Dans la forêt usagère testerine, on connaît trop mal la discrète stèle qui, au Courneau, le long de la piste 214, marque le passage, dans les six cents baraquements qui existaient là durant la première guerre mondiale, de 15 000 soldats des États-Unis d’Amérique venus prêter main forte à l’Europe libre, entre décembre 1917 et novembre 1918. Certains de ces Américains moururent ici mais leurs corps ont tous été rapatriés, après la guerre.
Bien que les documents sur leur séjour ici manquent un peu, les esprits ont longtemps été marqués par leur passage sur les bords du Bassin et, comme on va vous le raconter, bien des cœurs girondins ont chaviré pour les GI’s de l’époque.
Le Courneau, camp de repos et de transit, a fait partie de la spectaculaire installation de l’armée US sur le Bassin. Gujan-Mestras a reçu un centre d’aérostiers. Croix-d’Hins a vu pousser six antennes de TSF, comme on disait alors, hautes de plus de deux cents mètres et destinées à communiquer avec Washington. Mais la vaste toile émettrice ne fonctionnera qu’après l’armistice. Dans la presqu’île du Cap Ferret, sur un site longtemps appelé “Le Camp des Américains”, se développa une base d’hydravions, destinés à repérer et à couler les sous-marins allemands, sans grand succès d’ailleurs. Une installation qui avait fort étonné Jean Cocteau, en convalescence au Canon, en septembre 1918. Il écrit alors : “Je regarde avec envie les Américains, colosses de bronze en costumes de pâtissiers, qui bondissent sur l’eau dans des tanks ripolinés, astiqués, armés de mitrailleuses et d’hélice aériennes. Qui n’a pas vu leur camp d’avions, n’a pas vu La Chose”.
Chaque dimanche, les Américains quittaient cette Chose pour de revitalisants loisirs à Arcachon. Du bout de la jetée d’Eyrac où les déposait une vedette à vapeur, d’aussi loin qu’ils le pouvaient et brandissant à bout de bras, leurs dollars en or, ils interpellaient la jeune caissière du Café de la Plage :
“ – M’zelle Alice, à boire !”
Il est vrai qu’Arcachon les changeait du Courneau où ils cohabitaient avec des Russes dont, selon un rapport de police, “les délits, chapardages, pillages et vols” entraînaient de vives protestations dans la population locale. D’ailleurs, pour préserver la bonne réputation de leur armée deux Américains, coupables de s’être ivrognés avec des Russes, furent condamnés à trente jours de prison, avec travail forcé dans la journée et cinquante francs d’amende. N’empêche : les Américains, on les adorait.
La preuve, la belle histoire que m’a racontée par Roland Bitaubé, un jour de onze novembre, devant la stèle du Courneau. Ecoutez plutôt. Parmi les soldats débarquant par milliers à Bordeaux, se trouve le jeune Jerry Pearce, directement venu de Santa Fe, dans le Nouveau Mexique. Et tout de suite, c’est le coup de foudre avec une jeune bordelaise. Il l’épouse derechef et, la guerre finie, il l’emmène à Albuquerque où leur naît une petite fille, Milfred. Seulement voilà, les étés brûlants et les hivers neigeux, tuent l’amour de notre Bordelaise. Six ans après, la voilà de retour en France, avec la petite Milfred. Milfred qui n’est autre que la mère de Roland Bitaubé et dont le grand-père était évidemment Jerry Pearce. Jerry qui ne se remaria jamais et qui est mort, enseveli sous la bannière étoilée, en 1960. Tout le temps, Roland Bitaubé et sa famille lui ont écrit très régulièrement. Et l’on peut être sûr que Jerry, toute sa vie, eut la nostalgie du Courneau. Mais au fond, ce n’est pas là une histoire triste. À demain : nous retrouverons Mme Boyosse, pas contente du tout.
Jean Dubroca