide, grâce au travail de l’entrepreneur de bâtiment Alphonse Laval. Mais le stock, quoique sensiblement augmenté, reste insuffisant.

Le commandant de Luze me remet une lettre cachetée en me disant que ce sont ses instructions au cas où Robert Duchez ou lui-même seraient arrêtés.

– Je vous dis là-dedans, ce que vous devez faire pour que l’organisation fonctionne sans nous, et les instructions que vous pourrez transmettre aux trois chefs de sections.

– Je crois, mon commandant, que j’ai bien des chances d’être arrêtée en même temps que vous, mais je prends quand même votre lettre.

Je connais les trois lieutenants qui ont chacun une section de cent hommes, répartie en dix groupes. Chacun d’eux connaît ses dix chefs de groupe et chaque chef de groupe connaît ses neuf hommes.

Fait ainsi, le groupement a une certaine solidité, car il est peu vraisemblable que l’on arrête à la fois le commandant, les deux capitaines et les trois lieutenants. Dans ce cas évidemment, ce serait la catastrophe, car les membres dispersés et s’ignorant réciproquement ne pourraient jamais se regrouper. Je crois du reste que Robert est seul à connaître parfaitement les noms et adresses des trente chefs de groupe.

Cette lettre m’inquiète, et ne sachant qu’en faire, car je redoute toujours les perquisitions de la Gestapo, je la mets dans une boîte en fer, avec la lettre de l’Intelligence Service à l’Hirondelle, et j’enterre la boîte dans un petit jardinet qui est derrière ma maison.

Quelque temps après, la situation empirant toujours, j’indique la cachette à ma voisine, Yvonne Gruot, en lui disant qu’au cas où le commandant, le capitaine Duchez et moi nous serions arrêtés, elle veuille bien porter la lettre au lieutenant Paul Poidras qu’elle connaît du reste.

Des arrestations ont leu à Arcachon, nous sommes de plus en plus traqués. Robert Duchez abandonne son domicile et sa classe et se réfugie chez M. et Mme Cailteau, villa « Irène », aux Abatilles. Deux jours plus tard, le commandant vient le rejoindre. Je respire un peu mieux, mais par pour longtemps. Luc Gara aussi a changé de domicile et vit cloîtré ainsi que plusieurs autres de nos camarades.

 

6 JUIN 1944

 

Débarquement allié sur les côtes de Normandie. C’est pour nous une joie. Enfin ! Et une angoisse aussi : pourvu que les troupes ne soient pas rejetées à la mer. Nous avons surtout confiance et nous ne voulons pas douter du succès.

Du 30 juin au 15 juillet environ, la Gestapo va opérer à Arcachon, des arrestations massives. Autour de quatre-vingts, m’a-t-on dit, car ayant fait partie de la première charrette, je n’ai pas suivi ces événements. Mais une atmosphère de terreur est tombée sur la ville, dans cette première quinzaine de juillet. Cependant beaucoup furent relâches après interrogatoire, d’autres firent des séjours divers au Fort du Hâ, mais le plus long n’atteignit pas deux mois et huit furent déportés en Allemagne.

Je me suis demandé souvent comment et pour quoi la situation bordelaise était aussi confuse. La population était au moins aussi bonne que la nôtre, dans ses couches populaires, mauvaise dans le monde des affaires et le haut commerce comme presque partout.

Je savais par Joël que les services de renseignements fonctionnaient très bien et je pensais que la résistance avait créé une organisation combattante comme nous l’avions fait nous-mêmes. Nous ne pension pas avoir fait une œuvre extraordinaire en recrutant et encadrant un bataillon, nous avions suivi simplement les instructions de la B.B.C. et tous les gens de bonne volonté partout en France avaient pu en faire autant.

Nous tromper dans nos entreprises,

C’est à quoi nous sommes sujets.

VOLTAIRE.

Dès la fin de 1940, en effet, avant de connaître le Front Souterrain, nous avions prévu de former un groupement qui comprendrait :

  1. Des équipes combattantes composées d’hommes mobilisables ;
  2. Une garde civique comprenant les hommes plus âgés, devant rester sur place pour assurer l’administration et l’ordre après le départ des Allemands ;
  3. Des équipes de propagande, service de liaison et tout ce qui n’irait pas dans les deux premières catégories, surtout des femmes.

Nous n’avons pas réalisé ce projet exactement, car nous avons suivi ensuite les consignes qui nous ont été données. Mais notre première préoccupation a toujours été de recruter une force combattante et de l’organiser militairement.

Or, à Bordeaux, personne, semble-t-il, n’a eu pareille idée.

Il y a eu des chefs, tantôt civils, tantôt militaires, mais point de troupes. Si un régiment avait été constitué clandestinement pendant l’occupation, et dans une grande ville, c’eut été beaucoup plus facile qu’un bataillon chez nous, il est certain que le colonel qui l’aurait commandé aurait été le véritable chef de la place, personne n’aurait discuté son autorité, et nous n’aurions pas eu le lamentable spectacle.

Et la grande ville se serait évitée la petite honte de voir arriver chez elle, le 28 août, la colonne d’Arcachon, les maquis des Landes et de la Dordogne, pour lui annoncer sa libération.

 

ARRESTATIONS

 

Depuis plusieurs semaines, les Allemands ont rendu à peu près impossible l’entrée à Arcachon. La zone interdite porte tout à fait bien son nom, et ceci est très gênant pour les réseaux de renseignements. Joël ne peut plus venir et Edgar Goutard lui porte de temps en temps les renseignements et les plans.

Un jeune homme de 22 ans, Paul Bargues, qui est avec nous depuis le début du Front Souterrain, me parle d’un Belge qu’il a rencontré à Bordeaux, qui travaille pour l’Intelligence Service et a la possibilité d’entrer à Arcachon. Il me cite ce qu’il veut savoir sur notre région et cela coïncide exactement avec les dernières de mandes de Joël. Paul Bargues a cependant des doutes sur l’individu qui se fait appeler Léon et ne sait pas s’il doit ou non le conduire chez moi. Nous ne prenons pas de décisions et voulons d’abord, lui s’informer à Bordeaux, et moi réfléchir.

Je pense en parler à la villa « Irène », mais comme les choses se propagent et se colportent, sans que j’aie jamais compris comment, Robert attaque le sujet en me disant brusquement :

– Surtout, ne recevez pas le Belge !

Puis le commandant et lui me font observer que nous sommes à un moment où tout recrutement est arrêté et où il ne faut plus nouer de relations avec personne, surtout pas avec des gens qui ont un permis pour entrer en zone interdite.

Je trouve le raisonnement très juste et pense abandonner l’affaire.

Mais Paul Bargues revient de Bordeaux rassuré et me dit qu’il a eu de bons renseignements sur Léon. Sans me souvenir des conseils de prudence, j’accepte étourdiment de le recevoir.

Le vendredi 23 juin, mon jeune ami revient avec un homme d’une trentaine d’années, petit, brun, les cheveux noirs très plaqués, portant des lunettes et affligé d’un accent bruxellois particulièrement accusé. Nous causons de choses diverses. J’attribue à une très grande fatigue due aux inquiétudes et aux difficultés de ces derniers mois, la façon inconsidérée avec laquelle j’ai parlé.

Je lui raconte que j’ai fait ce que j’ai pu pour l’Angleterre en regrettant de n’avoir pu faire davantage, mais que j’ai tout de même reçu une lettre de remerciements de l’Intelligence Service, qui est enterrée dans mon jardin. Si j’avais voulu dire des bêtises, je n’aurais sans doute pas si bien réussi !

Il me communique alors ses désirs au sujet des renseignements, je lui dis que j’essaierai d’avoir un plan et nous prenons rendez-vous pour le vendredi suivant.

Il me demande l’autorisation de venir après dîner, vers 9 h. Je n’y vois aucun inconvénient et lui dis que ma porte sera ouverte.

Dans le courant de la semaine, je vois Edgar Goutard, pour lui demander quelque chose pour Léon le Belge. Il refuse catégoriquement, me disant qu’il n’a pas confiance. Il me rend, ce faisant, un signalé service. Je n’ai donc rien chez moi qu’un travail fait par un tout jeune homme qui indiqué sur une carte d’Arcachon l’emplacement des blockhaus et des mines, choses qui ne sont pas secrètes.

Le vendredi soir 30 juin, je dîne avec une de mes amies, qui est devenue depuis Mme Robert Duchez et, vers 9 h., Paul Bargues vient voir si Léon est chez moi. Mais il n’y est pas et pas davantage à 9 h. et demie. Paul s’en va. Nous causons encore un moment et comme le couvre-feu est à 10 heures, Jeanne Hervé part à son tour.

En la reconduisant, je constate, sans inquiétude du reste, que vraisemblablement, Léon ne viendra pas ce soir là, et je ferme ma porte.

Je fais un peu de ménage, remets ma vaisselle en place, à 11 heures, j’écoute Brazzaville, puis l’émission terminée, je cherche de la musique et me mets à tricoter.

 

L’HEURE « H »

 

Il est à peu près 11 h. 40, lorsque j’entends un bruit insolite et une descente de vitres. Je vais voir par une des fenêtres de ma chambre sans une ombre d’appréhension, et mes yeux tombent sur un soldat allemand en faction dans la petite allée qui conduit chez moi et chez mes voisins immédiats, où je vois entrer deux soldats, et j’entends le bruit de quelques autres qui les précèdent. Ils se trompent de porte et je comprends de suite que l’heure « H » a sonné pour moi.

Je reviens dans ma salle à manger. J’éteins le poste et regarde autour de moi. Ma fenêtre ouverte peut me permettre en les laçant assez fort d’envoyer des papiers compromettants chez des voisins, mais je n’ai rien d’important. Sur une chaise, une vingtaine de numéros du journal « Résistance ». C’est insignifiant. Une évidence s’impose à moi : du moment que la Gestapo arrive à la place de Léon, c’est que ce Belge est un mouchard et je suis dénoncée pour le travail du réseau, inutile de le nier.

J’ai dû avoir trois ou quatre minutes de réflexion avant que les boches sortent de chez mes voisins et arrivent chez moi. Cela peut paraître court mais je certifie en connaissance de cause, que ce fut très suffisant pour me permettre de choisir une tactique et de la suivre.

L’effet de surprise était manqué, tout comme le désarroi normal des gens réveillés en sursaut.

Par goût et par certitude, je me couche tard, car c’est le soir que ma pensée a le plus de lucidité et que le travail intellectuel m’est le plus facile. Cela me vaut d’être sur pied et en état normal pour le premier choc.

On frappe violemment à ma porte. Comme je ne suis pas particulièrement pressée de les voir de près, je vais regarder par la fenêtre de ma chambre et je demande innocemment :

– Qui est là ?

– Madame Bartette ?

– Oui, Monsieur.

– Veuillez descendre.

– Oui, Monsieur.

Je descends sans courir ni traîner ; j’ouvre la porte. Un officier, capitaine ou commandant, entre, se place en face de moi et me dit d’un ton solennel :

– Je vous arrête au nom du Führer.

– Bien, Monsieur.

J’ai presque envie de rire

– Combien de personnes vivent avec vous, ici ?

– Je vis seule, monsieur.

Alors il me fait entrer la première dans les pièces du rez-de-chaussée, en cas sans doute, que les planchers ne soient minés. Dans la première pièce il n’y a rien ; dans la seconde, un Français met la main sur les drapeaux américains, anglais et français.

Il y en a neuf, car deux amies m’ont demandé de garder les leurs. Il les déploie et l’officier me demande :

– Qu’est-ce que c’est ?

Je le regarde étonnée.

– Des drapeaux, Monsieur. Il me semble que çà se voit.

– Oui, bien sût ; mais pourquoi faire ?

– Pour pavoiser, Monsieur.

Que veut-il qu’on en fasse ?

Le Français, jeune homme en salopette bleue, intervient en les brandissant des deux mains :

– Ça prouve que vous êtes une bonne Française !

La Croix de Lorraine sur notre drapeau n’est pas de son goût.

L’officier me dit de monter et ils me suivent dans ma salle à manger. Le Français se précipite sur le poste et regarde où est l’aiguille.

– C’est sur Londres !

– Non, la dernière chose que j’ai écoutée ce soir, c’est Brazzaville ; mais ne vous fatiguez pas, Monsieur (car il se contorsionne pour lire la longueur d’onde), j’écoute Londres toute la journée, comme tout le monde.

Un silence règne.

Puis, sur le poste, il prend une photographie sous verre et la brandit triomphalement :

– Et çà ? C’est le général de Gaulle ?

– Oui, Monsieur.

– Alors, vous êtes Gaulliste ?

– Mais naturellement, Monsieur, comme tout le monde. Vous savez bien que pour arrêter tous les gaullistes, il vous faudrait arrêter tout Arcachon et toute la France.

Il brise le verre et déchire le carton d’un geste rageur.

J’ai l’impression de lui couper ses plus beaux effets, alors qu’il fait du zèle pour plaire à ses maîtres, l’imbécile.

Un grand Boche en civil que j’aurai par la suite l’occasion de connaître, le lieutenant Tony Dhose, trébuche sur la chaise où se trouve « Résistance ».

– Et çà ? Qu’est-ce que c’est ?

– Des journaux, Monsieur.

Même jeu que pour les drapeaux.

– Mais des journaux clandestins ?

– Oui, Monsieur.

– Et qu’est-ce que vous en faites ?

– À qui ?

– À tous les gens que je connais. A mes clientes, quand elles ont les mêmes idées que moi et c’est le cas de presque toutes.

En perquisitionnant, ils en trouveront dans un tiroir de mon magasin. Ce sont là des bêtises sans importance et je laisse pas passer d’aussi belles occasions de leur donner des preuves de ma sincérité.

– Qui vous les porte ?

Aïe ! Cela devient épineux.

– Un jeune homme dont je ne connais ni le nom ni l’adresse.

Il n’insiste pas, il sait qu’il aura le temps de revenir sur toutes les questions.

Un soldat actionne la porte par laquelle nous sommes entrés et regarde en haut, cherchant quelque chose.

Je le considère avec étonnement.

Dhose recommence à hurler :

– Vous faites de la photographie ?

– Non, Monsieur.

Il tonitrue :

– Si, vous faites de la photographie.

Ma voix s’élève péremptoire. J’ai répondu avec trop de rapidité et de clarté jusque là pour accepter un pareil démenti.

– Je regrette, Monsieur, mais je n’ai jamais fait de photographie de ma vie et n’ai jamais possédé de kodak.

Ce qui est tout à fait exact

Il n’insiste pas et paraît perplexe en regardant successivement la porte que l’autre continue d’agiter, et moi-même.

 

DIX POUR ARRÊTER UNE FEMME

 

Quelques instants de silence me permettent de dénombrer les occupants de ma maison. Ils sont six dans ma salle à manger et deux dans ma chambre, huit, et au moins deux à l’extérieur pour monter la garde. Cela pour venir arrêter une femme seule absolument sans armes ! Si ce genre de plaisanterie se passe dans beaucoup de villas de France, il n’est pas surprenant que les alliés avancent en Normandie ! Cette pensée me console de l’honneur vraiment inquiétant que me fait la Gestapo.

L’officier qui commande cette petite expédition n’a rien dit encore. Il furète dans les papiers qui sont sur ma table. Il tient dans la main une enveloppe bleue et je comprends de suite. Cette enveloppe contenait une note que le commandant m’a envoyée ces jours derniers. Elle est sans adresse, mais dans le coin, le « patron » a écrit : « Hirondelle », car il a dû remettre plusieurs plis au même messager. J’ai brûlé la note et oublié l’enveloppe, c’est sans importance.

Il connaît ce nom par Léon et c’est pourquoi il s’intéresse à ce bout de papier.

Contrairement aux autres qui s’égosillent comme des sauvages, il parle normalement et lentement. Il vire au solennel, car les Boches ne savent jamais trouver le simple équilibre qui nous est naturel. Peut-être, pensent-ils que les vociférations sont le refuge de l’impuissance et que sembler perdre la maîtrise de soi-même en donne point d’autorité. Peut-être ? S’il est possible à un Boche de raisonner comme un Français.

Son comportement, en tout cas, est diamétralement opposé à celui des autres et c’est peut-être simplement le fait d’un milieu social différent et d’une meilleure éducation.

Il me montre l’enveloppe, pose son index sous le mot « Hirondelle » et me demande doucement :

– Qui est-ce ?

– Moi, Monsieur.

– Ah ! Alors, c’est votre nom de guerre ?

– Oui, Monsieur.

Et l’affaire est réglée sans difficultés. Avec le même calme il me montre une carte de la région qui a été partagée, il n’en a en mains que la moitié. Il me demande l’autre morceau.

Je montre des étagères dans un coin :

– Il est par là, Monsieur, je ne sais pas où exactement, mais vous le trouverez sûrement.

Sur ma table se trouve un extrait du « Capital », de Karl Marx. Il l’a déjà repéré et me le montre en m’interrogeant avec douceur :

– Vous êtes communiste ?

– Non, Monsieur.

– Pourquoi ce livre ?

– Il n’est pas nécessaire, Monsieur, d’être communiste pour lire Karl Marx. On lit parfois avec un esprit critique.

Il n’insiste pas.

En réfléchissant quelques temps avant, j’avais pensé que Karl Marx, somme toute, n’était qu’un Boche, et que sa doctrine portait les caractéristiques éternelles de l’âme germanique. La dictature du prolétariat n’étant pas autre chose qu’une forme de puissance oppressive, alors que le Socialisme français a toujours rêvé de libérer le prolétariat en laissant à tous la liberté. J’avais décidé de relire ce livre, extrêmement fastidieux pour mon esprit, très peu doué au point de vue scientifique, et la Gestapo venait ce soir-là, interrompre cette lecture.

 

VOUS VOULEZ UNE GIFLE ?

 

Je profite de ce qu’on ne me demande plus rien pour aller dans ma chambre. Le Français s’y trouve avec un soldat. Il est animé de la fureur des iconoclastes. Ayant trouvé un deuxième portrait de Gaulle et un de Churchill, sous verre, après avoir mis le premier en miettes, il s’acharne sur le deuxième à coup de talon. C’est de la véritable frénésie.

Je ne peux pas retenir une petite constatation :

– Vous ne lui faites pas beaucoup de mal.

– Vous voulez une gifle ?

Je n’ai garde d’insister et reviens trouver les Boches qui me dégoûtent quand même un peu moins que lui.

Là ils continuent de fureter partout, à la recherche de choses qu’ils ne trouveront point. Je pense que s’ils veulent faire leur métier consciencieusement, ils mettront, à six, plusieurs jours, peut-être une semaine, avant de lire toute la paperasserie accumulée depuis dix ans sur mes étagères. Il n’y a rien qui puisse avoir pour eux le moindre intérêt, mais la pensée qu’ils vont compulser toute la correspondance du « Journal d’Arcachon » pendant des années et perdre un temps très précieux au moment où nous sommes, me fait plaisir.

Le lieutenant Dhose me dit brusquement :

– Vous avez quelque chose enterré dans votre jardin ? Où est-ce ?

Je ne réponds pas. Je reste impassible, mais le choc est rude, car si la lettre anglaise a peu d’importance puisqu’elle n’engage et ne désigne que moi, il y a, avec elle, l’enveloppe contenant les instructions du commandant de Luze. Cette enveloppe, je ne l’ai pas ouverte, mais je pense que des noms doivent être écrits, les noms des chefs de sections sans doute, d’autres peut-être.

– Venez déterrer cette boîte !

Je le suis en réfléchissant. Si je pouvais subtiliser la lettre dangereuse et laisser l’autre ! Je n’ai point de pelle ni de pioche, je prends dans ma cave une pelle à charbon. Nous sortons.

Il me demande de nouveau :

– Où est-elle ?

– Par là, je crois.

Et je montre un endroit éloigné de deux mètres environ de la fameuse boîte. L’ensemble du jardinet mesure à peu près six mètres.

Je commence à creuser avec ma pelle à charbon. cela ne va pas vite, naturellement.

Je n’ai point de raisons de faire du zèle. Je constate de suite qu’il m’est impossible de subtiliser quoi que ce soit. L’homme me surveille de tout près, je ne puis faire le moindre geste sans qu’il le remarque. Inutile donc de chercher la boîte. Je creuse très patiemment et ne trouve rien. Impatienté, il me fait rentrer en me disant qu’il fera ce travail lui-même. Et je pense avec angoisse que sans doute il trouvera.

 

VOUS NE ME FUSILLEREZ PROBABLEMENT PAS AUJOURD’HUI ?

 

Revenus dans ma salle à manger, ils parlent entre eux et l’officier en chef m’annonce qu’il va m’emmener et me demande de prendre un manteau.

Comme ils ont parlé de me fusiller, je lui demande très naturellement :

– Vous ne me fusillerez probablement pas aujourd’hui ?

– Oh ! Non, pas encore, dans quelques jours seulement.

– Alors, me permettrez-vous de prendre un peu de linge ?

– Oui, une serviette, un savon, peu de choses.

Dans ma chambre, je prends une trousse de voyage dans laquelle je mets très peu de linge et machinalement, je prends mon sac à main et me montre.

Nous sortons par mon magasin que j’ouvre et je pars de chez moi, en laissant toutes les portes ouvertes et six hommes de la Gestapo, qui ne vont pas se contenter de perquisitionner.

Mais ces questions matérielles ne retiennent point ma pensée une minute.

L’officier me fait monter dans une petite auto de quatre places où se trouve déjà un soldat au volant. Nous nous mettons derrière et en fermant la portière, il me recommande, toujours très doucement, de ne pas faire de folie.

Je lui réponds sur le même ton :

– Vous me tuerez si vous voulez, mais je n’ai pas envie de me suicider.

Surtout qu’en me jetant par la portière de cette petite voiture, je n’aurais pas une chnce sur cent de me tuer.

L’auto file par le cours Lamarque, je crois qu’elle va prendre une rue perpendiculaire pour partir en sens contraire vers Bordeaux, non, elle continue, dépasse l’église Notre-Dame et roule sur la route du Moulleau.

J’interroge, étonnée :

– Où me conduisez-vous ?

– Au Pyla.

– Au Pyla ? Je croyais partir pour le fort du Hâ.

– Demain seulement. Cette nuit, nous allons au Pyla, car nous ne sommes pas venus seulement pour vous et vous allez voir tout à l’heure beaucoup de vos amis.

Je me tais consternée et terriblement angoissée. Livrée par Léon le Belge, je croyais être seule en jeu ou peut-être avec Paul B… mais il s’agissait au contraire d’un coup de filet important. Beaucoup de vos amis ! Vais-je trouver le commandant, Robert, Luc Gara ?

Nous roulons silencieusement puis l’auto stoppe devant une villa. Nous descendons, entrons dans le jardin et marchons sur les pelouses pour atteindre le jardin de la villa voisine dans laquelle nous entrons. L’officier me fait asseoir sur un fauteuil et passe dans une autre pièce. Trois ou quatre soldats me gardent.

Devant moi, une grande table de bureau avec trois sièges. Des pensées sombres tournent dans ma tête mais ne se révèlent pas dans mon attitude indifférente et lasse. Dans un grand bruit de bottes, plusieurs officiers arrivent. Trois se placent à la table, deux ou trois autres, parmi lesquels, celui qui m’a arrêtée, restent debout sur le côté. je me suis levée à leur entrée, car je suis décidée à pratiquer à leur égard la plus absolue politesse, de façon à y gagner si possible une logique réciprocité.

L’officier qui prend le fauteuil du milieu, m’invite à m’asseoir et après quelques questions insignifiantes, il me demande si je connais quelqu’un qui porte un nom de guerre que je n’ai pas retenu, mais qui s’apparente à Turenne ou Bayard. je réponds négativement. Il me cite un deuxième nom inconnu ; je fais la même réponse.

Il explose avec violence.

 

NOUS SAURONS VOUS FAIRE PARLER

 

– Vous connaissez la musique, vous ! Mais nous saurons vous faire parler !

– Monsieur, vous ne pourrez jamais me faire dire ce que j’ignore. Vous venez de me citer deux noms que je n’ai jamais entendu prononcer.

Mon calme l’impressionne. Il se radoucit, en me tenant sous le regard féroce de deux yeux particulièrement noirs, car il a un peu le type argentin.

– Et Aristide ? le connaissez-vous ?

– Je ne le connais pas, mais j’en ai entendu parler.

– Qui-est-ce ?

– Le représentant à Bordeaux du War-Office.

– Avez-vous son adresse ?

– Certainement non, Monsieur, bien peu de personnes doivent le connaître, car il est prudent.

– Et Honoré ? Connaissez-vous ?

– J’ai aussi entendu parler de lui.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Un entrepreneur de sabotages, mais beaucoup moins important qu’Aristide.

J’ignorais à ce moment-là qu’Honoré était arrêté, je devais l’apprendre peu de jours après.

Le Boche argentin prend un ton théâtral pour frapper un grand coup :

– Nous savons que vous êtes chef de la résistance de Bordeaux à Hendaye.

Toutes ses tentatives d’intimidation ont échoué, il a cette fois un plein succès : je suis absolument médusée.

Prête à faire front à toutes les vérités, je reste sans voix devant cette absurdité imprévue.

Il me répète en me regardant :

– Nous le savons !

J’arrive à me ressaisir :

 Mais, Monsieur, ce n’est pas sérieux. La Résistance est une organisation militaire qui ne peut pas être dirigée par une femme. Je sais qu’il y a des femmes qui sont agents de liaison ou, comme moi-même, travaillant dans les réseaux de renseignements. Mais la direction et surtout celle d’une région aussi étendue ne peut être assumée que par un officier.

Ils échangent entre eux quelques phrases rapides et brusquement, mes trois juges se lèvent, je les imite et celui qui a parlé seul, conclut brutalement :

– Vous êtes très forte, vous, mais sachez bien que nous sommes plus forts que vous !

Mon cicérone me fait signe de le suivre, je m’incline légèrement devant ce petit tribunal et nous quittons la pièce. Par le jardin, nous rejoignons la ville voisine, par laquelle nous sommes arrivés une demi-heure plus tôt. Nous y pénétrons, arrivons dans un très grand hall meublé de fauteuils modernes.

Dans deux de ces fauteuils, l’entrepreneur Alphonse Laval et son gendre sont déjà installés. Ils habitent Pyla et n’ont pas eu un très long trajet à faire. Ce sont les premiers arrivés. Je m’enfouis dans un fauteuil en face d’eux sans avoir l’air de les connaître. J’ai l’âme torturée d’inquiétudes. Qui vais-je voir entrer dans cette grande pièce ? Vont-ils décapiter notre Résistance et anéantir dans une nuit quatre années d’efforts et de travail ?

Et ma pensée revient aussi sur l’interrogatoire que je viens de subir. Qu diable a pu leur dire que j’étais chef de la Résistance de Bordeaux à Hendaye, c’est-à-dire de tout le Sud-Ouest ? Quel est le farceur qui s’est à ce point moqué d’eux ? Est-ce Léon ?

Je comprends pourquoi on m’a fait tant d’honneur, pourquoi on a mobilisé pour m’arrêter dix hommes dont deux officiers. Ils ont cru s’emparer d’un grand chef régional et m’ont donné une importance que je suis bien loin de mériter. Cette situation fausse n’a rien d’ailleurs de rassurant. Que va-t-il se passer dans cette journée qui commence ? Je me tranquillise en pensant qu’ils m’arracheront évidemment tous les ongles avant de me faire dire les noms de résistants de Bayonne, Dax ou autres lieux, et autant vaut peut-être que leurs investigations s’éloignent d’Arcachon.

 

LE BELGE NOUS A LIVRÉS

 

Par petits groupes, les prisonniers arrivent. Avant d’entrer dans notre grande salle dont les immenses baies donnent sur le Bassin plongé dans la nuit, ils subissent un interrogatoire d’identité. J’entends leurs noms avant de les voir, et c’est assez bizarre. J’entends des noms inconnus, d’autres que je crois plus près de la collaboration que de la Résistance, certains d’ailleurs seront relâchés dans la nuit.

Je vois malheureusement arriver des résistants très actifs : Jean Sensevin, et mon ami l’imprimeur Lucien Pinneberg, qui, déportés, mourront en Allemagne. Plusieurs fonctionnaires et agents de la police parmi lesquels le père de Christian Campet et Amboise Lesueur qui ne reviendront pas eux non plus, ainsi que L… dont j’avais entendu parler, amis que je vois ce soir-là pour la première et dernière fois.

Lorsque j’entends le piétinement d’une arrivée, mon cœur cesse de battre, puis l’appel des noms ou l’entrée des gens me tranquillisent pour un moment. Mme Rymond Gauvin entre, naturelle et souriante ; on est venu pour arrêter son mari, elle a été prise comme otage puisque Luc gara est caché depuis trois semaines chez le capitaine Julien. J’ai pour elle beaucoup de sympathie, mais j’aime mieux que ce soit elle qui soit là et je constate à son attitude que c’est également son avis.

Paul Bargues arrive avec son père et sa mère, toute la famille a été prise. En passant près de moi, il murmure :

– J’ai compris.

Je lui réponds :

– Il y a longtemps que j’ai compris.

Il est tout à fait évident que le Belge Léon nous a livrés. Mais je crois bien que j’avais, même sans lui, de grandes chances d’être prise dans cette rafle. Mme Suzanne Bargues s’assoit à mon côté. Les sièges sont insuffisants. Nous commençons à être nombreux.

Le docteur Lorenz Monod entre dans les derniers et semble extrêmement amusé de trouver tant de monde rassemblé dans cette jolie villa.

Les boches isolent Paul Bargues et le font asseoir sur une chaise, à l’extrémité de la salle opposée à la nôtre. Combien sommes-nous au juste ? Je l’ignore, car il est difficile de voir les deux pièces. Je pense qu’il a dû y avoir une quarantaine d’arrestations, mais nous ne partirons que vingt-cinq pour le Fort du Hâ. Il est défendu de parler. On arrive cependant à échanger quelques mots, personne n’a l’ai accablé, une certaine bonne humeur règne. Le jour se lève, je regarde en face de moi le Bassin s’éclairer peu à peu et je l’admire d’une façon toute particulière.

On fait entrer Paul Bargues dans une pièce voisine et nous entendons distinctement le bruit sourd des coups qu’on lui donne. Ces minutes sont atroces. Je n’ose pas regarder sa mère tout près de moi. Je pense que ce que l’on endure soi-même n’est rien à côté de ce que l’on éprouve à voir souffrir ceux qu’on aime.

Le martèlement des coups s’arrête. Nous n’entendons plus rien. Pendant quelques minutes on écouté, oppressés, craignant que le bruit sinistre recommence.

 

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Aimé

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