Au début de la Révolution le catholicisme apparaît comme la religion nationale ; partout des cérémonies religieuses accompagnent avec enthousiasme la mise en place de l’ordre nouveau. La suppression de la dîme et la transformation des biens de l’Église en biens nationaux ne perturbent pas profondément les rapports de l’Église et de l’État en 1789.
Par contre, en 1790, l’adoption de la Constitution civile du Clergé par l’Assemblée constituante fait perdre à l’Église son autonomie comme institution et suscite des inquiétudes. Assigner aux diocèses les limites des départements, nouvelles circonscriptions territoriales, contredit de fait les fondements immémoriaux de la légitimité du pouvoir de l’Église, et remet en cause ses rapports avec la puissance politique. De plus, l’Église ne peut plus nommer ses desservants : ceux-ci sont désormais élus par le même corps électoral que les administrations locales. La loi brise la hiérarchie de l’appareil ecclésiastique qu’elle remplace par des vicaires, curés, évêques et archevêques chargés uniquement de fonctions pastorales. L’État révolutionnaire met ainsi en place une nouvelle Église constitutionnelle qui n’aura d’existence que par lui.
Il n’est pas inutile de savoir comment le schisme constitutionnel est accueilli par les populations rurales des paroisses des grandes landes du Bordelais, et quelle action il exerce sur des âmes à mentalité simpliste. Ce n’est, évidemment, qu’un petit coin du pays, ce sont quelques individus à peine de l’immense population forestière qui s’offrent à notre examen. Mais, en somme, cela importe relativement peu. Ces individus représentent la race (blanche). L’âme paysanne, invinciblement inclinée vers la terre, a, partout et toujours, un même fonds commun d’obstination, d’âpreté, d’ignorance, qui l’empêche de monter au-dessus d’un certain niveau ; et nous sommes convaincus qu’en beaucoup de cas on pourrait, sans bien grande témérité, conclure du particulier au général. Au surplus, nous ne le ferons pas.
Dans les paroisses qui constituent la partie centrale des grandes landes du Bordelais (entre Bordeaux et le département des Landes), tous les curés passent au schisme. Partout, leurs fidèles les suivent, sans songer même à ébaucher une protestation.
Si l’on examine d’où provient une telle unanimité dans la chute, il semble bien qu’on en trouve une des causes principales dans la difficulté des communications. Les lettres[1] de Jean Roumégoux, maître de poste de l’Hospitalet, paroisse de Béliet nous apprennent que les curés de la grande lande, en effet, ne peuvent guère se déplacer ; aller simplement à Bordeaux ou à Bazas constitue pour eux un voyage cher et pénible ; car, même à la fin du XVIIIe siècle, les routes, impraticables pendant la majeure partie de l’année, isolent les paroisses. Ces pauvres prêtres en sont donc réduits à se fréquenter à peu près exclusivement les uns les autres, formant ainsi une sorte de petit clan dont les habitudes, parfois même les idées, finissent par se ressembler beaucoup ; où, en tout cas, l’influence d’un seul homme devient aisément prépondérante.
Quoi qu’il en soit, les raisons de leur adhésion au schisme se découvrent avec facilité ; et si elles n’excusent pas les lamentables déchéances qu’elles détermineront, elles servent au moins à en expliquer la possibilité, elles permettent aussi de plaider, en beaucoup de cas, les circonstances atténuantes.
Tous les prêtres que nous trouvons, en 1791, dans les paroisses du Bélinois ou des environs – nommons MM. Pierre Nau de Saint-Marc (décèdera le 12 octobre 1793), curé de Belin ; Louis Joly Blazon de Sabla, curé de Béliet (décèdera le 17 avril 1791) ; Stafford, vicaire de Saint-Magne – sont de braves gens, pénétrés de leurs devoirs, charitables et bons. Ils aiment leurs paroissiens qui, depuis de longues années, les voient à l’œuvre, les aiment eux aussi. Ce sont, en plus, des hommes de mœurs honnêtes. Peut-être leur foi s’avère-t-elle un peu molle ; mais, en somme, on ne peut nier qu’elle ne soit sincère. Par malheur, bien des causes extérieures contribuent à l’ébranler.
Voici, peut-être, la principale : les curés ne possèdent jamais de très gros revenus ; ou, pour mieux dire, ils ne possèdent pas tous les revenus auxquels ils jugent avoir droit ; et cela leur fait contester l’honnêteté de leurs chefs. Ils se butent à ce principe, d’ailleurs erroné, que la totalité des recettes paroissiales doit leur appartenir. Et, comme ils n’en perçoivent que la plus petite partie, comme ils voient, chaque année, le prieur enlever sous leurs yeux presque tout l’ensemble des dîmes, ils se jugent odieusement lésés.
La dîme, mot dérivé de décime, ou dixième, est un prélèvement sur les récoltes pour assurer l’exercice du culte. Les dîmes doivent servir à l’entretien des curés et des besoins de l’église dans chaque paroisse. À 1’origine, les curés primitifs perçoivent la totalité de la dîme, à condition, bien entendu, que la dîme ne soit pas, comme la chose arrive assez souvent, mi-partie séculière. Avec le temps, on donne aux vicaires perpétuels la dîme, perçue sur les biens-fonds nouvellement défrichés, et connue sous le nom de novales ; cette partie de la dîme est, évidemment, de beaucoup inférieure au reste. En fait les dîmes entretiennent le haut-clergé, les curés de paroisse devant se contenter de la portion congrue ! Oubliant qu’ils ont accepté ces restrictions en sollicitant leurs bénéfices, ils trouvent intolérable que celui, dont la tâche reste nulle, absorbe la majeure partie des ressources, et qu’il leur faut, eux, malgré tout leur travail, se contenter d’une portion congrue infime, d’un casuel mesquin, de quelques malheureuses dîmes rognées d’un côté par l’âpreté du prieur, de l’autre par l’avarice du paysan. De là, des colères, injustes certes, au moins en très grande partie, mais profondément tenaces ; de là, ce fait qu’on en est venu à se révolter ouvertement.
Entre-nous, on ne saurait trop répéter que la situation matérielle du clergé congruiste, loin de le réduire à la misère, lui donne des moyens d’existence raisonnables. Il n’est pas très riche, à coup sûr, mais il l’est encore beaucoup plus que le clergé rural actuel.
Dès le commencement du XVIIIe siècle, nous voyons le clergé des campagnes s’élever, avec une insistance tout particulièrement violente, contre un pareil état de choses : en 1726, en 1728, en 1743, ce sont les curés du Barp qui traînent les Feuillants devant le Parlement de Bordeaux ; en 1753, c’est le tour des curés de Belin, Béliet, Salles qui s’attaquent au prieur de Mons et le font condamner en première instance (les curés de Mios, Moustey, Saugnac et Pissos plaident aussi contre le prieur dans le même procès) ; plus tard, la lutte s’accentue, et nous voyons les curés de Béliet et de Salles refuser l’entrée de leurs églises, fermer même la porte de leur presbytère à M. Despujols, qui vient d’être nommé au prieuré de Belin, et contre lequel ils plaident ; le curé de Mios agit de même.
Mais quoi ? ces procès coûtent très cher ; ils sont très longs aussi, car les prieurs font toujours appel, dès qu’une condamnation les frappe. Puis – ce n’est pas nouveau – il est bien difficile que les petits soient vainqueurs dans la lutte contre les grands ! Aussi, quand 1790 arrive, la situation des curés n’a guère changé ; ils n’ont pas obtenu les ressources nouvelles qu’ils réclament. Et alors, quoiqu’ils ne soient pas pauvres en réalité, comme ils ont la sensation de pouvoir atteindre un bien-être supérieur, et d’en être privés par l’injustice, par l’avarice de leurs chefs, ils se forgent mille désolations, factices en grande partie ; ils croient souffrir ; ils souffrent vraiment. En outre, ils ont la rancœur de leur longue lutte inefficace, et ils appellent avec passion un ordre de choses nouveau.
Sur la fin du XVIIIe siècle, tous les curés du Bélinois essaient d’améliorer leur situation matérielle en renonçant à la portion congrue pour régir eux-mêmes leurs paroisses au point de vue de la perception des dîmes. Mais là encore ils trouvent bien des déboires.
Or, la Constitution civile du clergé leur apporte ce qu’ils désirent : elle supprime les prieurs abhorrés ; elle remplace par une pension fort raisonnable, la dîme, objet de tant d’ennuis ; elle permettra à chaque prêtre, si humble soit-il, de rester seul maître chez lui. Et c’est déjà une raison, pour que le clergé rural accueille avec sympathie cette loi qui va supprimer les abus dont il souffre.
Certes, il n’y a pas que cela dans la Constitution civile ; il y a aussi l’organisation officielle du schisme, et nos curés devraient le comprendre, car ils sont instruit : tous possèdent le grade de docteur en théologie, le curé de Belin est même un ancien jésuite d’une haute culture littéraire, philosophique et théologique.
Pour bien dire, ils comprennent ce qui se passe ; mais ils s’efforcent de se démontrer que l’Église, atteinte dans son temporel, ne l’est pas dans son essence ; ils affirment, comme le curé de Belin, que l’Assemblée nationale « n’a touché ny entendeu toucher au spirituel, et que ce qu’elle a décretté est purement temporel » (Procès-verbal de la prestation du serment civique par M. Nau de Saint-Marc). Ils se basent, d’ailleurs, sur l’opinion présumée de leurs chefs, qui, peut-on croire, pensent comme eux ; car enfin Louis XVI, le roi très chrétien, sanctionne la Constitution civile, et Mgr Jérôme-Marie Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, garde des sceaux du 4 août au 21 octobre 1789, contresigne l’acte royal. En outre, ils croient que l’Assemblée a le droit de légiférer, même en matière religieuse. Profondément imbus du vieux principe d’indépendance nationale, qui, dans les siècles passés, a si souvent proclamé les libertés de l’Église gallicane, ils constatent que, de fait, l’Assemblée Nationale concentre en elle les pouvoirs de la nation et du roi ; et tout naturellement, ils lui accordent, sur les choses d’Église, les droits qu’ils reconnaissaient jadis au souverain. Enfin, à tout prendre, le Pape ne s’est pas prononcé.
Voilà bien des raisons qui valent ce qu’elles valent ; pour mieux dire, elles ne valent rien ! Probablement, nos curés en jugeraient ainsi s’il leur fallait, bien tranquilles dans la solitude de leurs presbytères, rédiger une thèse ou un sermon. Mais c’est de toute autre chose qu’il s’agit. La décision qu’ils vont prendre pèsera sur leur vie entière. Et alors, par quelles cruelles incertitudes ne passent-ils pas !
Ils sont d’autant plus perplexes que mille sollicitations extérieures assaillent leur volonté hésitante. Sans compter les menaces officielles, qui semblent n’avoir jamais été bien terribles dans le Bélinois, il faut mettre en ligne de compte « les prières, les instances des parents ou des amis, et parfois même le cœur du pasteur, qui lutte contre son sentiment et ses inclinations les plus chères : car il souhaite de vivre avec une paroisse, qui lui a donné jusqu’alors sa confiance, et qui l’aime encore, mais que les décrets ont séduite et qui va ne voir en lui qu’un ennemi[2] ».
Ajoutez à cela l’effarement peureux de tous ces pauvres curés, qui, habitués jusqu’alors à être pratiquement les chefs incontestés de la paroisse, se trouvent, du jour au lendemain, brutalement dépouillés de leurs prérogatives séculaires, souvent même en butte aux tracasseries des municipalités. On leur prend leurs églises pour y tenir des assemblées où ils ne sont rien, et que préside un paysan inconnu la veille ; il faut qu’ils déposent sur le bureau du Conseil municipal l’état de leurs revenus ; on exige qu’ils fassent arrêter par le maire les recettes et dépenses de la Fabrique ; au Barp, on va jusqu’à interdire d’utiliser l’argent des pauvres sans une autorisation formelle des officiers municipaux. En voilà bien assez, n’est-il pas vrai ? pour effrayer un pauvre homme, qui ne s’est jamais préparé à la lutte, qui n’a pas trempé son caractère en prévision de l’épreuve, qui ne trouve, ni dans sa vie aux habitudes trop bourgeoises, ni dans sa foi trop raisonneuse, ni dans sa vertu trop routinière, le ressort dont il aurait besoin pour réagir contre le mal.
Les curés jurent donc ! Tout au plus apportent-ils quelques restrictions timides à leur serment, comme le curé du Barp qui jure d’obéir à la « Constitution civile acceptée par le roi » ; comme le curé de Belin, qui jure « après les plus mœurs examents et réflections les plus sérieuses, ne voyant rien que le civil dans la Constitution civille du clergé ». Ce n’en est pas moins la chute. Et quelques-uns de ces pauvres malheureux, les curés de Salles, de Belin, de Béliet, vont mourir trop tôt pour pouvoir se réconcilier avec Dieu. Il est vrai qu’au lieu de réparer leur faute, quand le pape l’a solennellement condamnée – Pie VI condamne la Constitution civile du Clergé par un bref daté du 13 avril 1791 -, les deux premiers au moins s’y sont ancrés contre le cri de leur conscience.
Quant aux paroissiens, c’est beaucoup plus simple, ils n’ont rien compris à la constitution civile du clergé. Trop peu instruits pour savoir qui, du curé assermenté ou du curé insermenté, représente la vérité, la seule chose dont ils s’inquiètent, c’est de conserver les pratiques extérieures de leur religion, parce qu’en agissant ainsi ils croient conserver leur foi. Ils veulent un curé, ils veulent des offices, ils veulent les sacrements, ils veulent la sépulture religieuse Aussi quand il arrive, comme à Lugos ou à Saint-Magne, qu’on les prive de pasteurs, ils adressent pétitions sur pétitions aux corps constitués, pour qu’on ne les réduise pas à vivre en idolâtres. À Saint-Magne, ils vont même jusqu’à menacer de refuser le paiement de l’impôt.
Mais lorsqu’on leur a donné satisfaction, ils ne s’inquiètent pas de savoir si leur curé est, ou non, en communion avec le Pape : c’est là une chose beaucoup trop compliquée pour leur mentalité paysanne. Au surplus, savent-ils bien ce qu’est le Pape ? Sous l’ancien régime, quantité de pasteurs, prétextant les libertés de l’Église gallicane, avaient systématiquement refusé d’apprendre à leurs ouailles que le Souverain Pontife possède le magistère suprême dans l’Église, et que tous, pasteurs aussi bien que fidèles, doivent lui obéir !
M. l’Abbé Albert Gaillard, curé-doyen de Belin, membre de la « Société des Archives historiques de la Gironde ». IVe Congrès de l’Union historique et archéologique du Sud-Ouest tenu à Biarritz du… 30 juillet au… 3 août 1911, Union historique et archéologique du Sud-Ouest, 1912
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97646526/f169.item.r=b%C3%A9liet#
[1] – Archives de M. Félix Roumégoux, ancien magistrat, propriétaire à Béliet.
[2] – Histoire de la Constitution civile, tome I, p. 410, Ludovic Sciout
Au début de la Révolution le catholicisme apparaît comme la religion nationale ; partout des cérémonies religieuses accompagnent avec enthousiasme la mise en place de l’ordre nouveau. La suppression de la dîme et la transformation des biens de l’Eglise en biens nationaux ne perturbent pas profondément les rapports de l’Eglise et de l’Etat en 1789.
Par contre, en 1790, l’adoption de la Constitution civile du Clergé par l’Assemblée constituante fait perdre à l’Eglise son autonomie comme institution et suscite des inquiétudes. Assigner aux diocèses les limites des départements, nouvelles circonscriptions territoriales, contredit de fait les fondements immémoriaux de la légitimité du pouvoir de l’Eglise, et remet en cause ses rapports avec la puissance politique. De plus, l’Eglise ne peut plus nommer ses desservants : ceux-ci sont désormais élus par le même corps électoral que les administrations locales. La loi brise la hiérarchie de l’appareil ecclésiastique qu’elle remplace par des vicaires, curés, évêques et archevêques chargés uniquement de fonctions pastorales. L’État révolutionnaire met ainsi en place une nouvelle Eglise constitutionnelle qui n’aura d’existence que par lui.
Il n’est pas inutile de savoir comment le schisme constitutionnel est accueilli par les populations rurales, et quelle action il exerce sur des âmes à mentalité simpliste. Cette étude, nous l’avons entreprise pour quelques paroisses des grandes landes du Bordelais. Ce n’est, évidemment, qu’un petit coin du pays, ce sont quelques individus à peine de l’immense population forestière qui s’offrent à notre examen. Mais, en somme, cela importe relativement peu. Ces individus représentent la race (blanche). L’âme paysanne, invinciblement inclinée vers la terre, a, partout et toujours, un même fonds commun d’obstination, d’âpreté, d’ignorance, qui l’empêche de monter au-dessus d’un certain niveau ; et nous sommes convaincus qu’en beaucoup de cas on pourrait, sans bien grande témérité, conclure du particulier au général. Au surplus, nous ne le ferons pas.
Dans les paroisses qui constituent la partie centrale des grandes landes du Bordelais (entre Bordeaux et le département des Landes), tous les curés passent au schisme. Partout, leurs fidèles les suivent, sans songer même à ébaucher une protestation.
Si l’on examine d’où provient une telle unanimité dans la chute, il semble bien qu’on en trouve une des causes principales dans la difficulté des communications. Les lettres[1] de Jean Roumégoux, maître de poste de l’Hospitalet, paroisse de Béliet nous apprennent que les curés de la grande lande, en effet, ne peuvent guère se déplacer ; aller simplement à Bordeaux ou à Bazas constitue pour eux un voyage cher et pénible ; car, même à la fin du XVIIIe siècle, les routes, impraticables pendant la majeure partie de l’année, isolent les paroisses. Ces pauvres prêtres en sont donc réduits à se fréquenter à peu près exclusivement les uns les autres, formant ainsi une sorte de petit clan dont les habitudes, parfois même les idées, finissent par se ressembler beaucoup ; où, en tout cas, l’influence d’un seul homme devient aisément prépondérante.
Quoi qu’il en soit, les raisons de leur adhésion au schisme se découvrent avec facilité ; et si elles n’excusent pas les lamentables déchéances qu’elles détermineront, elles servent au moins à en expliquer la possibilité, elles permettent aussi de plaider, en beaucoup de cas, les circonstances atténuantes.
Tous les prêtres que nous trouvons, en 1791, dans les paroisses du Bélinois ou des environs – nommons MM. Pierre Nau de Saint-Marc (décèdera le 12 octobre 1793), curé de Belin ; Louis Joly Blazon de Sabla, curé de Béliet (décèdera le 17 avril 1791) ; Stafford, vicaire de Saint-Magne – sont de braves gens, pénétrés de leurs devoirs, charitables et bons. Ils aiment leurs paroissiens qui, depuis de longues années, les voient à l’œuvre, les aiment eux aussi. Ce sont, en plus, des hommes de mœurs honnêtes. Peut-être leur foi s’avère-t-elle un peu molle ; mais, en somme, on ne peut nier qu’elle ne soit sincère. Par malheur, bien des causes extérieures contribuent à l’ébranler.
Voici, peut-être, la principale : les curés ne possèdent jamais de très gros revenus ; ou, pour mieux dire, ils ne possèdent pas tous les revenus auxquels ils jugent avoir droit ; et cela leur fait contester l’honnêteté de leurs chefs. Ils se butent à ce principe, d’ailleurs erroné, que la totalité des recettes paroissiales doit leur appartenir. Et, comme ils n’en perçoivent que la plus petite partie, comme ils voient, chaque année, le prieur enlever sous leurs yeux presque tout l’ensemble des dîmes, ils se jugent odieusement lésés.
La dîme, mot dérivé de décime, ou dixième, est un prélèvement sur les récoltes pour assurer l’exercice du culte. Les dîmes doivent servir à l’entretien des curés et des besoins de l’église dans chaque paroisse. À 1’origine, les curés primitifs perçoivent la totalité de la dîme, à condition, bien entendu, que la dîme ne soit pas, comme la chose arrive assez souvent, mi-partie séculière. Avec le temps, on donne aux vicaires perpétuels la dîme, perçue sur les biens-fonds nouvellement défrichés, et connue sous le nom de novales ; cette partie de la dîme est, évidemment, de beaucoup inférieure au reste. En fait les dîmes entretiennent le haut-clergé, les curés de paroisse devant se contenter de la portion congrue ! Oubliant qu’ils ont accepté ces restrictions en sollicitant leurs bénéfices, ils trouvent intolérable que celui, dont la tâche reste nulle, absorbe la majeure partie des ressources, et qu’il leur faut, eux, malgré tout leur travail, se contenter d’une portion congrue infime, d’un casuel mesquin, de quelques malheureuses dîmes rognées d’un côté par l’âpreté du prieur, de l’autre par l’avarice du paysan. De là, des colères, injustes certes, au moins en très grande partie, mais profondément tenaces ; de là, ce fait qu’on en est venu à se révolter ouvertement.
Entre-nous, on ne saurait trop répéter que la situation matérielle du clergé congruiste, loin de le réduire à la misère, lui donne des moyens d’existence raisonnables. Il n’est pas très riche, à coup sûr, mais il l’est encore beaucoup plus que le clergé rural actuel.
Dès le commencement du XVIIIe siècle, nous voyons le clergé des campagnes s’élever, avec une insistance tout particulièrement violente, contre un pareil état de choses : en 1726, en 1728, en 1743, ce sont les curés du Barp qui traînent les Feuillants devant le Parlement de Bordeaux ; en 1753, c’est le tour des curés de Belin, Béliet, Salles qui s’attaquent au prieur de Mons et le font condamner en première instance (les curés de Mios, Moustey, Saugnac et Pissos plaident aussi contre le prieur dans le même procès) ; plus tard, la lutte s’accentue, et nous voyons les curés de Béliet et de Salles refuser l’entrée de leurs églises, fermer même la porte de leur presbytère à M. Despujols, qui vient d’être nommé au prieuré de Belin, et contre lequel ils plaident ; le curé de Mios agit de même.
Mais quoi ? ces procès coûtent très cher ; ils sont très longs aussi, car les prieurs font toujours appel, dès qu’une condamnation les frappe. Puis – ce n’est pas nouveau – il est bien difficile que les petits soient vainqueurs dans la lutte contre les grands ! Aussi, quand 1790 arrive, la situation des curés n’a guère changé ; ils n’ont pas obtenu les ressources nouvelles qu’ils réclament. Et alors, quoiqu’ils ne soient pas pauvres en réalité, comme ils ont la sensation de pouvoir atteindre un bien-être supérieur, et d’en être privés par l’injustice, par l’avarice de leurs chefs, ils se forgent mille désolations, factices en grande partie ; ils croient souffrir ; ils souffrent vraiment. En outre, ils ont la rancœur de leur longue lutte inefficace, et ils appellent avec passion un ordre de choses nouveau.
Sur la fin du XVIIIe siècle, tous les curés du Bélinois essaient d’améliorer leur situation matérielle en renonçant à la portion congrue pour régir eux-mêmes leurs paroisses au point de vue de la perception des dîmes. Mais là encore ils trouvent bien des déboires.
Or, la Constitution civile du clergé leur apporte ce qu’ils désirent : elle supprime les prieurs abhorrés ; elle remplace par une pension fort raisonnable, la dîme, objet de tant d’ennuis ; elle permettra à chaque prêtre, si humble soit-il, de rester seul maître chez lui. Et c’est déjà une raison, pour que le clergé rural accueille avec sympathie cette loi qui va supprimer les abus dont il souffre.
Certes, il n’y a pas que cela dans la Constitution civile ; il y a aussi l’organisation officielle du schisme, et nos curés devraient le comprendre, car ils sont instruit : tous possèdent le grade de docteur en théologie, le curé de Belin est même un ancien jésuite d’une haute culture littéraire, philosophique et théologique.
Pour bien dire, ils comprennent ce qui se passe ; mais ils s’efforcent de se démontrer que l’Église, atteinte dans son temporel, ne l’est pas dans son essence ; ils affirment, comme le curé de Belin, que l’Assemblée nationale « n’a touché ny entendeu toucher au spirituel, et que ce qu’elle a décretté est purement temporel » (Procès-verbal de la prestation du serment civique par M. Nau de Saint-Marc). Ils se basent, d’ailleurs, sur l’opinion présumée de leurs chefs, qui, peut-on croire, pensent comme eux ; car enfin Louis XVI, le roi très chrétien, sanctionne la Constitution civile, et Mgr Jérôme-Marie Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, garde des sceaux du 4 août au 21 octobre 1789, contresigne l’acte royal. En outre, ils croient que l’Assemblée a le droit de légiférer, même en matière religieuse. Profondément imbus du vieux principe d’indépendance nationale, qui, dans les siècles passés, a si souvent proclamé les libertés de l’Église gallicane, ils constatent que, de fait, l’Assemblée Nationale concentre en elle les pouvoirs de la nation et du roi ; et tout naturellement, ils lui accordent, sur les choses d’Église, les droits qu’ils reconnaissaient jadis au souverain. Enfin, à tout prendre, le Pape ne s’est pas prononcé.
Voilà bien des raisons qui valent ce qu’elles valent ; pour mieux dire, elles ne valent rien ! Probablement, nos curés en jugeraient ainsi s’il leur fallait, bien tranquilles dans la solitude de leurs presbytères, rédiger une thèse ou un sermon. Mais c’est de toute autre chose qu’il s’agit. La décision qu’ils vont prendre pèsera sur leur vie entière. Et alors, par quelles cruelles incertitudes ne passent-ils pas !
Ils sont d’autant plus perplexes que mille sollicitations extérieures assaillent leur volonté hésitante. Sans compter les menaces officielles, qui semblent n’avoir jamais été bien terribles dans le Bélinois, il faut mettre en ligne de compte « les prières, les instances des parents ou des amis, et parfois même le cœur du pasteur, qui lutte contre son sentiment et ses inclinations les plus chères : car il souhaite de vivre avec une paroisse, qui lui a donné jusqu’alors sa confiance, et qui l’aime encore, mais que les décrets ont séduite et qui va ne voir en lui qu’un ennemi[2] ».
Ajoutez à cela l’effarement peureux de tous ces pauvres curés, qui, habitués jusqu’alors à être pratiquement les chefs incontestés de la paroisse, se trouvent, du jour au lendemain, brutalement dépouillés de leurs prérogatives séculaires, souvent même en butte aux tracasseries des municipalités. On leur prend leurs églises pour y tenir des assemblées où ils ne sont rien, et que préside un paysan inconnu la veille ; il faut qu’ils déposent sur le bureau du Conseil municipal l’état de leurs revenus ; on exige qu’ils fassent arrêter par le maire les recettes et dépenses de la Fabrique ; au Barp, on va jusqu’à interdire d’utiliser l’argent des pauvres sans une autorisation formelle des officiers municipaux. En voilà bien assez, n’est-il pas vrai ? pour effrayer un pauvre homme, qui ne s’est jamais préparé à la lutte, qui n’a pas trempé son caractère en prévision de l’épreuve, qui ne trouve, ni dans sa vie aux habitudes trop bourgeoises, ni dans sa foi trop raisonneuse, ni dans sa vertu trop routinière, le ressort dont il aurait besoin pour réagir contre le mal.
Les curés jurent donc ! Tout au plus apportent-ils quelques restrictions timides à leur serment, comme le curé du Barp qui jure d’obéir à la « Constitution civile acceptée par le roi » ; comme le curé de Belin, qui jure « après les plus mœurs examents et réflections les plus sérieuses, ne voyant rien que le civil dans la Constitution civille du clergé ». Ce n’en est pas moins la chute. Et quelques-uns de ces pauvres malheureux, les curés de Salles, de Belin, de Béliet, vont mourir trop tôt pour pouvoir se réconcilier avec Dieu. Il est vrai qu’au lieu de réparer leur faute, quand le pape l’a solennellement condamnée – Pie VI condamne la Constitution civile du Clergé par un bref daté du 13 avril 1791 -, les deux premiers au moins s’y sont ancrés contre le cri de leur conscience.
Quant aux paroissiens, c’est beaucoup plus simple, ils n’ont rien compris à la constitution civile du clergé. Trop peu instruits pour savoir qui, du curé assermenté ou du curé insermenté, représente la vérité, la seule chose dont ils s’inquiètent, c’est de conserver les pratiques extérieures de leur religion, parce qu’en agissant ainsi ils croient conserver leur foi. Ils veulent un curé, ils veulent des offices, ils veulent les sacrements, ils veulent la sépulture religieuse Aussi quand il arrive, comme à Lugos ou à Saint-Magne, qu’on les prive de pasteurs, ils adressent pétitions sur pétitions aux corps constitués, pour qu’on ne les réduise pas à vivre en idolâtres. À Saint-Magne, ils vont même jusqu’à menacer de refuser le paiement de l’impôt.
Mais lorsqu’on leur a donné satisfaction, ils ne s’inquiètent pas de savoir si leur curé est, ou non, en communion avec le Pape : c’est là une chose beaucoup trop compliquée pour leur mentalité paysanne. Au surplus, savent-ils bien ce qu’est le Pape ? Sous l’ancien régime, quantité de pasteurs, prétextant les libertés de l’Église gallicane, avaient systématiquement refusé d’apprendre à leurs ouailles que le Souverain Pontife possède le magistère suprême dans l’Église, et que tous, pasteurs aussi bien que fidèles, doivent lui obéir !
M. l’Abbé Albert Gaillard, curé-doyen de Belin, membre de la « Société des Archives historiques de la Gironde ». IVe Congrès de l’Union historique et archéologique du Sud-Ouest tenu à Biarritz du… 30 juillet au… 3 août 1911, Union historique et archéologique du Sud-Ouest, 1912
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97646526/f169.item.r=b%C3%A9liet#
[1] – Archives de M. Félix Roumégoux, ancien magistrat, propriétaire à Béliet.
[2] – Histoire de la Constitution civile, tome I, p. 410, Ludovic Sciout