L’Académie du Basin vient de publier un ouvrage choral intitulé « Bassin Paradis », publié chez Éditys. Une occasion d’évoquer cet hypothétique paradis et de faire ainsi surgir par exemple des souvenirs déjà devenus de l’histoire. Voici, à ce propos, quelques extraits d’un texte de Michel Doussy concernant « sa » rue.
« (…) Passer son enfance rue du Casino* peut sembler aujourd’hui quelque peu réducteur et pourtant il est des microcosmes qui concentrent les valeurs d’hier et d’aujourd’hui, leur donnent un sens et surtout constituent le terreau de la connaissance et, n’ayons pas peur des mots : de la culture. (…) C’est la guerre de 39-45 qui entraîna la fin d’un monde et de la civilisation du cheval. Des écuries subsistaient au coin du cours Tartas : les écuries Dumora, en face du dispensaire** où l’on louait des chevaux. (…) Ce qui m’entraînait dans des sommets de perplexité, c’est qu’à deux pas, avec une enseigne en zinc représentant une tête de cheval, s’ouvrait une « Boucherie chevaline » sous le même patronyme de Dumora. Je n’ai jamais regardé les chevaux de location sans penser à leur destinée… Était-ce là qu’avait fini toute la cavalerie du « siècle d’or » de la ville ?
« Au coin de la rue Damrémont, (une courte voie sans grand caractère), les demoiselles Jardry affichaient la spécialité de « Fleuristes en gerbes de deuil ou de mariages ». Surprenante boutique où l’on ne voyait guère de fleurs mais … des chiens empaillés en quantité, sur le sol, sur des sellettes, des étagères, en vitrine. (…) Concession à l’art floral : d’énormes nœuds de rubans rouges, roses, bleus ou blancs comme on en trouve sur les gerbes commémoratives, ornaient ces dépouilles. Toute une vie consacrée à ces petits compagnons, s’affichait là, dans une vision aussi macabre que surréaliste. (…) Il y régnait une odeur étrange. On ne sait d’où elle émanait, des bêtes mortes ou des gens, avec peut-être le contrepoint d’arômes de fleurs croupissantes que personne n’achetait jamais. (…)
« Contrepoint olfactif, la boutique contiguë emplissait l’atmosphère d’une odeur plus délicate : celle de la torréfaction du café, qui, une fois par semaine environ, émanait d’une machine fascinante, où les grains étaient brassés par des palettes dans une cuve circulaire, de façon à rôtir avec mesure sur une grille de trous ronds. On voyait ainsi les grains passer du jaune clair au brun foncé. Tout le quartier baignait dans cette odeur. Publicité aromatique qui prévenait les mères de familles que la provision de café frais pouvait être renouvelée avec des grains encore tièdes. D’un ton dégoûté, le propriétaire de la « Brûlerie », c’est ainsi que se dénommait son commerce, montrant les grains en mouvement :
« – C’est du tout petit … de la Côte-d’Ivoire, du robusta, rien de bien mais on n’a rien d’autre. » (…)
« Une boulangerie ne manquait pas de mystère, le fournil en sous-sol s’aérait par une lucarne grillagée. Les gamins s’accroupissaient sur le trottoir pour voir les hommes, torses nus, s’activer au lever du jour. Nous n’étions pas loin de penser aux forges de Vulcain de la mythologie dont on croyait apercevoir la caverne. Seule l’odeur du pain frais et des croissants nous rassurait sur l’activité de ces démons, dénudés et en sueur.
« Le vrai Vulcain, il n’était pas loin. Serrurier-ferronnier dans son atelier de la rue des Pilotes, Maurice Mouliets travaillait seul dans sa forge et ne me tolérait que pour activer le soufflet en cuir de son foyer rougeoyant. Qui dira la magie d’un fer rétif porté au rouge blanc, soudain souple et plastique, sous le marteau de l’enclume sonore ? En rétribution de mon travail, j’avais droit de ramasser toutes les « chevrotines » qui traînaient au sol sous l’emporte-pièce. Il s’agissait de rondelles de métal arrondies qui constituaient la munition la plus recherchée pour nos lance-pierres.
« De la fréquentation de ces artisans et de ces commerçants, naissait un état de conscience essentiel. On visualisait littéralement la réalité des professions, leur utilité sociale car, c’est un simple constat, nos pères et nos mères avaient tous un métier tangible qui s’exerçait sous nos yeux. La plupart d’entre nous – je parle des gamins de l’école primaire – ambitionnaient de faire le métier de leur père, pas forcément par mimétisme ou vocation, mais pour occuper une place reconnue et utile dans notre environnement humain. Le cordonnier était aussi essentiel que le pharmacien ou le coiffeur qui s’attaquait à nos tignasses le jeudi, alors jour de congé, une fois par mois. (…)
« Tant bien que mal s’organisait ma perception du monde par des découvertes infimes, circonscrites sur quelques centaines de mètres et la certitude de vivre dans un lieu unique et exceptionnel. (…) ».
D’autres rues d’Arcachon, à la même époque, engendraient-elles la même charge éducative et sociale ? On en parlera demain …
Jean Dubroca avec Michel Doussy
(*) L’actuelle rue Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny.
(**) L’actuel immeuble de la Croix rouge.