Les cribleurs d’Océan – André Armandy – 1930

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Extrait de Les Cribleurs d’Océan d’André Armandy – 1930

Jusqu’au jour où Francis avait rallié l’équipe où, de tout temps, sa place était marquée, Cyrille et Siméon, par un accord tacite, avaient, dans cet esprit, limité à eux-mêmes son homogénéité. Non qu’ils n’aient dû recourir aux services d’une troisième paire de bras, bielles indispensables à leur mé­canisme de pêche ; mais ces derniers étaient inter­changeables. Ils les avaient renouvelés à diverses reprises, les leurs demeurant seuls inamovibles, liés par trop de nuitées passées de compagnie à battre l’océan pour que rien désormais ne les pût décou­pler. Dans cette association verbale, eux seuls étaient en nom. Le troisième, auxiliaire, et bien qu’égal quant aux parts, n’avait pas droit à la rai­son sociale.

Le stage du dernier s’était toutefois prolongé et, bien que les vides qu’avait creusés la guerre dans l’effectif des pêcheurs testerins eussent sévèrement restreint la faculté d’un choix, la pitié l’avait em­porté sur la nécessité dans la décision de Cyrille. En fait, jamais moins brillant acolyte n’avait été admis à compter dans l’équipe. Voici en quelles circonstances.

Cyrille et Siméon revenaient de la guerre, radou­bés quant aux avaries, mais durement atteints dans leur petit pécule. Si l’on joint à cela les parcs à reconstruire, le naissain à récupérer, la pinasse pour­rie et les filets rongés, les foènes exfoliées de rouille à remplacer, force est de reconnaître que leur indem­nité de démobilisés était insuffisante à tout recons­tituer. Mais, pour qui pose sur la mer les assises de son foyer, reconstruire est une habitude, et la guerre, pour eux, n’avait point innové. Elle n’était qu’une tempête de plus, plus prolongée, sans doute, plus âpre et plus dévastatrice. Triple raison pour ne pas s’attarder à de vaines récriminations. Fait l’inventaire du dommage, ils s’étaient remis à l’ou­vrage pour réparer ou substituer.

Le port de La Teste de Buch a ceci de parti­culier que c’est un port qui n’a point d’eau. Tapi dans un repli des rives du bassin, ce n’est guère qu’un large fossé recourbé en forme de crosse, où l’on accède par un chenal boueux qui n’est à marée basse qu’un maigre ruisselet cheminant parmi les vasards.

La mer, quand elle en a le temps, vient y refaire son petit tour. Elle y pousse des eaux chargées de sédiment, couvertes de cloques et d’écume qu’elle a cueillies sur les crassats, enfle son niveau limo­neux jusqu’à soupeser les pinasses dont les coques juxtaposées cernent les berges du fossé, stagne un instant, s’ennuie, puis s’en retourne, pressée de puri­fier son haleine et sa lèvre au contact des eaux du large.

        En hâte, la flottille appareille et la suit, défile en longue théorie, contrôlant le plan d’eau de la pelle des rames et, parvenue dans les eaux vives, s’égaille, chacune tirant vers tel enclos qui est le sien parmi les agglomérations sporadiques de parcs qui quadrillent les fonds du bassin, pour ne rega­gner son mouillage que douze heures après, quand la mer y consent. Car La Teste de Buch, port sans eau, est une colonie de parqueurs d’huîtres.

Le fossé est bordé de cabanes de planches. La forêt usagère en a fourni le bois, gratuitement, car chaque habitant de La Teste y a droit au cube de pin nécessaire à édifier ses constructions. La licence remonte au temps où le captal de Buch gouvernait le pays. Les mêmes tuiles creuses qui servent aux parqueurs à agencer sous l’eau les collecteurs qui transformeront en naissain la crème séminale sécré­tée par les huîtres, coiffent de toits décolorés ces ca­banes noirâtres. Chacune porte un numéro. Ce ne sont pas des habitations, mais des chais, remises individuelles où chacun entrepose son matériel de parc.

Point habitées ? Lorsque Cyrille reprit possession de la sienne, une l’était pourtant, contiguë, et dès le premier jour il connut les inconvénients de cette mitoyenneté.

— Quel est le failli gargouillou qui a oublié là ses huîtres avant de rallier son dépôt ?

D’un tuyau posé de guingois sur la pente du toit, une maigre fumée montait. Cyrille s’annonça d’un grand coup de pied dans la porte. Elle s’ouvrit, lui lançant au visage une volumineuse bouffée de bourdonnante pestilence :

— Bouâcre !

Cyrille recula. Une forme chétive se silhouetta dans la senteur opaque :

— Malaï ! fit Cyrille : quelle est l’immonde dégoûtation de pourriture de choléra de bête que tu as bien pu tirer de l’eau pour qu’elle empeste avec tant d’énergie, mon drôle ?

— Des crabes, émit une voix timorée.

— Des crabes ?… Les crabes ne sentent pas !

— Non, repartit la voix, très humble ; non, mais ils aiment ce qui sent…

— Accoste par ici, dit Cyrille en prenant du large, et surtout referme ta porte.

Docile, le pêcheur de crabes obéit. Cyrille eut devant lui un minable bipède, maigre d’échine et triste d’yeux, lequel avait dû être un homme avant que l’alcool n’ait entrepris d’en faire ce qu’il en avait fait. Amenuisé d’appréhension, il leva vers Cyrille sa face dévastée :

— Est-ce que cela va vous gêner… beaucoup ? chevrota-t-il, anxieux.

Cyrille fit faire un pas à la question :

— Est-ce que vraiment tu aurais l’intention de continuer ?

La trémulation morbide des mains du dégénéré s’accentua :

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?

Ses prunelles étaient de corne dépolie, auréo­lées de réticules rougeâtres, mais toute la détresse du monde y stagnait.

— Depuis quand es-tu là ? questionna Cyrille, moins rude.

— Quinze mois bientôt. Ça ne gênait personne puisque personne n’était là. La cabane tombait en ruine ; je l’ai rachetée à… à une veuve qui retour­nait dans son pays. J’y habite. J’y loge aussi mes casiers, mes ficelles. L’odeur, c’est celle de la viande que je vais le matin chercher à l’abattoir. Des cranes… vous comprenez ?… je ne peux pas prendre du premier choix.

— Et tu peux vivre là-dedans ?

— On s’y fait. Quand il faut, on se fait à tout.

Morne, son regard contempla des choses invisi­bles :

— Je me suis fait à pis que cela…

CyriIle, rêveur, se secoua :

— D’où venais-tu quand tu es arrivé ici ?

L’homme eut un geste à la fois ample et vague qui englobait un univers de routes raboteuses, dures au pied du maupiteux, de froid, de chaud, de faim, d’humidité, de taudis et de creux de meules, de nourritures misérables, d’injures et de rebuffa­des, de fusils décrochés et de chiens détachés, d’au­tres choses aussi, peut-être, plus sombres ou plus inavouables, un univers hostile, cadenassé, blindé, avec, pour tout soleil, toute miséricorde, et peut-être aussi pour conscience : l’alcool…

— D’un peu de partout, ou autant dire.

Ses yeux se dérobèrent au regard qu’y plongea Cyrille

— Tu t’es inscrit à la mairie ? questionna celui­-ci, soupçonneux.

        — Oui. Je gagne ma vie : on m’a laissé tran­quille.

—   Et tu es inscrit maritime ?

—   …Non.

— Pourtant, tu vends ta pêche ?

— … Oui.

Seuls, les inscrits maritimes ont ce droit. Parce qu il vit Cyrille sourciller, l’homme ajouta en hâte, avec humilité :

— Ce ne fait de tort à personne : des crabes… Cyrille avala sa salive pour faire rentrer son objection

— Qu’est-ce que tu en fais ?

— Le mareyeur les expédie à une fabrique de conserves.

— Des conserves de crabes ?…

— Non : une spécialité de bisque d’écrevisses.

Cyrille toisa, mais sans hauteur, cette scorie d’humanité. Son sang chaud d’homme sain lui ca­ressa les veines et gonfla sa peau bien nourrie. Une émotion le détendit :      t

— Va, mon drôle : sauve ta mise et tâche de sauver ta peau. Seulement… calfeutre ta charogne ; elle se propage un peu trop.

L’homme, épanoui, courut à son charnier et en revint avec un crabe énorme

— C’est un pelu ; il est beau, Je l’ai pris ce matin. C’est rare.

Cyrille, en connaisseur, soupesa le tourteau, lui palpa du pouce l’épigastre

— Superbe! Il est bien plein, on voit que la lune est nouvelle.

Avec la crainte de déplaire et le désir d’être agréé

— Si vous me permettiez… dit l’homme : pour vous dédommager…

Cyrille sourit et lui rendit son crabe :

— Tu vas te le faire cuire dans l’eau de mer, te le peler, puis te l’assaisonner à l’huile et au vi­naigre, avec un œuf haché et une pointe d’appé­tit (1). Fameux! Et puis ça vaudra mieux pour toi que de le boire… Adieu, mon drôle.

Et comme le tourteau lui avait mis l’eau à la bouche, il partit en acheter un.

 —

Pendant tout le temps que dura le ravaudage de leurs parcs où, cinq années durant, la mer avait eu liberté d’exercer son saccage, Cyrille et Siméon croisèrent souvent dans les chenaux une pinasse dar­treuse, à l’étrave ébréchée, aux flancs caduques, craquelés de goudron desséché, et que rapiéçaient par endroits des plaques de fer-blanc empruntées à de vieilles boîtes de conserves. C’était la nef qui portait la fortune du voisin, le pêcheur de crabes.

C’est une coutume en pays testerin de substituer au patronyme de chacun un sobriquet approprié. Pour sa maigreur et ses yeux résignés, ils l’avaient nommé Clacagnute, ce qui, dans leur patois, signi­fie « chien mouillé ». Et Clacagnute, sans regim­ber, avait endossé le surnom, moins pour son euphonie peut-être que parce qu’il lui restituait une virginité sociale.

Du plus loin qu’il les rencontrait, il cessait de ramer pour agiter une main déférente. Ils échan­geaient trois mots en se croisant, évitant cependant le souhait de « bonne chance » qui est la pire chose dont on puisse accabler le destin d’une pêche. Puis Clacagnute tirait de son côté, avec sa charge de casiers, cherchant les trous et les platins où les crabes inscrivent de leurs pattes griffues leurs hiéroglyphes sur la vase. En voyant son échine maigre rythmiquement penchée sur son banc de rameur, Cyrille, un jour, avait émis :

— Tout minime qu’il soit, il tire bien sur les bouts de bois.

Siméon n’avait répondu que par un rire muet et trois coups d’avirons qui firent voler la pinasse.

— Tu vas encore nous casser les tollets, avait prédit Cyrille.

Mais l’idée était demeurée, inexploitée mais prête à l’être, dans un repli de sa mémoire.

Juin arriva. Juin était pour l’équipe l’époque de transmigration où, de La Teste, elle transpor­tait ses quartiers au Ferret. Mais il fallait la com­pléter, et Francis était au service. Qui prendrait-on comme auxiliaire pour la campagne qui s’ouvrait ?

Le choix s’avéra difficile. De ce qui restait des anciens, beaucoup partaient pour la sardine. Les jeunes avaient des prétentions incompatibles avec la tradition : engagement écrit, minimum de salaire, indemnité de logement et de pension, assurance… toutes choses qui, selon Cyrille, faisaient d’un marin l’équivalent d’un fonctionnaire.

— Pourquoi pas les huit heures et la semaine anglaise ?

On connaissait l’équipe. On savait à La Teste que d’en faire partie pendant quatre mois de cam­pagne assurait le pain de l’hiver. Mais on savait aussi que pendant ces quatre mois-là, il n’y avait ni jour, ni nuit. Bourreaux d’eux-mêmes et de leurs muscles, ils exigeaient des autres un effort iden­tique. Ils partaient au Ferret pour prendre du pois­son et, tant que le poisson donnait, l’équipe était sur l’eau, pêchant le jour au loup (2) et la nuit au flambeau, prenant ses repas sur le pouce et son repos par bribes, un somme par-ci par-là au creux de la pinasse, en attendant l’heure propice et la hauteur d’eau désignée par l’algèbre du chef d’équipe. En cette période où tout était à faire ou à refaire, une démagogie démente faisait du moindre effort une condition du mieux-être. Les candidats ne se bousculaient pas et Cyrille se dépitait.

Un jour qu’il revenait de palisser son parc, il trouva Clacagnute assis devant ses casiers vides et contemplant l’eau d’un œil morne :

— Qu’est-ce qu’elle t’a fait ? lui demande Cyrille. Est-ce que les crabes n’ont plus faim, ou est-ce toi qui n’as plus soif ?

— Je ne vais plus aux crabes, énonça Clacagnute, lugubre.

— Ho, ho ! fit Cyrille, railleur: est-ce que tu vas armer un chalutier ?

Le pauvre hère leva vers lui ses yeux de chien fouetté :

— Non, c’est moins drôle : le maréyeur ne veut plus de ma pêche ; la bisque aux écrevisses n’était pas au goût des clients et la maison a fait faillite.

Cyrille regretta l’ironie :

— Mon pauvre ! Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Sais pas ! J’ai essayé ce matin des clovis ; leur trou ressemble trop à celui des couteaux. J’ai les ongles usés pour en rapporter seize, et je les ai vendus huit sous !…

Tout un grand moment, sans mot dire, Cyrille le soupesa des yeux, physiquement et moralement. Puis, lorsque le fléau eut cessé d’osciller :

— Attends-moi là, dit-il.

Et il s’en fut retrouver Siméon.

Il y eut entre eux ce jour-là une longue palabre en patois, toute hérissée de gestes, à la fin de laquelle Siméon ralluma sa pipe et conclut :

Coum boudras.

« Comme tu voudras » ; c’était ainsi que s’ache­vaient toujours les délibérations entre Cyrille et Siméon.

A la suite de quoi tous deux, de compagnie, vinrent retrouver Clacagnute :

— Dis voir, préambula Cyrille, si l’on te pro­posait un engagement pour l’été ?…

Une aube éclaira les yeux tristes

— Un engagement ?

— Oui. Nous sommes deux ; il nous faut être trois. Veux-tu que ce troisième ce soit toi ?

L’aube s’illumina de soleil. Clacagnute bégaya d’émoi :

— Un engagement… dans l’é… l’équipe ?

— Entendons-nous bien, dit Cyrille pour l’été seulement ; après, nous serons quittes. Mais après… tout le monde ici te le dira : tu n’auras pas besoin de te tracasser pour l’hiver.

Faire partie de l’équipe !… Le sentiment de son indignité tourmenta Clacagnute. Il contempla le torse de Siméon et regarda ses maigres bras

— Est-ce que vous croyez… vraiment.., que je pourrai ?

— Tu sais ramer ?… Oui ; je t’ai vu. Nous ne te demandons rien d’autre que de tirer et d’aller en mesure. On te mettra derrière Siméon pour que tu suives sa cadence. La part, tu la connais : la même pour nous trois, plus une à répartir entre la barque et les filets : Cela te va-t-il ?

— Si ça me va !

— Seulement, écoute, mon drôle : chez nous,. à bord, on ne boit que de l’eau ; nous n’embar­quons ni vin, ni cric, ni homme qui en ait de reste sur l’estomac. A terre : l’apéritif et, aux repas, la cantine de rouge à discrétion, pas à indiscrétion, tu me comprends ? Je ne t’en dis pas plus. Est-ce conclu ?… Tope là. Et si après cette cure-là tu n’as pas gagné des kilos, je veux finir mon temps dans l’administration !

Et Clacagnute avait cessé de boire. Et il avait appris à calquer son effort sur le rythme paisible et sûr de Siméon ; à plumer l’eau lorsqu’on approchait du poisson ; à la chasser à pleines pelles lorsqu’il fuyait ; à scier l’erre quand il rétrogradait, et à faire virevolter d’un seul coup la pinasse quand un rouleau sournois, surgissant des ténèbres, tentait de la prendre de flanc. Et il avait, au dire de Cyrille, gagné sa part tout comme un autre. Et il avait pris des kilos. Et Cyrille, loin d’entrer dans l’adminis­tration, lui avait dit au retour, à La Teste :

— La place est encore libre pour l’an prochain, mon drôle. Faudra-t-il que nous te cherchions un remplaçant ?

Et Clacagnute, qui devenait espiègle, lui avait répondu :

— Des fois qu’avec ma part de pêche, j’arme tout de bon le chalutier…

Et ils avaient ri tous les trois en se giflant les omoplates.

Trois campagnes durant, l’ancien pêcheur de crabes avait fait partie de l’équipe. Puis Francis était revenu.

C’était une échéance prévue pour Clacagnute. Depuis toujours, il était prévenu. Pourtant, ce fut d’un cœur bien lourd qu’il retrouva sa solitude et son taudis.

Son âme vacillante se sentait étayée entre ces deux âmes robustes ; sa chétivité, protégée entre ces compagnons râblés. Plus encore que de ses sem­blables, il avait la crainte de lui et de son ancienne hantise. Il en redouta le retour.

Un secours lui vint, cependant par le canal du maréyeur : une maison de Marseille entreprenait la mise en boîtes de bouillabaisse « à la langouste ». II fallait des crabes à foison… Clacagnute reprit ses casiers et radouba sa vieille barque. Mais ses néces­sités n’étaient pas immédiates, et le secours n’était que matériel. Le moral demeurait démantelé…

Sitôt libéré du service, Francis avait été intégré dans l’équipe. Il y avait exposé ses idées.

Certes, il s’en fallut de beaucoup qu’elles fus­sent admises d’emblée. Les deux aînés avaient leurs habitudes et n’entendaient point en changer. Et ce fut notamment une belle bataille que dut livrer Francis lorsque, ayant tâté de l’aviron, il avait émis l’opinion que le manier durant la pêche, puisque sous peine d’effrayer le poisson il n’en pouvait être autrement, était largement suffisant, et qu’un moteur était tout indiqué pour remplacer les bras en toute autre occurrence.

Ce fut une petite révolution. Depuis le temps qu’ils pêchaient de conserve, autant dire depuis toujours, les deux marins tiraient leur pinasse à la rame, ne s’aidant de la voile que lorsque la risée leur était en tout favorable. La manœuvre d’une pinasse exige en effet de démâter chaque fois qu’on change d’amure et, quand les vents étaient « poin­tus », ils préféraient à cet aria l’effort cadencé de leurs muscles. Leur substituer, pour actionner leur barque, cette mécanique « sauvage » heurtait leurs traditions, hérissait leur routine.

Ils y vinrent pourtant et ce fut pour Francis une victoire à deux degrés. Il s’y révéla bon stratège. Son père fut le premier à transiger, et ce ne fut pas de cœur gai, son fils ayant parlé, s’il ne s’y déci­dait, de prendre de l’embauche ailleurs, sur quel­que sardinier ou sur un chalutier, tous bateaux mus par la vapeur ou le pétrole. Et ce fut Siméon qui, résigné, dut à son tour faire pression sur Cyrille.

‘En trésorier qu’épouvantait une telle saignée faite au pécule de l’équipe, Cyrille, tout d’abord, ne voulut rien entendre. Siméon dut apprendre, pour les mieux répéter, les arguments invoqués par Francis moindre fatigue ; mobilité accrue; rayon d’action plus étendu, donc faculté de prolonger la pêche, de négliger l’hostilité des courants ou des vents, de porter le poisson pêché là où l’offre était la meilleure et de ne plus dépendre ainsi du seul mareyeur du pays qui, non concurrencé, fixait ses prix en conséquence. Et le tout fut chiffré.

Les chiffres n’étaient pas le fort de Siméon. En les rapportant à Cyrille, il s’y empêtra affreuse­ment. Mais Cyrille, en homme avisé, reprit les données pour son compte, rectifia les erreurs, redressa les évaluations au moyen d’éléments puisés dans sa longue expérience. Il ne sourcilla plus lorsqu’on lui parla du moteur. Il étudia l’affaire avec cette minutie qu’il apportait en tout.

Trois ans de travail acharné avaient rétabli le pécule. Bien qu’une épidémie, sur laquelle pâli­rent les microbiologistes sans la pouvoir identifier, ait anéanti les « gravettes », les portugaises pros­péraient et tendaient chaque année à rattraper les prix des huîtres plates disparues. L’argent ne fai­sait pas défaut. Donc, quant à la dépense, la question ne se posait pas. Dès l’instant qu’elle s’avéra productive, le principe en fut résolu.

Ce fut à dater de ce jour que les mécaniciens de la région reçurent tour à tour la visite d’un marin patient et têtu qui les tenait, des heures durant, penchés sur les entrailles des moteurs de leur type, s’en remettant à eux pour en prôner les avantages, mais à lui seul pour en discerner les défauts.

Cyrille exigea des références qu’il alla contrôler sur place, multipliant, pour ceux qui s’y prêtaient, les essais jusqu’à satiété. Enfin l’expérience acquise et l’apprentissage ainsi fait avec un minimum de frais, la décision fut arrêtée et la commande mise en mains.

Encore Cyrille ne signa-t-il qu’en exigeant des garanties multiples et en tirant tout le parti possible de son titre de testerin. En effet, l’ancienne pinasse étant à la fois trop légère pour supporter l’adap­tation et, par ailleurs, indispensable à la pêche qu’ils pratiquaient, la forêt usagère, par l’organe de son syndic, dut délivrer gratuitement le bois indispen­sable à la nouvelle embarcation.

Cyrille ne s’en rapporta qu’à lui pour aller le choisir sur pied. Calculé selon ses méthodes, le cube des arbres qu’il désigna — qu’on lui discuta —      qu’il obtint — se révéla si prolifique que, tout en faisant l’abandon des croûtes et redos à la scierie qui les lui débita, il y trouva de quoi faire cons­truire, en sus de la pinasse qu’exigeait le moteur, une pinasse à rames neuves qui remplaça celle en service, sans parler des cordes de bois qu’il emma­gasina pour le suivant hiver.

Quelqu’un de stupéfait ensemble et de ravi, ce fut le triste Clacagnute lorsque Cyrille, l’équipe étant pourvue de nouvelles pinasses, lui lança en partant l’amarre de l’ancienne en lui disant :

— Pour toi ! Quand elle sera sèche, fais-la boire, mais ne la bois pas.

Il va sans dire que ce don fut fait d’accord avec l’équipe.

L’histoire du moteur n’a point sa place ici. Si cependant j’en ai mentionné l’adoption, c’est qu’elle devait entraîner, par la suite, d’imprévi­sibles conséquences.

Toutefois, les débuts de sa mise en service n’al­lèrent pas sans quelques pannes qui firent fulminer Cyrille contre l’intempestive innovation.

Mais comme ces pannes, vérification faite et feu jeté, se révélèrent uniquement causées par un oubli des mécaniciens néophytes — allumage coupé, réservoir vide ou robinet fermé — la découverte de leur cause s’achevait en éclat de rire, et chacun des anciens, sans le vouloir avouer, en vint à estimer, au point de ne s’en plus pouvoir passer, cette énergie nouvelle qui épargnait la leur et se substituait aux années qui, une à une, s’accumu­laient.

Cela dura jusqu’au jour où le sort embusqué les fit changer deux fois d’avis.

(1) Nom local de la ciboulette.

(2) Tramail à grandes mailles en fil très fin où le poisson lancé vient s’empêtrer les ouïes.

 

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Aimé

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