1832 – Jeu de passe Passe

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À intervalle plus ou moins régulier, l’attention publique est ramenée sur la question du Canal des Deux-Mers, toujours à l’étude en France tandis qu’en Allemagne, en Russie, en Angleterre, au Japon, en Grèce, des travaux similaires sont résolus et exécutés ou vont l’être, et rendent ou rendront plus forts et plus prospères ces divers pays.

Nous autres, nous continuons à discuter. Nous ne savons prendre parti qu’en faveur des entreprises étrangères – le Panama et les Mines d’or.

Si nous étions plus renseignés, peut-être agirions-nous autrement. Nous parlons du Canal des Deux-Mers, mais combien est-il de Français instruits de ce qu’il pourrait être ? L’œuvre est cependant d’intérêt général. Elle est aussi d’actualité permanente.

Ces considérations nous donnent l’idée de présenter sous forme hypothétique l’entreprise comme réalisée.

Par le texte et par l’image nos lecteurs vont avoir sous les yeux le Canal des Deux-Mers ouvert à la navigation. Cette hypothèse ne tend à prôner aucun des multiples projets présentés à l’État, ni à garantir l’excellence et la réussite de quoi que ce soit. En dehors de toute idée préconçue nous imaginons simplement le canal achevé ; c’est surtout le pittoresque de la supposition qui nous semble intéressant.

Si un enseignement quelconque sort de ces pages, où la fantaisie habille le document, c’est que le lecteur veut bien y apporter l’attention et y ajouter les réflexions que doit inspirer une entreprise donnée pour utile à l’avenir, la fortune, la grandeur du pays[1].

Les Français veulent dépenser 800 millions pour faire le canal des Deux-mers ; nous en dépenserons 1000 pour qu’il ne se fasse point disent les Anglais !

Qui donc dit les Français capables de concevoir et incapables d’enfanter ? Le voilà creusé, tout de même, ce fameux Canal des Deux-Mers, que peut remplir toute l’encre qu’il a fait couler. La France entière est en fête ; le Midi est dans l’enthousiasme de la victoire. Que de difficultés vaincues ! Enfin voici l’œuvre achevée : La Méditerranée n’est plus un lac anglais ; Gibraltar devient un épouvantail à mettre au British-Museum ; à travers la plus fertile région de la France, une artère de vie va décupler, centupler la valeur productive du sol. Et quel triomphe, cette inauguration solennelle à laquelle le monde entier est convié !

Ô merveille sans seconde, dans le bassin d’Arcachon aux sables domptés, la Flotte Internationale, pavois au vent, est rassemblée. Une patriotique émotion nous saisit au moment de rendre compte de ces inoubliables journées. Elles effacent à jamais les deuils et les tristesses d’antan. Qui se souvient aujourd’hui des faiblesses et des hontes qui amenèrent et marquèrent, il y a douze ans, à la fin du XIXe siècle, la chute du parlementarisme ? Nous sommes tout au bonheur du relèvement, que nous devons à l’action de l’admirable république sans rhéteurs que la France a su se donner. Où est-il le temps où un avocat présidait au commerce et un médecin à la marine ? Le peuple français a recouvré la raison, et le voilà définitivement entré dans la voie des solides et pacifiques conquêtes. Que de chemin parcouru en douze ans !

À l’heure où l’univers a les yeux tournés vers la France qui, par un triomphe industriel, commercial et maritime, affirme sa supériorité reconquise, on ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil en arrière. Aussi bien convient-il de rappeler sommairement l’historique de la gigantesque entreprise du Canal des Deux-Mers, avant d’en raconter l’émouvante inauguration. Sachons donc détourner nos regards du spectacle féerique du bassin d’Arcachon et du port du Teich, imprenable asile de nos flottes, et dans l’instant même où M. Paul Deschanel, Président de la République française, ayant à sa droite le Tsar et à sa gauche l’Empereur d’Allemagne, s’avance sur le vaisseau présidentiel vers l’arc de triomphe construit à l’entrée du canal, remémorons-nous les obstacles qu’il fallut vaincre pour en arriver là ; nous n’apprécierons que mieux la grandeur du résultat final.

Rappelons les travaux de Claude Deschamps (1765-1843), ingénieur des Ponts & Chaussées, constructeur du pont de Bordeaux ainsi que du phare du Cap Ferret, successeur de Nicolas Brémontier comme ingénieur au service de la province de Guyenne. Le magnifique bassin d’Arcachon de 12 500 hectares, plus de sept lieues carrées de superficie, placé au centre de ces dunes qui en abritent les côtés les plus exposés aux vents violents du sud-est au nord-ouest, présente naturellement dans les chenaux larges et profonds de son intérieur un refuge aux bâtiments de guerre ou de commerce, auxquels les tempêtes du golfe ou d’autres circonstances ne permettent pas l’entrée de la Gironde ou de l’Adour. On sait tout ce que, dans son état d’entier abandon, il a rendu de services pendant la durée du blocus maritime ; c’était par ce bassin et le port de la Teste que de grands navires américains nous apportaient les denrées coloniales ; on peut, d’après cet exemple, apprécier de quel secours il sera pour le commerce si des travaux convenablement dirigés lui assurent par une passe bien orientée, une entrée moins périlleuse que la barre actuelle, et s’il est mis par l’intérieur en communication avec Bordeaux et Bayonne au moyen d’un canal navigable. Nous nous refuserons toujours à penser qu’il n’existe pas de moyen de tirer parti d’une position aussi admirable.

    

La carte des canaux Adour-Garonne de 1832 établie pour la Compagnie des Dunes, soulignant le projet de Claude Deschamps, nous montre la Passe Nord entre la pointe du Ferret et l’île de Matock (à hauteur du phare actuel) canalisée et la Passe Sud fermée.

Des travaux à faire pour l’assainissement et la culture des landes de Gascogne et des canaux de jonction de l’Adour à la Garonne, par Claude Deschamps.

Après lui, le 31 mars 1855, à la suite d’une décision ministérielle du 21 septembre 1854, Jules Marie Pairier, ingénieur ordinaire du même service des Ponts et Chaussées, propose, pour guider le navigateur, de construire des amers en charpente le long de la côte, espacés d’environ 6 milles, d’établir de nouvelles bouées sur la Passe et dans le Bassin et de remplacer, une fois la passe fixée, les mâts-balises existants par deux tours en charpente portant chacune un fanal ; pour avoir une passe d’accès facile, de fixer sa position dans une direction à peu près normale à la côte et de fermer les chenaux secondaires, au moyen :

1° – d’une jetée placée au sud, se prolongeant du côté du large, dans la direction de l’est à l’ouest jusqu’à l’alignement de la côte et rattachée par une courbe à la rive sud, défendue elle-même sur toute la longueur soumise aux érosions, soit sur 5 300 mètres ; 2e – d’une autre jetée partant de l’extrémité du cap Ferret, établie sur le banc du Toulinguet, longue de 2 000 mètres et dirigée vers l’extrémité de la jetée sud, de manière à éviter la déviation de la passe vers le nord, tout en restant en deçà de l’alignement de la côte ; 3e – d’épis de défense placés près de l’enracinement de la jetée nord, sur la côte extérieure du cap Ferret, jusqu’à 4 000 mètres de ce cap. La largeur laissée libre entre les jetées est de 2 000 mètres ; elles sont submersibles et arasées à 1 m 50 au-dessous des plus basses mers. Cet avant-projet établit, à environ 11 millions de francs, les dépenses prévues. Le 16 février 1857, une décision ministérielle prescrit de réduire les travaux projetés à la défense de la rive sud du bassin et l’établissement d’une jetée à la suite, limitée provisoirement à la rencontre du banc de Matoc ; l’exécution de la jetée nord devant être écartée pour le moment.

En avril 1857, le canal des Deux-Mers tombe dans l’escarcelle de la Compagnie des chemins de fer du Midi et … du canal latéral à la Garonne, dont l’objectif est d’éliminer la concurrence potentielle.

Le projet définitif dressé de Pairier est déposé le 5 novembre 1858, avec une prévision de dépenses de 7 500 000 fr, la jetée sud étant réduite à 1 715 mètres. Le 14 août 1860, le Conseil général des ponts et chaussées donne un avis favorable à l’exécution du projet ; cependant l’État ayant restreint ces travaux à la défense de la rive extrême sud seulement, avec une dépense de 1 800 000 fr, les ingénieurs, dans un rapport du 6 mars 1862, expriment l’avis que les travaux, ainsi incomplets, ne tarderont pas à être détruits et qu’en outre la dépense atteindra 2 600 000 fr. Devant la gravité de l’affirmation, l’État omet de consacrer 5 millions aux travaux de l’entrée du bassin, et le 30 novembre 1862, un nouveau projet, d’une jetée mixte, est déposé dans ce sens.

1860 – Carte du Bassin et de la forêt d’Arcachon, Jean Lacou

À l’instar de Jean Alibert[1], chef restaurateur de La Forestière, Jean Lacou (1820-1908) est un véritable touche-à-tout. Né à Mérignac, ce fils de tonnelier travaille dans la mécanique jusqu’à ses trente ans. Il prend plusieurs brevets d’invention pour diverses machines (machine à vapeur, fusil à canne, couveuse artificielle, système de fermeture pour conserves alimentaires, etc.). Il dit même être l’inventeur de la pédale de la bicyclette !

« En 1846, je construisis un vélocipède à pédales, avec roues en bois, avec de larges jantes, afin d’être bien équilibré sur le sol. Mais ne trouvant pas ce système agréable ni commode, puisqu’il n’y avait place que pour une seule personne, je laissai ce projet de côté… »  (Jean Lacou, La Gironde du 30 décembre 1894)

Libraire à Arcachon, il tient également un cabinet de lecture qui fait également office de dépôt de cartes marines et de maison commerciale où il vend des bouteilles de vins, des liqueurs, des sirops, de la gelée d’arbouses, du poisson, des huîtres, etc.

Auteur, il publie des recueils de poésies et divers ouvrages sur la région dont un « Guide historique, pittoresque et descriptif du voyageur aux bains de mer d’Arcachon et à dix lieues à la ronde » en 1856. Il profite d’un mois de prison au fort du Hâ (causé par un article sur l’alignement des rues à La Teste publié dans « Le Phare d’Arcachon ») pour sortir un recueil de poésies intitulé « Les Heures d’un Prisonnier ».

Journaliste, il fonde plusieurs journaux dont « Le Phare d’Arcachon », « Le canton de Pessac », « Le Courrier de Bordeaux », « Le Messager des Landes et de la Gironde ».

Jean Lacou sera aussi armateur de pêche.

Son recueil « Fleurs des Landes » (1853) le voit employer l’occitan pour la première fois. Il s’agit d’un gascon girondin, celui qui se parle à Mérignac et dans ses environs. C’est un parler avec des francismes, mais qui a l’immense intérêt d’être naturel et spontané. Il nous renseigne sur la manière dont on parle l’occitan du côté de Bordeaux au XIXe siècle.

Le Bassin d’Arcachon

 

Qu’il est doux d’habiter cet agreste rivage,

Ce beau lac de la mer où le flot est si pur !

Où le joyeux poisson et le frais coquillage

Se laissent mollement porter de plage en plage

Par la vague d’azur !

 

Qu’il est doux de voir fuir ces légères nacelles,

Ces barques de pêcheurs s’inclinant sous le vent,

Et quand le ciel est calme et que les eaux sont belles,

D’y voir passer dessus l’ombre des blanches ailes

Du léger goéland !

 

Qu’il est doux, chaque soir, quand commence la brune,

De parcourir ces bords toujours silencieux,

Voir le flot scintiller aux rayons de la lune,

Et contempler le phare, aussi beau sur sa dune

Qu’une planète aux cieux !

 

Qu’il est doux, le matin, quand Phébus veut paraître,

De voir ses feux dorer les établissements,

L’habitant qui, joyeux, en rouvrant sa fenêtre,

Fredonne un gai refrain, revoyant apparaître

Les signes du beau temps !

 

Qu’il est doux, quand la mer refoulant sa marée,

Recouvre de ses eaux les verdoyants crassâts,

De voir, dans le bassin, la troupe aventurée

Des baigneurs s’agitant dans une onde troublée

Par leurs joyeux ébats !

 

Ah ! ne me dites plus qu’on peut trouver en France

Des bains plus recherchés, des baigneurs plus nombreux :

Arcachon du bonheur est bien la résidence ;

Ses eaux et sa forêt sont pleines d’espérance,

Et font beaucoup d’heureux !

Son guide historique de 1856 est accompagné d’une carte détaillant le projet de création d’une nouvelle passe dans le Bassin d’Arcachon à travers… la presqu’île ! La presqu’île se retrouve rabotée, et le Cap Ferret devient tout simplement une île.

La passe imaginée par Lacou est large de 1500 mètres

Les travaux comprennent la création d’un chenal pour faire également d’Arcachon une île, la construction d’un canal reliant La Teste à l’étang de Cazaux (nommé canal des grandes Landes), d’un autre canal unissant les étangs de Cazaux et de Biscarosse (nommé canal du littoral des Landes).

 

Extrait de la carte de Jean Lacou, 1860 (zoom sur le projet de nouvelles passes au Cap Ferret et à Arcachon)

http://www.ville-lege-capferret.fr/actualites/larchive-du-mois-davril-2021/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Lacou

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6460959j/f33.image.r=habiter

[1] – Voir « Lumière sur… Jean Alibert, chef poète »

http://www.ville-lege-capferret.fr/actualites/larchive-du-mois-de-decembre-2020/

 

Napoléon III est venu à Arcachon le 4 octobre 1863 ; le Prince impérial n’accompagne pas son père, contrairement à ce que rapporte la légende ! Arrivant en train de Biarritz, il a poursuivi vers Bordeaux alors que « Papa » descend à Lamothe pour aller vers Arcachon. Il est accompagné de son aide de camp, le général Lebœuf, du sénateur Prosper Mérimée, d’Émile Pereire et de Paul Régnauld. Un détail a ici son importance : la présence d’Émile, patron de la Compagnie du Midi, aux côtés de Napoléon III, n’a donc rien d’anodin ! La visite fut courte : arrivé à 15 heures, qu’a-t-il fait ? Il est 16 h 45, lorsque Napoléon III s’en va ; le général Lebœuf fait dire à Émile Pereire : « L’Empereur part ravi ! ». En regardant la liste des personnalités qui accompagnent Napoléon III, « c’était bel et bien une opération montée par la Compagnie du Midi ».

Comme les précédents, ce projet tombe en sommeil ; on construit néanmoins des amers et on établit un système complet de balisage des passes et des chenaux intérieurs pour la navigation de jour[2].

En 1900, la situation maritime de la France est désastreuse. Le cabotage est mort ou mourant ; le tonnage et le transit de notre marine marchande sont inférieurs à ceux de l’Italie et de la Norvège ; les paquebots allemands viennent toucher à Cherbourg pour y enlever aux paquebots français les marchandises et les voyageurs à destination de l’Amérique ; les paquebots anglais desservant l’Extrême-Orient font tranquillement de Marseille leur tête de ligne. Au point de vue militaire tout est à organiser dans la défense des côtes qui dépend à la fois de la marine et de la guerre, quoique, depuis Colbert, cette abominable dualité a été mille fois condamnée ; les points d’appui pour la flotte manquent de tous côtés ; l’Angleterre est partout souveraine maîtresse des mers et des passages, et l’honneur national français se contente de triompher des Anglais, une fois par an, le jour du Grand-Prix, sur la pelouse de Longchamp.

Il faut les bouleversements qui suivent l’Exposition universelle de 1900 pour qu’on voit la France recouvrer son bon sens, se débarrasser du parlementarisme et de la centralisation à outrance, se réorganiser en provinces autonomes, refondre le suffrage universel, combattre l’alcoolisme et la dépopulation, en un mot venir à bout, grâce au merveilleux ressort qui est en elle et qui l’a sauvée de tant de crises à travers les siècles, des causes multiples d’une effroyable décadence.

Aussitôt le calme rétabli, et des hommes d’action arrivés au pouvoir et investis d’un mandat durable avec tout le poids d’une responsabilité réelle, sous le contrôle d’un chef d’État véritable, un des premiers actes auxquels songe le Gouvernement, est de fixer l’attention publique sur une entreprise absolument française et qui, tout en donnant, durant plusieurs années, de l’occupation à des milliers et des milliers de travailleurs, ne fait pas sortir de France un centime et libère le pays de la suprématie anglaise, en doublant la force de sa marine de guerre et en ressuscitant sa marine marchande.

Il s’agit de réaliser enfin le classique projet du Canal des Deux-Mers. Sans remonter aux Romains qui en eurent l’idée, on peut rappeler que, depuis 1878, le Parlement français a été vingt fois sollicité de prendre à cœur ce travail national. Mais les parlementaires, indulgents aux compagnies de chemins de fer, assez peu avisées pour méconnaître que l’intérêt public passe avant le leur et que, d’ailleurs, elles ne perdent jamais rien, au contraire!, quand d’une façon ou de l’autre les transactions commerciales augmentent dans une région ; les parlementaires, dociles aux avis fantaisistes des ingénieurs du corps sacrosaint des Ponts et Chaussées, lesquels n’étant pas appelés à diriger une entreprise conçue par l’initiative privée, la voient d’un mauvais œil, sans compter qu’ils ont de la rancune contre tout ce qui est canal, attendu que leur infaillibilité s’est affirmée deux fois pour les travaux de ce genre d’une façon éclatante : la première, marchandises : avec une sérénité parfaite la Grande Nation voit son cabotage réduit à 2 millions 600 000 tonnes, tandis que le cabotage anglais dépasse 120 millions de tonnes. On aurait fort surpris le conseil municipal d’Angoulême ou celui de Clermont-Ferrand en leur révélant que peu à peu, l’Allemagne est arrivée à détourner de la France tous les grands courants commerciaux d’autrefois. L’Allemagne a réuni Anvers à Gênes et Brindisi par le Saint-Gothard, raccordé Anvers à Salonique, par Mayence et Vienne sans que la superbe indifférence des municipalités républicaines, tout entières occupées du respect des immortels principes, ait été un instant troublée.

C’est en vain que des marins de l’autorité des amiraux Planche, Aube, Fournier, des armateurs de l’honorabilité de M. Charles Roux, des écrivains militaires de la valeur de M. Maurice Loir, ont multiplié les cris d’alarme. Ils prêchent dans le désert de la politique et des conflits de partis et de castes, et la France va agoniser, mourir, quand, enfin, elle se ressaisit et veut vaincre le mal.

Le 30 février 1903, la première commission de l’Assemblée Nationale évalue le coût de l’entreprise à 1 milliard ; la cinquième, quinze ans plus tard et au mépris des perfectionnements industriels, prévoit au bas mot 2 milliards 1/2, et quant à la durée des travaux et à l’importance des concours nécessaires, enfante un raisonnement prodigieux qui vaut la peine de rester dans l’histoire. M. Verstraet, en 1899, le rapporte en ces termes : « Il a fallu, dit la dernière commission parlementaire du Canal des Deux-Mers, pour construire le canal allemand de la Baltique dont la longueur n’est que de 98 kilomètres, 41 ingénieurs diplômés, 10.000 ouvriers, 220.000 chevaux de force et une durée de cinq ans.

Or le Canal des Deux-Mers est cinq fois plus long, donc il faudra 5 fois 41 ingénieurs, soit 203, 5 fois 10.000 ouvriers, soit 50.000, 5 fois 22.000 chevaux soit 110.000, 5 fois 5 ans soit 25 ans. »

Vous sentez la logique de ce raisonnement. Vous voulez construire une rue qui aura 100 maisons. Pour la première maison il vous a fallu, je suppose, 1 architecte et 2 ans de travail ; donc il faudra pour construire les 100 maisons 100 architectes et 100 fois 2 ans soit 200 ans !

L’Administration des Ponts et Chaussées déclare que le canal de Suez était une folie ; la seconde, elle affirma, sourire aux lèvres, que le Panama se percerait de lui-même, en jouant ; bref, les parlementaires ignorants comme des carpes, à l’exemple de la majorité des Français d’alors (et pas que d’alors !), sur tout ce qui est géographie, économie politique, etc., ne saisissent pas l’intérêt militaire et commercial de l’œuvre.

À cette époque, combien a-t-on trouvé de gens en France se rendant compte de la nécessité de la solidarité maritime et sachant que lorsque le Havre pâtit, Limoges souffre, et que pour avoir de l’air et de la vie dans un pays comme dans une maison, il faut avant tout ouvrir des portes et des fenêtres, c’est-à-dire, avoir aux frontières maritimes et terrestres de nombreux débouchés par où se fait, fructueuse et vivifiante, la circulation des produits?

Rappelons qu’en l’an de grâce 1899, près de 80% des produits français transités au-delà des mers le sont par les étrangers. Le commerce français donne par an plus de 400 millions aux Anglais, aux Allemands, aux Italiens, pour qu’ils prennent la peine de transporter nos marchandises.

L’Assemblée des Conseillers provinciaux adopte le projet du Canal reliant l’Océan à la Méditerranée présenté par le gouvernement, et autorise ses promoteurs à se mettre à l’œuvre. Cette fois, l’action souterraine anglaise, la jalousie des compagnies de chemins de fer, le mandarinat des ingénieurs officiels sont battus : les 800 millions nécessaires à l’entreprise sont souscrits d’enthousiasme et, dès les premiers jours de 1904, les travaux commencent sur les principaux points attaqués à la fois. 30.000 ouvriers conduits par 30 ingénieurs et 200 piqueurs avec des machines à creuser et à percer actionnés par une force totale de 60 000 chevaux-vapeur, achèvent l’œuvre en huit ans.

Se souvient-on des diverses évaluations de personnel et de dépenses sorties de l’imagination des différentes commissions parlementaires qui eurent à examiner le projet du Canal des Deux-Mers de 1878 à 1900 ?

Il y en eut de particulièrement réjouissantes. Plus le parlementarisme se gangrène, plus le montant des travaux à prévoir grossit, et les contradictions s’entassent sur La Pallissade. 200 ans ! À ce compte on met deux siècles pour bâtir une rue ! Toutes les objections ou évaluations de la dernière commission parlementaire d’avant 1900 sont de cette force. L’expérience a démontré leur valeur.

Au fur et à mesure que nous allons rendre compte de l’inauguration à laquelle nous venons prendre part, les obstacles surmontés se présentent à nous et l’on juge par la réalité des faits du cas qu’il convient de faire de l’opposition dont le projet de canal interocéanique a eu tant à souffrir, pour le plus grand bien de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Italie.

Mais ne regardons plus en arrière. Le présent nous sollicite. Il faut conter en détail ce voyage d’inauguration d’Arcachon à Narbonne, dont chaque pas est une victoire de l’homme sur la nature.

Nous écrivons ces lignes de la rade d’Arcachon, à bord du croiseur protégé où la presse parisienne est reçue et qui vient immédiatement après le cuirassé présidentiel.

Sous nos yeux, le bassin que nous connûmes si calme à peine sillonné par quelques barques de pêcheurs ou quelques embarcations de plaisance, déborde de mouvement et d’activité.

La ville de plaisir et de repos, l’Arcachon si cher aux Bordelais et aux habitants du Sud-Ouest et du Centre, n’a rien perdu en s’agrandissant de son aspect de villégiature d’été et d’hiver. À l’extrémité du bassin, Arcachon est toujours tranquille et souriant, mais plus à gauche, là où nous n’avions si longtemps que des dunes et des pins, dans ces petits endroits si mornes, la Teste, le Teich, une fée a, d’un coup de baguette, tout bouleversé pour enrichir toute la région. Un port militaire, un port marchand, d’immenses magasins d’approvisionnement, des cales de radoub, des chantiers de construction existent où, hier encore, tout était vide et solitude. Des maisons, des usines sont sorties de terre. Et ce sont çà et là des comptoirs, des entrepôts, des ateliers — les habitants de la Teste et du Teich se demandent souvent s’ils ne font pas un rêve.

Nous remarquions, ce matin, des pêcheurs, de bonnes gens qui vivaient jusqu’alors occupées seulement par les parcs à huîtres et de temps en temps par quelques coups de filet en mer, immobiles sur un quai du Teich et, bouche bée, à la vue des cuirassés de toutes les grandes nations en ligne d’escadre en face d’eux dans le bassin où leur fait vis-à-vis toute la flotte française ayant en tête l’escadre du Nord, qui, on le sait, va passer, en moins de soixante heures, de l’Océan dans la Méditerranée.

Nous venons d’assister en canot à vapeur à la visite des digues construites sur des fonds de 16 mètres et permettant par les plus gros temps l’entrée et la sortie du bassin. On s’est rendu maître de la passe qui met en communication avec l’Atlantique la vaste étendue d’eau où débouche l’Eyre. Les dragages, les endiguements ont maîtrisé la vague et le sable. C’est au prix de réels efforts qu’on a fait un port sûr de ce bassin aux multiples chenaux, aux 4 500 hectares d’eau salée quand la marée est au plus bas de l’année, aux 15 000 hectares inondés quand la marée est au plus haut. Mais ce point parait le meilleur des débouquements à choisir. Les sables domptés on peut ranger là toute notre flotte, hors de l’effet des tempêtes et des vues de l’ennemi. Perdus dans les dunes, parmi les amas de sables, les forts se cachent inexpugnables ; il ne faut pas songer à s’approcher du Cap Ferret, à entrevoir dans le goulet gardé par les sous-marins et les torpilles, si nous voulons nous y opposer. Quant à bombarder le port militaire et le port marchand établis au fond du bassin, au Teich, impossible, c’est trop loin.

Reste la fameuse réponse des obstinés tardigrades : « Et le blocus ! »

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les marins de quelque valeur ont répondu à cette objection puérile. Dès 1885, l’amiral Planche dit : « Quant au blocus il ne sera pas plus possible que celui de tout autre port. Une défense mobile de torpilleurs, et espérons-le, de sous-marins, assurera toujours l’entrée et la sortie, ne fût-ce que pendant la nuit. Craindre le blocus ne supporte pas l’examen, et quand nous affirmons que la construction d’un canal, pouvant donner passage à nos plus grands cuirassés, double la puissance navale de la France, nous avons la conviction d’être appuyé dans cette pensée par la marine tout entière. » Aujourd’hui la valeur de notre flotte est doublée. Une ville maritime s’élève au Teich, Bordeaux qui voit ses docks décuplés est relié par un embranchement au Canal des Deux-Mers, et le port de la capitale de l’Aquitaine n’est plus cette « souricière » dont s’effraya si longtemps la marine.

Il y a quelques années la situation de Bordeaux devenait des plus critiques. Situé à près de cent kilomètres de la mer, son port perdait de sa valeur, de jour en jour. Quand le canal fut décidé, Bordeaux revint à l’espoir, et sa vieille activité commerciale se réveilla. Mais la grande ville aurait voulu que la Gironde servît d’entrée au canal. C’était mal comprendre ses propres intérêts et ceux de la France. En effet, malgré l’amélioration des passes de la Gironde, la marine de guerre ne saurait s’y trouver immédiatement à l’aise et en sûreté comme dans le bassin d’Arcachon. Il ne fallait donc pas songer à faire de Bordeaux la principale entrée du canal, mais il était nécessaire de sauvegarder les intérêts si importants de la quatrième ville de France. On a donc relié Bordeaux au port d’Arcachon par un canal qui part des docks.

Il faut voir quelle fièvre de négoce et d’activité s’empare des vaillantes populations méridionales depuis qu’une Garonne artificielle relie l’Océan à la Méditerranée. Et tous ces braves gens aux âmes expansives ne se lassent pas de répéter tout ce que donne au pays la gigantesque entreprise enfin réalisée : Bordeaux sauvé de l’engourdissement, sorti de la torpeur ; Arcachon – ou plutôt Le Teich –  devenu le port qui nous manquait dans le golfe de Gascogne et sur cette côte de l’Océan si dangereuse et si inhospitalière ; Toulouse arsenal central inattaquable ; Carcassonne, Narbonne arrachées à la mort ; des Landes à la Méditerranée tout le pays irrigué selon ses besoins et disposant des excédents d’énergie électrique que peuvent donner les écluses du canal ; la Garonne à jamais domptée par les réserves d’eau faites dans les Pyrénées pour l’alimentation du canal, ce qui met Toulouse et le Midi à l’abri des désastreuses inondations périodiques. Et que d’autres avantages que ces braves gens énumèrent ! Ils sentent venir à eux le bonheur et la fortune et cette fortune et ce bonheur sont le bien du pays tout entier. Le Midi amélioré, enrichi, répandra loin de lui son bien-être.

Telles sont les idées qui flottent ici dans l’air, plein du bruit des bravos enthousiastes, des détonations des canons, tandis que nous entrons dans le canal pour nous diriger en ligne droite sans une écluse, sur Agen, à 140 kilomètres du Teich-Arcachon.

C’est ainsi que nous avons vécu, le 1er mai 1912, l’inauguration du canal des Deux-mers à Le Teichville (bassin d’Arcachon).

 

« Les digues et la passe d’entrée du Bassin d’Arcachon. Le canal des deux mers achevé », Henri de Noussanne, 1865-1936 limougeaud de naissance, Le Monde illustré du 11 novembre 1899 ; Dessins de M. Brun.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6220202r/f9.item.r=le%20teich

https://www.sudouest.fr/2013/02/23/napoleon-iii-la-seconde-visite-975418-2733.php

Des travaux à faire pour l’assainissement et la culture des landes de Gascogne et des canaux de jonction de l’Adour à la Garonne / Claude Deschamps, (1765-1843). Date d’édition : 1832

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9689761c.r=leyre%20fleuve?rk=64378;0

[1] – Nous avons établi le récit qui suit sur des données authentiques que nous devons à l’obligeance d’officiers de marine et d’ingénieurs. Nous avons mis particulièrement à contribution notre distingué confrère, M. Maurice Loir, et l’un des vétérans des études du Canal, M. Louis Verstraet qui, avec une foi d’apôtre, est sur la brèche depuis 1878, soutenant un projet qui a fixé l’attention officielle.

[2]Le Bassin d’Arcachon – Géographie rétrospective du Bassin …, Ch. Duffart, Comptes rendus du XXVIe Congrès national des Sociétés françaises de géographie, 1905.

1863 – Mouvements de la pointe du Cap-Ferret, Élisée Reclus

Différentes positions du Cap Ferret de 1768 à 1863, tiré de “A New Physical Geography”, par Élisée Reclus, Artiste / graveur / cartographe, édité par AH Keane, publié par JS Virtue & Co Ltd Londres.

Cette image pourrait avoir des imperfections car elle est soit historique, soit reportage.

https://www.alamy.com/cap-ferret-movement-1768-1863-gironde-pilat-arcachon-sketch-map-1886-image260889146.html

 

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