La création des salines du Bassin d’Arcachon au XVIIIe siècle

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De 1768 à 1772, la plus grande partie des côtes des paroisses d’Audenge, Biganos et Lanton, couverte jusqu’alors de prés salés, de terres inondables et marécageuses, fut endiguée et aménagée en marais salants. Ces gigantesques travaux de ter­rassement allaient mobiliser une main-d’œuvre de plusieurs milliers de terrassiers, entraîner un afflux de population sédentaire nouvelle et principalement celui des sauniers charentais. Un nouveau village allait naître à Audenge, formant le centre actuel de cette commune.

Cette création fut à peu près conforme aux objectifs de son promoteur, le marquis de Civrac, seigneur du lieu. Elle allait engloutir des sommes énormes, de l’ordre de 60 à 80 millions de nos francs. Le volume de la production suscepti­ble de couvrir tous les besoins de la province fut, semble-t-il, satisfaisant. Cependant, le calcul de la rentabilité des investissements avait été établi avec l’espoir que le roi accorderait et maintiendrait l’exonération des très lourdes taxes pesant sur le sel. Cet espoir d’autofinancement fut déçu dès le lendemain de la création des salines. L’arrêt du conseil du Roi de 1773 reportant l’arrêt d’exonération pris cinq ans plus tôt, fut un arrêt de mort. Dès ce moment, Civrac et les autres promoteurs qui s’étaient intéressés à la création des salines cherchèrent en vain à se dégager de l’opération. Plusieurs furent entraînés à la faillite. Les marais salants de Certes, comme on disait alors, furent progressivement reconvertis en réservoirs à poisson. Celle reconversion commencée en 1780 se prolongea un siècle. Vers 1880, les salines créées par le marquis de Civrac avaient disparu.

Le Bassin d’Arcachon est l’estuaire, jadis largement ouvert sur l’Océan de la rivière Eyre, dont le delta est formé de nombreuses îles et îlots d’argile quaternaire. La côte sud jusqu’à Arcachon, ainsi que la côte est jusqu’à Cassy, dans la commune de Lanton, sont également couvertes de semblables sédiments. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, ces côtes sud est étaient donc des étendues plates, inondées à chaque marée, couvertes d’une végétation aquatique d’herbes et de joncs, parcourues par un réseau de petits canaux appelés esteys : c’étaient les prés salés. L’estuaire des petits ruisseaux issus de la lande servaient de ports aux villages voisins. Sur la côte est, les côtes des villages de Biganos, Audenge, Certes et Lanton furent aménagés en marais salants, ainsi que l’île de Malprat, la plus importante du delta.

Aucun texte précis ne permet de localiser sur ces côtes la présence de salines avant le Moyen Âge, et à plus forte raison, avant la colonisation romaine. Cependant, on peut trouver dans les fonds d’archives plusieurs documents qui font allusion à des marais salants sur les côtes du Bassin au XVIIe siècle, sinon à des périodes antérieures. En 1642, Catherine Damanieu, dame d’Audenge, concéda à un certain Bondeau, de Salles, une partie des côtes de sa seigneurie afin d’y aménager dix livres de marais salants. Quelques années plus tard, le 21 mai 1659, son frère, Pierre Damanieu de Ruat établissait le dénom­brement de sa seigneurie d’Audenge et déclarait : « Il y avait autrefois des marais salants sur les prés salés d’Audenge »[1]. Manifestement, ces anciens marais étaient très antérieurs au projet de 1642. En 1660, Jeanne de Mesplet, veuve de Pierre Baleste, seigneur d’Andernos, était en conflit avec le syndic de l’ordre des Feuillants, curé de la paroisse, au sujet de la dîme d’anciennes salines qu’elle venait de faire remettre en état[2]. Le 23 septembre 1705, Duboscq, notaire de Lanton, établissait un acte de vente pour une pièce de terre de deux tiers de journal au lieu appelé « les salines », et « confrontant au Midi aux salines et vacants du seigneur de Certes… » Enfin, en 1755 et 1759 lors des premières études préalables à la créa­tion des marais de Branne, sur les côtes de Certes, on reconnut des vestiges d’anciennes salines abandonnées[3]. Ainsi, le déve­loppement de la production de sel dans le delta de l’Eyre au XVIIIe siècle ne serait que la reprise d’une activité beaucoup plus ancienne, abandonnée mais jamais oubliée.

Propriété et statut juridique des côtes

La création des salines fut possible parce que le statut juri­dique du sol ne posait aucun problème de propriété et de droit d’usage. Dans notre province de Guyenne plus spécialement, les landes de bruyère d’une part, les côtes et les prés salés d’autre part, furent toujours la propriété de fait et de droit des seigneurs fonciers et hauts justiciers. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle la côte sud du Bassin appartenait à François Alain Amanieu de Ruat, Captal de Buch. Mais ce captal ne s’intéressa pas à l’aménagement des prés salés. La côte est, celle de Biganos, Audenge, Lanton, appartenait à un seul pro­priétaire, le seigneur Captal de Certes, François Eymeric de Durfort, marquis de Civrac, un personnage hors du commun. En contact avec les idées d’avant-garde de l’époque, Fran­çois de Durfort fut séduit par les idées physiocratiques. Très grands propriétaires fonciers en Guyenne et en Saintonge, les Durfort de Civrac possédaient ainsi les 120 000 hectares de la seigneurie de Certes qui couvrait huit paroisses. Dès avant la mort de son père en 1757, François de Durfort envisagea non seulement la création des salines, mais aussi la construction de fourneaux pour le traitement des pierres ferru­gineuses de la lande. Il eut enfin l’idée de faire cultiver des huîtres vertes dans le Bassin !…

Zones aménagéesQuestions techniques.

Mais faut-il maintenant préciser et définir quelques ques­tions techniques. Du nord au sud de la côte de la seigneurie, cinq zones allaient être aménagées (voir la carte de ces zones ci-jointe)[4]. Précisons leur localisation et les noms des aristo­crates qui en furent les concessionnaires. La zone de Lanton, se terminant au nord à l’actuel port Cassy et au sud à la limite d’Audenge, fut concédée au sieur Langouran, de Bordeaux. Puis les côtes du village de Certes, dans la paroisse d’Audenge, furent divisées en trois zones : au nord, l’actuelle pointe de Branne, créée par le rattachement des îles de Branne et de Groc à la presqu’île resta toujours propriété Civrac ; la zone comprise entre la pointe et la terre ferme fut concédée à Cyrille Guesnon de Bonneuil, de Paris (ces deux zones sont séparées de la suivante par le canal artificiel de Certes); la troisième zone de Certes est le « Graveyron », presqu’île située entre, le canal de Certes et le port d’Audenge, et qui fut concé­dée au marquis des Lacs d’Arcambal. Le Graveyron fut endi­gué mais ne fut pas aménagé en marais salants. La quatrième zone des salines est celle des côtes de la seigneurie d’Audenge, entre le port et la limite de Biganos. Elle fut concédée au comte Pierre de Pardaillan. Au-delà, la côte de Biganos devint aussi propriété de Pardaillan, mais ne fut pas endiguée. La cinquième zone est celle des îles du delta de l’eyre. Malprat fut concédée à d’Arcambal. Les surfaces concédées à MM. d’Arcambal, Bonneuil, Pardaillan, Langouran, couvraient 1 640 journaux. La zone de Branne conservée par Civrac couvrait 549 journaux[5].

La technique d’aménagement consistait à isoler de la mer les terrains destinés aux salines. Chaque zone définie ci-dessus fut donc en totalité ceinturée par des digues plus hautes que les marées d’équinoxe les plus fortes. Les endiguements étaient établis non seulement en front de mer, mais aussi à la limite des terres fermes, afin de détourner les ruisseaux sur les seuls ports de Certes et Audenge. C’est ainsi que fut ouvert le nou­veau canal de Certes. A l’intérieur de ces cinq ensembles, tout un réseau hydraulique de diguettes, de bassins de décantation et de bassins d’évaporation fut créé. Il communiquait avec la mer par des écluses alors en bois.

On retiendra enfin la signification du terme « livre de marais ». Il désigne une unité d’exploitation autonome. C’est une unité de production isolée, indépendante de ses voisines. On voulut, au départ, créer 550 livres de marais ; ce chiffre fut ramené à 531 et on en exploita seulement 507 en raison de la présence de sources, à Branne notamment. Chaque livre cou­vre une surface d’environ 1 à 1,2 ha, en y comprenant les par­ties hautes appelées bosses. La livre est formée de deux bassins de décantation et de vingt bassins d’évaporation, appelés car­reaux ou aires. Dans notre région, les aires étaient des carrés de 18 pieds de côté (environ 5 mètres), soit un peu plus qu’en Saintonge. Le sel récolté dans les aires était empilé sur les bosses en attendant d’être évacué et vendu. La saunaison allait de mai à septembre.

Situation des salines

  1. Bourg et église de Lanton.
  2. Bourg de Certes.
  3. Bourg et église d’Audenge.
  4. Abbaye de Comprian.
  5. Bourg et église de Biganos.
  6. Bourg et église du Teich.
  7. Castera du château féodal de Certes.
  8. Buttes doubles du château carolingien d’Audenge.
  9. Salines de Lanton, à Langouran.
  10. Salines de la pointe de Branne, à Civrac.

III. Salines de Branne, à Guesnon-de-BonneuiL

  1. Le graveyron, à Certes, à d’Arcambal.
  2. Salines d’Audenge, à Pardaillan.
  3. Salines de Malprat, à Biganos, à d’Arcambal.

Trait plein. Grands endiguements.

Trait discontinu. Digues intérieures.

Parties hachurées. Salines entièrement aménagées.

 

Les travaux.

Dès 1755, François de Durfort consulta Jean Fort, expert juré en sel de Brouage, qui établit un devis pour la construction de 15 livres de salines seulement, sur la base de 650 livres tour­nois par livre de marais, plus le prix des écluses[6]. Le vieux marquis Eymeric de Durfort de Civrac était toujours vivant, l’affaire fut différée. En 1759, reprise du projet. L’intendant de la province fut consulté et ne fit aucune difficulté. En 1761, François de Durfort, devenu seigneur de Certes, vendit à bail à cens 240 000 arpents de terres incultes à une Société Moriencourt, Vallet de Savignac, le grand négociant en sel de Brouage, et Chaulce de Chazelle. La création des salines était prévue[7]. Cette société fit faillite. Civrac reprit sa terre et la concéda à nouveau à une autre société, Both et Clonard, qui fit aussi faillite.

Entre temps, les premiers travaux commencèrent à Branne. Le premier saunier arriva de Saint-Georges-d’Oléron en 1764. D’autres suivirent jusqu’en 1767[8]. Les îles de Branne et de Groc furent rattachées à la presqu’île. Un canal artificiel, long de 1,5 km fut ouvert entre le Graveyron et Branne. Il obturait l’ancien port de Certes et le remplaçait. Le vieux château féodal édifié sur une butte, à l’extrémité du canal, fut démoli. En 1768, une surface de 250 livres était déjà aménagée (arrêt du conseil du Roi de 1768). Alors le marquis de Civrac chercha des partenaires désireux de participer à son œuvre. Il vendit ainsi, de 1768 à 1772, la totalité des côtes et des prés salés, en se réservant la pointe de Branne[9]. Ces ventes étaient des baux à cens comportant un droit d’agrière du onzième du sel pro­duit. Les grands travaux s’accélérèrent et furent exécutés de 1768 à 1773.

Il s’agissait d’endiguer au total une trentaine de kilomètres de côte et de « renfermer » environ 2 200 journaux de prés salés. Les digues, en front de mer, mesuraient 48 pieds à la base, 8 en plate-forme, 8 en hauteur, à Branne. À Malprat, leur largeur atteignait 60 pieds. Un volume de terres argileuses de un à deux millions de m3 fut déplacé[10]. Ces endiguements permettaient la création de 1 200 livres de marais. En fait, on n’en créa que 531. Les travaux furent exécutés en continu et plus particuliè­rement en hiver. Placés sous l’autorité de l’ingénieur topogra­phe Claveau et de l’ingénieur Sellier, de Brouage, ils étaient confiés à des entrepreneurs de terrassements qui fournissaient la main-d’œuvre. L’effectif des brassiers était de l’ordre de 300 et le recrutement fut difficile. On sollicita l’intendant pour faire battre la caisse dans tout le ressort de la sénéchaussée[11]. D’après l’état civil de Biganos, on note la présence d’un contin­gent important de terrassiers limousins à Malprat. Cette main-d’œuvre était, semble-t-il, logée et nourrie. Pour remplacer le château féodal, Civrac fit construire une vaste maison sei­gneuriale, à l’emplacement de l’actuel château de Certes. II fit également construire, entre Certes et Audenge, une boulangerie, neuf maisons doubles afin d’y loger 18 familles de sauniers. Ainsi, le nouvel Audenge se créa. Les autres promoteurs suivi­rent l’exemple de Civrac et construisirent aussi des maisons à Comprian en particulier. Le bilan des travaux est le suivant[12] :

Propriétaires Programme

primitif

Nombre de livres

en 1774

Nombre

d’écluses

Civrac, à Branne 263 livres 260 10
Bonneuil, à Branne 51 40 3
Langouran, à Lanton 22 19 2
d’Arcambal, à Biganos 130 130 3
Pardaillan, à Audenge 60 85 3
  531 507  

 

Financements et emprunts

Le prix de revient des marais salants fut évalué autour de1 000 livres tournois par livre, incidence du coût des digues incluse. En 1779, on parlait de 650 livres pour créer de nou­velles salines et on retrouve le chiffre de Jean Fort de 1755. Au total, il est raisonnable d’estimer le montant des investisse­ments autour de 700 000 livres, soit 70 millions de francs actuels. Nous ignorons comment les concessionnaires de Civrac purent financer les travaux. Concernant Civrac, les données sont plus claires. Quelle était donc l’importance de son patrimoine ?

En 1758, la succession immobilière de son père était évaluée à 980 000 livres[13]. En 1765, à l’occasion d’un emprunt, François de Durfort valorisait son patrimoine à près de deux millions de livres, outre les biens de la marquise, provenant de son père, le duc d’Antin, évalués 800 000 livres. Manifestement, le mar­quis de Civrac était en mesure de financer les travaux de Cer­tes en vendant deux ou trois de ses fiefs. Il n’en fit rien et nous avons là la preuve qu’il crut toujours possible d’autofinancer les travaux par le produit des ventes de sel ainsi qu’on va le voir.

C’est pourquoi, toutes les opérations financières qu’il monta devaient prendre un caractère de relais. Ces relais financiers, il les trouva de trois façons. En premier lieu, il lança quelques emprunts importants auprès d’aristocrates tel que Michel de Pomeru, président au Parlement de Rouen, qui, en 1765, prêta 100 000 livres en rente perpétuelle à 6 % (Bronod, notaire de Paris). En second lieu, il sollicita systématiquement les conces­sionnaires. Les prêts consentis représentaient une sorte de contre-partie à la concession. L’abbé de Lustrat, premier concessionnaire de Malprat, avança 200 000 livres qu’il dut emprunter à son tour. Il calcula mal son opération et fut mis en faillite[14]. Catherine Guesnon de Bonneuil prêta 60 000 livres, Langouran 138 000 et Jean-Jacques Bacon de la Chevalerie 76 000. En dernier lieu, Civrac suspendit ses paiements à ses fournisseurs du Pays de Buch et aussi de Paris[15]. Les construc­teurs de marais, du château, des maisons de sauniers ne furent pas payés. Une fabuleuse note de 17 500 livres pour la fourniture du pain resta également impayée. Civrac se trouva en faillite.

Production et revenus globaux.

En 1779, la situation était devenue si difficile pour les pro­priétaires, qu’ils envisagèrent de vendre les salines au roi. Le dossier établi en cette circonstance nous éclaire sur l’impor­tance de la production. Mais, compte tenu de la destination du dossier, faut-il prendre les chiffres produits avec des réserves[16]. L’importance des exploitations, soit 507 livres, vérifiée par des recoupements, est exacte. Le rendement en sel était évalué par livre de marais entre 40 et 45 boisseaux de 80 litres chacun. La livre de marais produisait donc 3 200 litres de sel, soit environ 3 tonnes. Sur ces bases, la production totale s’élevait à 507 X 40, soit 20 280 boisseaux ou environ 18 000 quintaux ou 1 800 tonnes. Le sel était vendu trois livres le boisseau, pris sur les bosses. Le chiffre d’affaire annuel s’élevait ainsi à 3 X 20 280, soit 60 840 livres, de l’ordre de 6 millions de nos francs. Ce chiffre d’affaire se répartissait ainsi : trois-quarts pour les pro­priétaires, soit 45 630 livres ; un quart pour les sauniers, soit 15 210 livres, soit environ 240 à 250 livres pour chacune des 62 familles de sauniers.

Or, le sel était vendu par quantité d’une « pipe » qui cubait 7,43 boisseaux. Lorsqu’elle était vendue dans la sénéchaussée, la pipe supportait des droits qui s’élevaient à 54 livres et des frais de transport de 1 livre 16 sols. Le prix de revient du bois­seau s’élevait ainsi à environ 11 livres, dont 7,3 livres de droit. Au détail, le boisseau coûtait 14 à 15 livres. D’autre part, les faux sauniers achetaient le sel 6 livres le boisseau au lieu de 3. Il leur restait une belle marge… À la limite, dans le cas où tous les sels auraient été vendus dans la sénéchaussée, le volume des droits atteignait 7,3 X 20 000 = 146 000 livres, soit près de 15 millions annuels de nos francs. C’est pourquoi l’exonération des droits sur le sel, même partielle, représentait un facteur décisif de la rentabilité des salines.

Rentabilité des investissements. Un pari perdu.

Nous nous bornerons, pour simplifier, à faire le calcul global de la rentabilité des investissements et non le calcul pour cha­que propriétaire. On a vu que le montant des ventes pouvait s’élever annuellement pour les propriétaires à 45 000 livres. On avait estimé le coût des réparations aux écluses, ainsi que l’entretien, à 10 000 livres. Il restait donc 35 000 livres pour couvrir les frais financiers et les bénéfices. Sans charge finan­cière, sans emprunt, la rentabilité était très satisfaisante entre 5 et 6 %. Or, les capitaux furent tous empruntés au taux de l’époque de 6 %. La charge des intérêts s’élevait ainsi à 36 000 livres par an. Il ne restait donc plus rien pour couvrir l’amor­tissement. Qui plus est, toute chute des cours, tout accident cli­matique, était catastrophique. En conclusion, la création des salines, conçue ainsi qu’elle le fut avec un financement exté­rieur et absence de fonds propres, était vouée à l’échec.

Civrac et ses amis avaient bien vu la question. C’est pour­quoi ils avaient imaginé de financer l’amortissement des emprunts grâce aux bénéfices procurés par l’exonération fiscale.

Péripéties administratives et fiscales

Les sels de Certes, produits dans des terres nouvellement mises en exploitation, n’étaient pas soumis à la dîme conformé­ment au droit commun de l’époque[17]. Par contre, la question des droits spécifiques posait un problème énorme susceptible de mettre en jeu l’existence même des salines. De 1768 à 1779, Civrac et ses partenaires se trouvèrent en conflit permanent avec les fermiers généraux, puis avec les propriétaires charentais en tête desquels se plaçait le maréchal duc de Richelieu, principal intéressé. Plusieurs procès s’ouvrirent au Conseil d’État.

Selon l’arrêt du Conseil du 22 décembre 1761 autorisant la création des salines, les sels de Certes ne devaient payer que des droits identiques à ceux payés pour les sels du Médoc. Par un arrêt contradictoire du 20 septembre 1768[18], suivi de lettres patentes, Civrac obtenait l’exonération pour les sels destinés au commerce maritime soit national soit étranger. Et c’était là son souci principal. L’arrêt accordait aussi l’exonération pour les ventes dans le plat pays de la sénéchaussée, ce qui excluait Bordeaux, Libourne Blaye et Bourg. D’après la requête de Civrac, cette seconde question était sans importance vu la modicité de ce marché intérieur. La Cour des Aydes de Bor­deaux confirma par son propre arrêt du 18 janvier 1772[19].

Or, le marché du sel était en pleine évolution. L’exportation était difficile; seul le marché de la sénéchaussée restait possi­ble. L’exonération à laquelle Civrac n’avait pas accordé d’inté­rêt en 1768 devenait une nécessité. Le duc de Richelieu appuyant les syndics des propriétaires charentais et l’adjudi­cataire des fermes reprit l’affaire devant le Conseil d’État. Il affirmait que le Trésor Public avait déjà perdu un million de livres de droits ; il exagérait sans doute pour les besoins de la cause. Il demandait soit la suppression du privilège de l’exoné­ration, soit une disposition identique pour les sels charentais. Un arrêt du 7 septembre 1773 supprima le privilège de 1768 et maintint seulement l’exonération des droits pour la vente au commerce maritime[20]. En 1779, le marquis d’Arcambal fit une dernière tentative en rappelant « les travaux prodigieux et dépenses inconcevables qui avaient été engagés ». Il rappelait aussi que seul le bénéfice de l’exonération avait été le motif décisif de la création des salines. Il fut débouté[21].

C’est donc la conjonction d’une évolution très défavorable du marché du sel et la suppression des exemptions pour les ventes destinées à la sénéchaussée qui mirent en difficulté la rentabilité des salines et en fin de compte provoquèrent leur ruine.

La faillite

Lorsqu’il mourut, fin décembre 1773, Civrac était déjà en état de cessation de paiement. Le roi confia le règlement de la faillite à une commission extraordinaire du Conseil[22]. Le patrimoine de Durfort fut mis en vente et son cousin, le duc de Civrac, racheta à peu près tous les biens, sauf Certes, invendable. D’Arcambal était aussi en faillite lors de son décès en 1789. Cependant, les deux autres propriétaires surmontèrent leurs difficultés financières. On peut, alors, penser à une autre cause de la faillite. Il apparait en effet, que le train de vie princier que Civrac menait à Versailles, ainsi que sa passion du jeu avaient été la seconde cause décisive de la ruine.

En 1779, les propriétaires firent une tentative de vente des salines au roi. Le projet n’était pas rentable. Il échoua. En 1788, dans une note établie pour un acquéreur éventuel, on disait : « Je ne conseille à personne de se charger d’une aussi grande quantité de marais sans qu’on ait au préalable obtenu la franchise des droits. Je serais d’avis d’en abandonner la plus grande partie. Il serait plus à propos de les métamorphoser en réservoirs à poissons »[23]. Ces vues étaient prophétiques. Déjà, en effet, la pisciculture se développait et allait remplacer la production du sel.

Commercialisation du sel

Les sels de Certes concurrencèrent ceux de Brouage, mais les tonnages commercialisés étaient sans commune mesure dans la proportion sans doute du nombre de livres de marais exploi­tés, soit en gros, dans le rapport de 500 à 20 000. Si les sels de Lanton étaient d’une belle qualité blanche comparable à celle d’Oléron, ceux de Branne et d’Audenge tiraient sur le gris et le roux et ceux de Malprat étaient encore moins beaux. Tout cela en raison de la nature des sols, de la plus ou moins grande proximité du delta et de l’importance des dépôts marins. Cepen­dant, tous ces sels étaient également aptes à assurer la conser­vation des viandes[24].

Jusqu’à la fin du siècle, la commercialisation fut assurée exclusivement par les propriétaires. Ils se réservaient le mono­pole de la vente. Les sauniers devaient céder leur propre part au prix conventionnel de 3 livres le boisseau pris sur bosse. Cependant, cette garantie de prix dissimule mal l’instabilité du marché. Faute de documents locaux, nous nous référerons sur ce point à l’étude de Delafosse et Laveau sur les sels de Brouage. Il apparaît en effet que la période de création des salines de Certes correspondit à une phase de prix très élevés. En 1765, le cours des sels monta brusquement ; en 1770, les prix avaient doublé, puis ils diminuèrent jusqu’en 1775 pour revenir à leur niveau primitif. De toute évidence, Civrac, dans cette situation de 1765-70, avait trouvé un puissant argument pour convaincre ses partenaires.

En 1780, le marché des sels de Certes devenait difficile. Les propriétaires cherchaient un débouché stable et sérieux. Des contacts furent pris avec une « Compagnie de Prusse » qui possédait le monopole de la fourniture du sel à la Pologne. On consentit une décote de 40 %, soit un prix de vente de 36 sous au lieu de 60. L’affaire ne se fit pas. Cette chute des cours est identique à celle constatée cette année-là à Brouage.

En 1783, la seigneurie était mise en vente. Des affiches furent imprimées. On y lisait que le revenu des 262 livres de marais s’élevait à 9 350 livres. Nous pensons que ces indications sont exactes et crédibles. Sur cette base, la livre de saline rap­portait donc 35,7 livres tournois. On a vu ci-dessus que vers 1770, la livre de marais devait rapporter net 70 livres (35 000 livres pour 500 livres de marais). Ainsi, le revenu de cette année 1783 n’était plus que la moitié de ce qui avait été prévu à l’origine.

Au début de la Révolution, une reprise se dessina. En 1790, on trouve la référence à une vente de 190 pipes à 3 livres. En 1795 autre vente de 600 boisseaux encore à 3 livres[25]. Et en 1799, Jean Hervé, saunier, s’engageait à céder son sel, toujours sur cette base de 3 livres[26]. Puis, le marché se dégrada et les sauniers devinrent libres de commercialiser.

La clientèle des négociants de sel ne se trouvait pas à Audenge. Les marchands du lieu étaient de très petites gens ; ils ne négociaient pas le sel. Les clients étaient les commerçants de La Teste d’abord, mais aussi de Bordeaux, de Bayonne et même de Saint-Gaudens. La Teste était un centre de stockage. Après la Révolution, et compte tenu de l’évolution du marché, quelques tonnages furent stockés au château de Certes (inven­taire du Domaine en 1843).

L’évacuation des sels avait lieu exclusivement par mer. L’acheminement sur Bordeaux, par les chemins sablonneux qui traversaient la lande, eut été beaucoup trop onéreux sinon impossible. Le nouveau canal de Certes était alors un port actif. Les barques se rangeaient à quai le long des digues des ports de Certes et Audenge, et enlevaient des sacs de un bois­seau chacun. Plus tard, on établit un chemin de halage sur la digue du canal de Certes. Toutes ces activités portuaires, ainsi que les activités douanières qui les encadraient disparurent progressivement, comme la production du sel dans la seconde moitié du 19e siècle.

Les sauniers

La construction des salines, les terrassements des digues avaient amené une importante main-d’œuvre qui ne se fixa pas dans le pays. L’exploitation des salines allait, par contre, exiger une main-d’œuvre stable et spécialisée[27] [28]. Or, les quatre villages de Lanton, Certes, Audenge et Biganos, comp­taient à peine 200 feux au total. Aucun homme actif n’était dis­ponible et surtout n’était qualifié pour la culture du sel. Les ingénieurs charentais qui avaient construit les salines firent venir de Saintonge des jeunes gens célibataires qui acceptèrent de quitter leur famille et de se fixer en Pays de Buch pour une durée de 20 ans au moins. En 1765, le premier saunier arriva de Saint-Georges-d’Oléron. D’autres suivirent, encore de Saint-Georges en 1767 et plus tard de Brouage, de Marennes et d’autres lieux des Charentes, de Soulac même. L’effectif maximum attei­gnit 62 : 32 chez Civrac, 5 chez Bonneuil, et 5 chez Pardaillan, soit 42 pour la seule paroisse d’Audenge; 14 chez d’Arcambal, à Malprat et enfin 5 chez Langouran, à Lanton. Ainsi, la main-d’œuvre active d’Audenge augmentait de 40 % en quatre ans. En outre, plusieurs artisans, marchands et chirurgiens s’instal­lèrent.

Des questions d’ordre sociologique se posèrent. Ces jeunes Saintongeais venaient du pays gavache. Ils ne comprenaient pas la langue du pays. L’adaptation fut lente et mal aisée. Civrac prit des mesures que nous appellerons sociales. Il dota de 300 livres les jeunes gens qui se marièrent à peu près tous sur place, mais en général pas avec des filles du pays. À l’exception des garçons de Soulac qui s’établirent dans le vieux village de Certes, les sauniers vécurent en ségrégation dans le nouveau village des Places. Leur intégration ne devint effective que deux ou trois générations plus tard. Jouannet dit, en 1837, « les sauniers sont une race étrangère… ». « On les reconnaît à leur français corrompu, à leur taille plus élevée…, etc… ». À l’exeption de deux ou trois, les gens du pays ne voulurent pas se consacrer aux salines jusqu’à la Révolution.

Le statut du saunier était mixte[29]. Il était à la fois celui du fermier et celui du métayer. Chaque saunier cultivait en effet huit livres de marais en moyenne et même 10 et 11 livres ; sa femme l’aidait. La livre de marais produisait 40 à 50 bois­seaux de sel en bonne saison. La part du saunier de Certes n’était que d’un quart, contre un tiers à Brouage. Le revenu annuel pouvait théoriquement atteindre 240 livres. Mais, pro­bablement, le revenu moyen ne devait pas dépasser 200 livres par an. Il serait en tout cas comparable aux revenus des famil­les paysannes. En outre, le saunier pouvait cultiver les bosses selon la forme traditionnelle du fermage, comprenant un loyer fixe. C’est ainsi que l’An VII, Jean Hervé cultivait à la fois huit livres de marais et six journaux de bosses, soit deux hectares, et le loyer de ses six journaux était payé en nature : blé, froment, panier de sel, paires de poulets, fèves, gesses, ail et échalote. À son décès, sa veuve prit un permis de chasse moyennant la fourniture de quatre canards, douze pieds-rouges et trente-six alouettes… Enfin, le saunier devait assurer l’entretien des digues plantées en tamarins. Il devait construire sa cabane dans le marais avec le bois fourni par le propriétaire. Or, dès 1772, la pêche, dans les bassins des salines, était affermée à des poissonniers, tant à Branne que dans les autres centres, pendant la mauvaise saison. Le saunier devait, en conséquence, s’interdire la pêche dans les salines et devait aussi coordonner, avec le poissonnier, la manœuvre des écluses. Dans l’ensemble, malgré la double ressource du sel et de la culture, le niveau de vie des premiers sauniers resta médiocre. On ne trouve, par exemple, aucune acquisition immobilière de leur part. La situation s’amé­liora à la Révolution lorsque le métayage passa du quart à la moitié.

En 1800, le nouveau propriétaire du domaine de Certes, le danseur Jean Bercher Dauberval, vend les 18 maisons des sauniers à leurs occupants[30]. Les ventes sont consenties à rente perpétuelle, le modeste prix de 300 francs par maison représentait une année et demie de ressources. C’estencore beaucoup. En 1815, cinq maisons seulement sont payées. Les règlements s’échelonnent pendant 50 ans. Ces maisons de bois et torchis disparaissent progressivement au cours du XIXe siè­cle. L’exemple de Jean Hervé, premier saunier arrivé à Audenge, est caractéristique de la pression sociologique subie par les sauniers charentais. Cet « estrangey » est né à Saint-Georges-d’Oléron; il épouse une fille du Porge et son fils épouse la fille d’un saunier venu de Soulac. Son nom même est adapté aux normes de la linguistique gasconne et le second Hervé devint Herbet.

Lors de la mise en vente de la seigneurie de Certes en 1783, les salines de Branne sont formées par 260 livres de marais salants. Dès cette époque, la reconversion des salines s’impose à tous les propriétaires. La pisciculture va remplacer la production du sel de moins en moins rentable.

Déjà, par exemple, en l’an III, Mme de Bonneuil vend son domaine voisin dans lequel un quart des salines est abandonné mais on a créé un réservoir à poisson. Dans le domaine Civrac, les gestionnaires de la faillite ont aussi créé trois réservoirs et Dauberval a acheté 222 livres de marais qui ne sont probablement pas toutes en exploitation. Dauberval poursuit cette reconversion qui est surtout l’œuvre de son épouse. Ainsi il creuse un quatrième réservoir.

Au décès de Dauberval, l’importance des salines est réduite à 144 livres.

Extension des réservoirs en l’an VII.

Au crédit de Mme Dauberval et de son mari, il faut signaler le bail à ferme des réservoirs signé le 1er frimaire de l’an VII (21 novembre 1798). C’est un élément de l’histoire de la pisciculture à Certes : Pierre Hazera fils aîné a déjà affermé les premiers réservoirs à poisson du domaine de Certes. Le nouveau bail est de neuf années. Il concerne les mêmes réservoirs déjà loués. Dauberval s’engage à établir à ses frais deux écluses simples,

l’une située à la Taillade, du côté du chenal de Certes, lieu de Verduret, et l’autre dans le réservoir de la contre-digue du côté de Lanton, au fonds du réservoir. Les bailleurs s’obligent aussi pendant le cours de l’an VIII à établir une écluse double sur le réservoir dit de la grande baye du côté de Lanton.

Le preneur paiera un bail de 3 000 francs par an, payable en argent ou en blé et seigle, au choix des bailleurs. Il fournira aussi quatre plats de poisson des réservoirs de quatre livres chacun, chaque mois de pêche.

Mais les Dauberval sont déjà à court d’argent ; Hazera leur verse un acompte de 2.700 francs amortissable, chaque année du bail.

Cependant, la crise de la production du sel s’aggrave.

Les premiers sauniers charentais ont vieilli, plusieurs ont disparu, quelques-uns, et les veuves surtout, demandent à Dauberval de réduire de moitié l’importance des livres concédées. Malgré les faveurs que Dauberval accorde aux sauniers en leur concédant leur maison, leur nombre diminue encore pour se maintenir autour de 15 à 18.

Généralement, les sauniers sont titulaires de baux établis sous seing privé. C’est pourquoi ce genre de texte est si rare. Nous détenons cependant le dernier bail établi quelques jours avant le décès de Mme Dauberval qui ne l’a pas signé. Il n’est pas non plus de la main de Dauberval mais de celle de quelque secrétaire. Le temps où Boissière qui fait tout, rédige tout lui-même et inlassablement est encore bien loin. Dauberval, comme Civrac, est un grand personnage qui ne se livre pas à de tels menus travaux. Après le décès de Mme Dauberval, Me Eymeric a la charge de rédiger tous les actes de gestion de Certes.

Le 15 fructidor an VII (1er septembre 1799), Dauberval concède à Jean Hervé – un des tout premiers sauniers charentais – le renouvellement de son bail. Jean Hervé exploitera 8 livres et 8 carreaux de salines (c’est une surface moyenne) ainsi que 6 journaux de « bosses » pour la culture. Il doit conserver les lieux en bon état, accepter la surveillance des agents de Dauberval et suivre leurs directives spécialement pour la manœuvre des écluses.

Il doit fournir chaque année quatre journées de travail pour les grosses réparations des jars, digues et écluses.

Il doit respecter les tamarins des digues mais peut élaguer ceux des bosses.

Il peut amener ses chevaux, juments et poulains pâturer sur les digues mais sous réserve d’accord sur les conditions.

Il s’interdit de pêcher dans les réservoirs de Hazera.

Il doit s’assurer de la conservation des sels empilés sur les bosses en les recouvrant.

Il recevra le bois et les ferrures nécessaires aux cabanes construites sur les marais.

Hervé livrera la moitié de la production de sel à Dauberval et lui vendra sa propre part au prix de 3 livres le boisseau (c’est le prix pratiqué trente ans plus tôt !)

On retrouve là encore une obligation qui confère au propriétaire le monopole de la vente du sel afin, manifestement, de prévenir le trafic des faux sauniers.

Le poste de douane est d’ailleurs tout près de là, dans les marais Walbreck (ex Bonneuil).

Outre ces dispositions, d’autres concernent les cultures sur bosses : les six journaux de bosses sont soumis à une redevance de 1,5 boisseau de froment par journal, porté au château. Hervé livre aussi chaque année deux paniers de sel fin, une paire de grands poulets, un quart de fèves séchées ou gesses sèches, un paquet d’ail et un autre d’échalote, le tout rendu au domicile de Dauberval.

Tel est le contrat type qui régit le statut des sauniers.

Ultérieurement, Jean Hervé étant décédé, sa veuve Marguerite Nicolas sollicite la reconduction du bail précédent. Elle obtient des conditions tout à fait semblables par acte authentique (27 floréal an XI / 17 mai 1803). Mais elle obtient aussi un permis de chasse dans les marais, moyennant chaque année 4 canards sauvages évalués à 6 francs (c’est énorme !), 12 pieds-rouges à 1,20 franc, trois douzaines d’alouettes de mer évaluées 1,25 franc. Mais Marguerite Nicolas n’est plus en âge de partir sur les marais son fusil sur l’épaule, dans la pluie, le vent et la boue. Ce contrat est pour son jeune fils de vingt ans…

 

« Dauberval, maître de ballet », Pierre Labat, Bulletin SHA n°104, 2e trimestre 2000

https://shaapb.fr/media/pdf/bulletin/shaa-104.pdf

Produits accessoires et début de la pisciculture

En même temps que les salines étaient créées, de vastes étendues de terres nouvelles allaient être mises en culture. Le sol des digues et des bosses était en effet constitué d’argiles marines dont la fertilité était totalement différente des maigres sables des landes. On a vu que ces digues furent couvertes d’herbes. Elles furent affermées pour la production du foin. On trouve ainsi que le 19 mars 1793[31], les digues de Branne étaient affermées à Masson pour 200 livres par an. Le 24 février 1795, elles étaient à nouveau affermées, mais à 250 livres. Tou­tefois, après la fenaison, les sauniers pouvaient amener les chevaux au pâturage sur les digues. Cet appoint de ressources disparut rapidement. D’ailleurs, la question de la protection des digues se posa. Le gazon ne formait pas un obstacle suffisant contre la dégradation provoquée par le flot. Les digues furent revêtues d’une couverture de bruyères, côté mer; et cette tech­nique est toujours utilisée. Plus importante était la culture des bosses. Cette culture était réservée en priorité aux sauniers, et elle vit se développer le blé froment, jusqu’alors on ne connais­sait guère que le blé noir. D’autres cultures vivrières se déve­loppèrent.

Enfin, la dernière ressource accessoire qui allait devenir la principale, puis la seule, fut la pêche. L’exploitation des marais salants pour la pêche remonte à l’origine de la création des salines et tous les propriétaires sans exception utilisèrent les marais à cet effet. À Branne, chez Civrac, on trouve ainsi que le 2 octobre 1772, Giron Darteyre, marchand de poissons de Certes, afferma la pêche dans les marais jusqu’à Pâques, c’est-à-dire jusqu’au début de la saunaison[32]. Son fermage lui coûtait 420 livres. Après lui, Pierre Hazera, autre marchand de poissons, afferma la pêche pendant plus de 20 ans. Pour son premier bail du 26 janvier 1782, il payait 350 livres, ce chiffre passa à 800, puis à 1 200 livres en 1789[33]. En 1822, ce fermage s’élevait à 2 600 livres. Encore à Branne, chez Guesnon de Bonneuil, la pêche était affermée le 10 mars 1786 et à nou­veau en l’an XII et en 1811[34] à Gassian, autre poissonnier d’Audenge. A Malprat[35], d’Arcambal faisait affermer, dès le 7 octobre 1782 pour 9 ans, à un certain Antoine Faure, saunier, qui s’associa à un poissonnier de La Teste. Quant au Gravey­ron, on a vu qu’il n’y eut jamais de salines[36]. Mais, en 1787, d’Arcambal fit empoissonner en carrelets, soles, sardines, loubines et daurades[37]. La pêche y fut également affermée en l’an VII.

Il faut bien préciser ce qu’était la pêche en ces débuts. Le poisson amené par le flot pénétrait dans les marais par les écluses et poursuivait sa croissance dans les bassins et réser­voirs jusqu’à la période de pêche qui s’étalait pendant les mois de mauvaise saison. Dans une seconde phase, les marais salants furent reconvertis en réservoirs après avoir été approfondis de 50 à 60 centimètres. Alors, une véritable pisciculture se déve­loppa.

Disparition et reconversion

On a vu que la création des salines reposait sur trois fac­teurs : les idées physiocratiques de l’époque qui avaient séduit François Eymeric de Civrac, l’envolée des cours du sel de 1764 à 1770 et enfin l’espoir que l’exonération fiscale permettrait l’amortissement rapide des emprunts. Ces trois facteurs allaient, en quelque sorte, disparaître tous en même temps ou presque. En 1773, en effet, le privilège fiscal était supprimé et Civrac décédait cette année-là. Les cours chutèrent.

Faute de documents économiques concernant l’évolution des marchés des sels, après la Révolution, nous nous bornerons à décrire les étapes de la disparition des salines.

Des origines à la Révolution (1770-1790), la dégradation des activités fut peu sensible, 42 sauniers à Audenge en 1772, 39 en 1790. Après la Révolution, deux phases allaient se succéder : celle de l’abandon de 1790 à 1840 environ, puis celle de la recon­version méthodique en réservoirs à poissons de 1840 à 1870.

En 1790, les salines de Certes avaient 20 ans. La génération des pionniers qui avaient investi leur fortune, sinon celle des autres, s’éteignait. De nouveaux propriétaires apparurent, qui n’étaient pas des apôtres, mais des bourgeois bordelais, dési­reux d’investir dans la terre et non dans la production du sel. En effet, de 1793 à l’An VI37, le domaine de Lanton[38], le domaine de Bonneuil[39], les domaines d’Arcambal[40], l’ex-seigneurie de Certes[41], furent vendus. Leurs créateurs étaient décédés. Seul, Pierre de Pardaillan survécut et resta attaché à son œuvre. Sa famille conserva la propriété jusqu’en 1900. L’abandon des salines s’accéléra pendant la Révolution. À Malprat, il n’y avait plus de salines lors de la vente de 1795. En 1799, Pierre de Pardaillan produisait du poisson et non du sel.

Cependant, les salines de la presqu’île de Branne et de Lanton furent maintenues et leur abandon fut plus lent. De 1790 à 1796, le nombre des sauniers d’Audenge passait de 39 à 28 (recensement de la population). Sans doute, lors de la vente de Certes en 1798, il y avait encore 220 livres de marais contre 260 en 1774 et encore 220 en 1818. Mais, le dernier acte de vente précise que de nombreux marais sont inondés, incul­tes et perdus.

Le domaine Civrac fut revendu cinq fois successivement de l’An VI à 1818 et les prix de vente baissèrent régulièrement en passant de 660 000 francs à 100 000 et 75 000 francs[42]. Par ailleurs, les deux domaines de Branne étaient globalement loués à des fermiers. L’An XII, Dauberval louait tout son domaine[43] 13 000 francs par an, Walbreck, successeur de Bonneuil, louait le sien 6 000 francs. Or, les salines étaient incluses dans ces baux. Tout cela montre bien la médiocrité de la renta­bilité de ces domaines. Dans de telles conditions, l’abandon des salines s’accéléra et les marais furent abandonnés sans recon­version. Le pays se couvrit de marécages insalubres. Trois géné­rations d’Audengeois allaient souffrir de paludisme.

En 1818, François Valeton de Boissière, négociant bordelais, acheta le domaine Civrac, puis en 1837, le domaine ex-Bonneuil, soit toute la presqu’île de Branne. En 1843, il en fit donation à son fils, Ernest[44]. La seconde et dernière phase de la reconver­sion allait commencer. Ernest Valeton de Boissière, polytechnicien, fouriériste et phalanstérien, grand agriculteur, reconvertit le domaine. Il fît recreuser la totalité des marais. Une piscicul­ture rationnelle se développa à Certes, comme d’ailleurs à Audenge, Malprat, Lanton, le Teich et autres points bas du pourtour du Bassin d’Arcachon. Cette pisciculture était conçue pour relayer la production de la pêche en mer pendant les périodes d’intempéries. Produisant mules, bars, anguilles, elle fut extrêmement prospère.

Cependant, pour des raisons purement humanitaires, Boissière se refusa à accélérer la conversion des marais salants malgré l’importance des profits qu’il pouvait en espérer[45]. En 1860, le domaine de Certes occupait encore 16 sauniers et déjà la seule pisciculture rapportait 25 000 francs nets[46]. En 1877, deux marais seulement restaient exploités et l’année sui­vante, les « statistiques de la Gironde » de Féret ne font plus qu’une courte allusion aux anciens marais salants de Certes. En quelque 30 ans, Ernest Valeton de Boissière avait reconverti le domaine de Certes et lui avait rendu la prospérité dont avait rêvé le marquis de Civrac.

Un siècle s’est écoulé depuis la fin de la reconversion des salines. Que reste-t-il aujourd’hui de l’œuvre de Civrac et de ses partenaires, « des travaux prodigieux et des dépenses inconcevables » qu’avaient engagés ces pionniers ? Des digues, les mêmes que jadis, mais très dégradées. Des survivances des réservoirs à poisson envahis par les vases, les algues et les joncs parfois, ne produisant plus que des tonnages dérisoires de poissons. Des terres incultes, quelques rares pâturages. Beaucoup plus de soucis que de profits pour les propriétaires. Et, pour les écologistes et les fonctionnaires de la Mission d’aménagement de la côte Aquitaine, des champs de rêves et des projets utopiques.

Pierre LABAT.

 

 

Extrait des actes du XXXe congrès d’études régionales tenu à Périgueux des 22 et 23 avril 1978, Fédération historique du Sud-Ouest, Périgueux, 1981

[1]. Arch. nat., Q 287, n° 30 : Concession à Audenge par Catherine Damanieu. dame d’Audenge, du 20 août 1642.

[2]. Arch. dép. Gironde, Sac à procès 1117 : Dime du sel pour des salines récemment aménagées à Andernos, 1660.

[3]. A.D.G., C 1354 : Visite des prés salés de Certes en 1759.

[4].  A.N., N/III. n° 35 : Plan des salines à aménager en 1768, partie Guesnon de Bonneuil. cf. carte de Belleyme.

[5]. A.N. : commission extraordinaire du Conseil V 7 179.

[6]. A.D.G., C 1354 : devis de Jean Fort du 21 février 1755.

[7]. A.N., Minutier Central : Bronod et Maigret, notaires : Bail à cens emphytéotique, du 19 juin 1761, pour 240 000 arpents de terre incultes à Moriencourt et Cie ; A.D.G., 1 B 50 ; Confirmation par le roi du bail de 1761, enregistré le 23 juin 1762 ; A.D.G.. Q 1767 : Texte imprimé du bail de 1761 : Bibl. mun. d’Arcachon : même texte imprimé et procès-verbal de reconnaissance des landes concédées.

[8]. A.D.G., 3 E 25217 : Dunouguey, notaire : contrat du 10 nov. 1767 avec quatre sauniers d’Oléron.

[9]. A.N., Minutier Central. Bronod et Maigret, notaires : 28 avril 1768 : Concession de Malprat à l’abbé de Lustrat et au marquis d’Arcambal : 30 avril 1768 : Concession des côtes d’Audenge au comte Pierre de Pardaillan et à l’abbé de La Tour d’Auvergne : 14 avril 1770 : Concession de la totalité de Malprat à Arcambal : 7 février 1771 : Concession d’une partie de Branne à Cyrille Guesnon de Bonneuil, bourgeois de Paris : 11 mars 1772 : Concession de la presqu’île du Graveyron à Arcambal : 21 août 1772 : Concession d’une partie non précisée des côtes d’Audenge à Jacques Bacon de la Chevalerie ; A.D.G., 17 mai 1771 : Concession des côtes de Lanton à J.-B. Langouran, bourgeois de Bordeaux. Brun, notaire. Minute perdue; A.D.G., C 1354 : Étude pour la vente des salines au roi.

[10]. A.D.G., 3 E 25222 : Dunouguey, notaire du 9 nov. 1774. Contrat de parachèvement don travaux.

[11]. A.D.G., C 327

[12]. A.D.G., C 1354.

[13]. A.N., Minutier Central : Lenoir, notaire : 13 avril 1758. Partage du patrimoine d’Eymeric de Durfort de Civrac.

[14]. A N., : Felize. notaire : 26 août 1769, Reprise de la concession de l’abbé de Lustrât, décédé en faillite.

[15]. A.D.G., 3 E 22654: Eymeric, notaire. 20 janv. 1771. Jean Sellier, entrepreneur, réclame 12  000 livres à Civrac.

[16]. A.D.G., C 1354.

[17]. A.D.G., C 3671 : se réfère à l’arrêt du 22 déc. 1761 ; A.N., Conseil du roi, E 1965 D du 22 déc. 1761.

[18]. A.D.G.,  C 1354 :               se réfère à l’arrêt du 20 sept. 1768 et lettres           patentes          du 20 oct. 1768 sans en donner le             texte ; A.N.,             Conseil du roi, E 1438 C n° 13 du 20          sept. 1768.

[19]. A D.G.,  2 B 88 : Cour des Aydes, arrêt du 18 janv. 1772.

[20]. A.D.G., C 1354 : Copie de l’arrêt du 7 sept. 1773 ; A.N., Conseil      du roi. E 1494 s n° 54 du 7 sept. 1773.

[21]. A.D.G., C 1354 : Arrêt du 4 mai 1779 confirmant l’arrêt de 1773.

[22]. A.N., Minutier Central : Maigret, notaire, 1774 ; A.N., V 7 179 : Commissions extraordinaires du Conseil ; A.D.G., 4 L 221 : Créanciers Civrac; A.D.G., Q 1158. Q 1091′ Séquestre des biens Civrac.

[23]. A.D.G., Fond Billaudel, 6 J 73. Le 20 mai 1788.

[24]. A D.G., C 688.

[25]. A.D.G., O 1091 : Dossier Civrac; Q 1151 ; Vente de 600 boisseaux. An IV ; 3 E 34775 : Jautard, notaire, 1809.

[26]. Papiers de la famille Hervé-Labat.

[27]. Papiers de la famille          Hervé.

[28]. A.D.G., Notaires de Gujan, La Teste. Actes de mariages 1765-1785. État civil Audenge, Biganos, Lanton ; notaire Dunouguey : Avance aux sauniers. 10 nov. 1774; recensement de l’an IV ; notaire Dunouguey. 3 E 25217. Contrat avec les quatre premiers sauniers d’Oléron ; 10 nov. 1767.

[29]. Papiers de la famille Hervé.

[30]. A.D.G., notaire Eymeric, 3 E 22664. An IX : Vente des maisons des sauniers.

[31]. A.D.G., Q 1158 : Ferme des digues le 19 mars 1793.

[32]. A.D.G., 3 E 25.220 : Dunouguey, notaire : Ferme de la pêche à Darteyre, le 21 oct. 1772.

[33]. A.D.G., Q 1091 : Ferme de la pêche à Hazera, 24 février 1796; ferme de pêche à Hazera, 9 nivôse an IV.

[34]. A.D.G., 3 E 34799 :  Ferme de la pêche à Branne, 1er avril 1811; 3 E 13.288: Trimoulet, notaire : Walbreck afferme son domaine, 22 prairial an XII.

[35]. A.D.G., Eymeric, notaire : Ferme de la pêche à Malprat, 7 nov. 1782.

[36]. A.D.G., Baleste, notaire : Ferme de la pêche à Graveyron, 27 frimaire an VII.

[37]. Archives de la Juridiction de Certes, d’après Rebsomen.

[38]. A.D.G., 3 E 24.094 : G. Séjourné, notaire : Vente du domaine de Lanton, 22 juin 1793.

[39].A.N., Minutier Central : Boileau, notaire à Paris : Vente par Guesnon de Bon­neuil, à Walbreck (minute perdue).

[40]. A.N., Minutier Central : Trutat, notaire à Paris : Vente de Malprat, Graveyron, à Goynau et Ducru, de Bordeaux, 1er brumaire an IV.

[41]. A.D.G., Vente des biens des émigrés. Dossier Civrac à J.-B. Dauberval, 3 floréal an VI.

[42]. A.D.G., 3 E 24.752 : Bernard Darrieux, notaire à Bordeaux : vente par les héri­tiers Dauberval à G. Darles 120 000 F, 14 août 1806 et 12 nov. 1806 ; 3 E 31.434 : Mailleres, notaire à Bordeaux : vente par Darles, à Mamignard, 100 000 F. 25 déc. 1812 ; Q 252 : Hypothèques. Adjudication du Tribunal du domaine, à Darles, 75 000 F, 27 nov. 1817 ; O 268: Hypothèques. Brannens, notaire à Bor­deaux : vente à François de Boissière, 80.000 F, 7 mars 1818; Q 730 : Hypothèques. Adjudication au Tribunal de la Seine du domaine de Walbreck, à Boissière, 130 000 F, 28 déc. 1837.

[43]. A.D.G., 3 E 22.660 : Eymeric, notaire : Dauberval afferme son domaine, 16 prairial an XII.

[44]. A.D.G., Q 900 : Hypothèques, donation de François de Boissière à son fils. Inven­taire du domaine. 135 tonnes de sel sont stockées et valorisées 5,50 F le quintal.

[45]. Annales do la Société de Géographie, 1863.

[46]. Correspondance privée de la famille DUVIGNEAU, à Audenge. Engagement d’un régisseur.

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