Chalutier à vapeur – Le Turbot du capitaine Allègre
À travers l’histoire d’une famille anonyme, témoin de son temps, ces chroniques racontent l’évolution du quartier du Canalot à La Teste, de sa formation de 1840 à nos jours.
Résumé des épisodes précédents.
Diego dit « Le Diègue » est venu de son Espagne natale chercher fortune à La Teste. Il a épousé Marie avec qui il a eu deux enfants Jules et Émile qui sont maintenant adultes et engagés dans la vie du Bassin.
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Émile a pris l’habitude de déjeuner le dimanche chez ses parents. Il est venu avec Jeannette, sa fiancée. Elle est employée dans les bureaux de la Compagnie du Midi à Bordeaux. Le père de Jeannette est contremaître au Chantier Dubourdieu de Gujan ; il est aussi passionné de machines à vapeur. Il aimerait bien que Jeannette se marie avec ce jeune Émile qu’il juge sérieux. Sa crainte était qu’elle n’épouse un de ces marins qui, sitôt débarqués, vont se jeter la paye derrière le gosier. Ils rentrent à la maison les poches vides et la démarche incertaine. Les femmes s’arrachent le chignon pour nourrir la marmaille. Un jour, la mer, la vraie maîtresse des pêcheurs, les a gardés et la femme de marin se trouve veuve.
Jeannette est « qu’ei amorosa pèga »[1] de son Émile. Depuis les fenêtres de ses bureaux de la compagnie, elle surveille les ateliers. Elle le voit courir d’une locomotive à l’autre avec sa burette, ses clés anglaises et ses chiffons. Elle est un peu jalouse de l’attention qu’il porte à ses machines.
Émile est très heureux de travailler sur les locomotives de la compagnie mais un peu déçu de son activité.
Comme il l’explique au Diègue :
— Tu sais papa, les locomotives que nous avons sont de magnifiques machines, mais mon travail consiste juste au graissage et à l’entretien. Je rêverais de pouvoir construire moi-même des machines nouvelles.
— Ah ! Émile. Je te reconnais bien là. Tout petit déjà, tu démontais tout à la maison pour voir comment c’était à l’intérieur. Une fois, tu as mis le feu à la cuisine en voulant démonter le poêle à charbon. Si nous avions eu les sous, tu aurais pu continuer tes études à Bordeaux et même peut être à Paris comme M. Alphand qui est ingénieur de Polytechnique. Mais enfin mon fils, ce sont des idées inaccessibles pour nous autres simples Testerins. Comme tu t’intéresses aux machines à vapeur, cet après-midi justement je dois passer voir Honoré, l’oncle d’Adélaïde, qui a travaillé avec le capitaine Allègre au premier chalutier à vapeur.
Le capitaine Allègre était bien connu, mais ses idées de mettre des machines à vapeur à l’intérieur des bateaux lui ont valu beaucoup d’ennemis. Il est mort désespéré dans son château d’Arès en 1845. Je venais à peine d’arriver à La Teste et tu n’étais même pas né. Mais Honoré te contera tout ça mieux que moi.
Cette discussion entre Le Diègue et son fils Émile a lieu en 1865. Plusieurs années auparavant, le « Gran Malhour » avait fait 78 morts parmi les pêcheurs qui « allaient à l’océan » avec des chaloupes non pontées.
À la suite de cette catastrophe, le capitaine Allègre avait imaginé de lancer de grands bateaux à vapeur pour effectuer la pêche dans des conditions moins dangereuses. C’était le début du « Chalutage à vapeur » auquel avait participé Honoré.
Après le déjeuner, Le Diègue et Émile se rendent chez Adélaïde pour y retrouver Honoré.
Honoré fait partie de « Los Grands »[2]. C’est ainsi qu’on appelle les hommes d’expérience. À l’époque du « Gran Malhour » en 1836, c’était un jeune marin, qui embarquait sur telle ou telle chaloupe suivant les campagnes de pêche.
Ce n’était pas toujours facile de trouver un bon embarquement. Les patrons de chaloupe avaient souvent un à deux associés qui embarquaient avec eux. Ils se partageaient au retour le produit de la vente de la pêche en fonction des parts dans l’association.
Les marins qui embarquaient en plus se partageaient les restes. Lorsque la pêche était bonne, le retour était joyeux et le marin recevait salaire. Les mauvais jours, les associés se déchiraient et le pauvre marin recevait tripette.
Honoré était embarqué le plus souvent sur la chaloupe de Charles, l’ancien mari d’Adélaïde. Charles était un patron honnête. Il était associé avec son cousin. Le cousin avait apporté la coque nue construite par un chantier de Gujan. Charles avait apporté les rames, les deux mats et les voiles, achetés à un charpentier de La Teste. Comme oncle d’Adélaïde, Honoré faisait le plus souvent partie de la bordée.
Charles et son cousin ont péri lors du Gran Malhour. Par chance, ce jour-là, Honoré aidait un ami pour un transport de charrettes de bois dans la forêt usagère.
Bouleversé par la mort des 78 marins dont la plupart étaient des amis ou des collègues de pêche, Honoré a immédiatement été intéressé par les idées du capitaine Allègre. Il est parti à Arès pour se présenter au Capitaine :
— Mon capitaine, vous ne me connaissez pas. Mais je suis, moi aussi, un ancien de la Royale. Foi d’Honoré, des amis et des parents ne sont pas revenus de la « péougue »[3] avec leurs chaloupes. Vous savez que l’eau y entrait facilement car elles n’avaient même pas de pont. On m’aurait dit que vous alliez trouver des solutions pour qu’il y ait moins de morts…
J’en suis, mon capitaine. À vos ordres pour aller « dret ».
— Eh ! mon brave. Que voilà de la bonne détermination ! J’ai besoin de solides matelots pour mes bateaux. Si tu es, en plus, un ancien de la Royale, tu connais la musique. Allez ouste, je t’embarque. C’est quoi ton nom ?
— Honoré pour l’état civil, mais on me dit « Le Dède ».
— Eh bien Le Dède, voilà mon idée : je propose de substituer aux chaloupes actuelles les bâtiments à vapeur. D’abord ce sont des bateaux pontés de grande taille qui ne prennent pas l’eau comme les chaloupes qui ont tué tes amis, mais surtout le moteur à vapeur permet de se sortir des mauvais pas et de traîner des filets beaucoup plus grands.
Le Dède a plein de questions :
— Se sortir des mauvais pas ? Vous voulez dire qu’on n’a plus à ramer contre les vagues pour franchir ces sacrées passes du Bassin ?
— Eh non ! J’ai l’idée qu’on pourrait mettre sur le coté des bateaux, un peu comme sur les moulins, des grandes roues à aube qui le feraient avancer. Dans les moulins, c’est l’eau de la rivière qui fait tourner la meule, ici c’est la machine à vapeur qui fait déplacer l’eau donc le bateau.
— Mais quand vous dites « grand bateau » mon capitaine, c’est beaucoup plus grand qu’une chaloupe ?
— J’ai discuté des plans avec le chantier Chaigneau-Bichon à Bordeaux. Le bateau sera un vapeur à aube de 28 mètres de long et 4,30 mètres de large pour un tirant d’eau d’environ 2 mètres. La machine fait 55 CV, la chaudière vient de chez Auxon à Bordeaux.
— 55 chevaux ? On dit qu’un cheval vaut trois hommes. C’est dire que c’est comme s’il y avait au moins 150 rameurs sur le bateau. Je comprends qu’on peut tirer des filets et franchir les passes, boudiou !
— Bon, il faut dire qu’une chaloupe fait 10 tonneaux. Ce bateau fera 86 tonneaux c’est-à-dire qu’il est gros comme neuf chaloupes, il en faut des rameurs pour neuf chaloupes !
— Dites, mon capitaine, il sera prêt quand ce grand bateau ?
— Eh bientôt, normalement en 1837 ! Et on l’appellera « Le Turbot ». Un joli nom de poisson.
— Mais mon capitaine, ça doit coûter beaucoup d’argent un bateau pareil ?
— Tu sais, j’ai été conseiller général. J’ai trouvé des fonds auprès d’anciens collègues et auprès d’amis de Bordeaux qui croient au projet.
Le capitaine Allègre a armé le bateau pour les sorties de chalutage au-delà des passes. L’affaire s’est révélée plus compliquée que le capitaine ne l’avait pensé.
Honoré continue à raconter au Diègue et à Émile :
— J’ai travaillé avec ce brave capitaine Allègre, mais nous avons eu plein de méchanteries des autres pêcheurs.
— Pourquoi ? demande Émile. Le Turbot, c’est pour éviter les morts ?
— Que oui. On évitait les morts mais il fallait beaucoup moins de marins. Les marins n’étaient pas en danger mais ils n’avaient plus de travail, pardi.
— Il fallait bien des marins sur le Turbot ? demande Émile.
— Sur le Turbot, il y avait trois hommes d’équipage et ils ramenaient autant de poissons que cinq chaloupes de 12 hommes chacune !
Autant dire que la concurrence pour les pêcheurs était plutôt rude et que le Turbot était mal vu.
Il faut savoir que le Turbot peut faire 100 traits[4] par mois à grande profondeur alors qu’une chaloupe en fait à peine 40 avec des filets plus petits et à faible profondeur.
Honoré raconte qu’il était menacé dans les rues d’Arès par des pêcheurs qui voulaient lui faire la peau.
— Moi, on m’a traité d’affameur qui retire le pain aux familles ! Un soir des pêcheurs d’Arès m’ont poursuivi sur le quai. Ils m’ont menacé : « Le Dède, retourne-t-en dans ton pays de La Teste sinon tu auras de gros ennuis. Une jambe ou un bras cassé, c’est guère bon pour trouver de l’engagement ».
Pendant une semaine, j’ai dormi sur Le Turbot. Le capitaine m’apportait à manger et à boire.
Émile demande :
— Et pourquoi tu es parti ? le Turbot ne naviguait plus ?
— J’aurais bien continué. On arrivait quand même à sortir 750 kg de poissons dans une simple sortie de 18 heures. Allègre a mis fin à l’affaire. Il a dit que l’exploitation coûtait trop cher, que les machines étaient fragiles… Mais la vraie raison, c’est qu’il y avait beaucoup de jalousies et de rivalités ; la population était remontée contre nous.
En revenant à la cabane, Le Diègue raconte à Émile que lui aussi a eu des ennuis et que des gens ont cherché à lui nuire :
— Il faut faire ce que tu crois mon fils. Et laisser dire les méchants.
La semaine suivante, c’est Jules qui vient passer le dimanche à la cabane.
Il raconte qu’il est heureux de son emploi chez les Johnston. Il est installé dans les chais sur le quai des Chartrons où il s’occupe des réceptions et des expéditions de barriques et de bouteilles. Jules a beaucoup de respect et d’admiration pour cette famille installée à Bordeaux depuis plusieurs générations. Un arrière-grand-père est venu d’Irlande pour le commerce du vin de Bordeaux et depuis la famille a prospéré dans cette activité.
Pour un jeune homme instruit et travailleur mais de milieu modeste comme lui, c’est comme s’il devenait un peu l’un des leurs à leur contact. Son espoir secret serait d’épouser une jeune fille de cette famille et d’être ainsi admis de plain-pied dans ce monde qu’il imagine pavé d’honneurs et de pièces d’or. Il a déjà rencontré Fannie Johnston, une demoiselle de la famille, il espère que leurs relations évoluent dans la direction dont il rêve.
Jules est toujours prêt à bien faire. Il raconte une anecdote à son père :
— Lundi dernier, un jeune homme de la famille a glissé sur des lies de vin et s’est étalé de tout son long. Je me suis retenu de rire. Mais à ce moment-là, un tonneau s’est échappé du haut de la carriole et roulait vers lui. Il allait lui écraser les deux jambes. Je me suis précipité vers lui et je l’ai poussé au bas du quai de chargement.
— Je vous prie de m’excuser Monsieur, vous voilà tout couvert de poussière et votre habit est déchiré.
Le jeune homme de famille s’est relevé, a lissé sa longue moustache et lui a tendu la main :
— Je vous dois une fière chandelle, jeune homme. Sans vous, j’étais estropié pour la vie. Si je ne me trompe, il y a peu, vous avez également porté secours à ma sœur Fannie que son cheval avait renversée. Vous êtes vraiment le sauveur de la famille.
Mon nom est Harry Scott Johnston mais on m’appelle Harry. Scott est le nom de jeune fille de ma mère. Et vous, qui êtes-vous ?
— Mon nom est Jules Espinasse, je suis originaire de La Teste où vivent mes parents et je travaille ici depuis six mois.
— La Teste, ah oui ! Mon père m’y a emmené lors du premier voyage du train de Bordeaux à La Teste. Je devais avoir sept ans. J’ai été enthousiasmé par ce pays où tout est à faire. C’est comme une nouvelle Amérique. Je me rappelle encore du port en chantier avec son chenal tout neuf pour emmener les voyageurs vers Arcachon.
Jules continue à raconter ses aventures. La semaine suivante, Harry l’a convoqué dans son bureau :
— Voilà mon cher Jules, j’ai décidé d’établir un bureau à La Teste. Je crois qu’il y a beaucoup d’avenir dans le chalutage à vapeur. Il y a quelques années, en 1838, mon père Nathaniel a fait avec le capitaine Allègre des essais de chalut. Cette aventure du capitaine Allègre s’est mal terminée, il a mis fin lui-même à ce gouffre financier.
Bref, je voudrais que, deux jours par semaine, vous alliez tenir notre bureau à La Teste. Votre famille est là-bas, vous êtes un homme du pays.
— Je suis très honoré, M. Johnston et je ferai de mon mieux pour faire avancer vos affaires.
Harry Scott Johnston a expliqué ses intentions à Jules :
— Voyez-vous, ma famille a fait fortune dans le commerce du vin. Mais je crois beaucoup à l’avenir de la pêche avec les bateaux à vapeur. J’ai moi-même suivi avec intérêt les tentatives de notre voisin Legallais qui se sont également mal terminées.
— Et ces expériences ne vous ont pas découragé ? demande Jules.
— Je pense que ce sont des éclaireurs qui ont exploré cette aventure comme une sorte de « défrichage ».
Je crois qu’il est possible de tirer des enseignements de leurs échecs pour relancer le chalutage à vapeur. Vous savez, nous sommes une famille d’entrepreneurs. Celui qui prend des risques peut s’enrichir… ou se ruiner. Je dispose de quelques moyens financiers qui me permettent de prendre des risques.
— Je comprends bien M. Johnston. Je suis issu d’un milieu modeste. En travaillant avec vous, je peux apprendre beaucoup de choses… et peut-être gagner quelque argent ? Je suis partant ! Que puis-je faire dès maintenant ?
— Avant de me lancer dans ces aventures nouvelles, je souhaiterais que vous ayez quelques discussions avec les hommes qui ont vécu de près ces expériences.
Vous n’ignorez pas que ma famille a une villa que nous avons appelée « Mogador » sur les rives d’Arcachon. L’un de nos voisins, François Legallais a également, comme vous le savez, armé des chalutiers à vapeur. J’aimerais que vous discutiez avec l’un de ses capitaines, Pierre Pontac. Son expérience nous serait utile.
Le Diègue et Marie sont enchantés de ces dispositions, ils verront plus souvent leur fils Jules. Lorsqu’il viendra à La Teste, le bureau de Jules se situera à l’Aiguillon, à l’angle de la route[5] d’Arcachon et de la rue de la Pêcherie.
Jules, de son côté, veut tirer profit de cette preuve de confiance. On lui donne sa chance, il va la saisir et montrer ses capacité d’homme d’affaires.
Il se met en recherche de Pierre Pontac. Après avoir interrogé la moitié de La Teste, Jules le retrouve accoudé dans une taverne de Gujan. C’est maintenant un solide gaillard de 45 ans à la carrure impressionnante et à la voix de stentor.
— Bonjour Monsieur Pontac, j’aurais aimé vous demander…
Pontac le coupe immédiatement
— Adishatz, le Jules, pas de monsieur entre nous. Je connais ton père, Le Diègue. C’est un vaillant ouvrier que j’ai vu creuser le chenal de La Teste avec Joseph mon ami de l’école primaire. Que veux-tu en connaître le Jules ?
Rassuré, mais un peu bousculé par cette approche fraternelle, Jules reprend le cours ses questions
— Voilà, je travaille pour M Johnston de Bordeaux. Il voudrait armer des chalutiers à vapeur. Il m’a demandé de vous rencontrer.
— Ah ! le chalutage à vapeur, c’était dur mon petit. On avait un très beau navire « Le Testerain » qu’il s’appelait. Une bête énorme de 64 tonneaux avec une machine puissante, dit-on, comme 125 CV. 125 cabails[6]! Tu te rends compte de la bête ! Et je peux te dire qu’elle avalait du charbon, la goulue, il fallait pas lui en promettre ! Patron, une autre chopine pour le jeune et pour moi !
Jules se dit qu’ils sont déjà à la troisième chopine depuis qu’il est arrivé. Il n’a pas les capacités d’absorbation de Pontac. Il va falloir accélérer les questions s’il ne veut pas rouler sous le comptoir.
— Et alors, comment ça allait sur le bateau ?
— Nom de Dieu, y avait une super équipe de 18 hommes, une petite armée ! Bésignac était mon second, Bertrand Boucher était mécano et Pierre son frère, chauffeur. Et on était payé royal. Le chauffeur touchait 60 F par mois, le mécano 150 Fet moi… je te dis pas.
— Tout allait pour le mieux alors ? glisse Jules.
— Patron, encore une chopine pour le jeune qui a soif, et tant que tu y es une pour moi aussi. Écoute, l’équipage était bon. La machine chauffait bien, mais ça gagnait pas d’argent. Le patron, François Legallais, avait mis des sous et ses associés aussi mais bon… On a commencé en 1837. On a tenu. Mais, en 1843, le patron nous a dit qu’il n’y avait plus d’argent. On a arrêté. Je sais pas te dire pourquoi mon gars, mais on gagnait pas assez. Notre bateau ramenait plus de poissons que ces pauvres chaloupes. Mais il fallait beaucoup de précautions pour que les filets ne viennent pas s’embarrasser dans les ailes du rouage de la machine. Et alors là, je te dis pas. Quand tu ne peux plus avancer, qu’il y a de la méchante vague, tu pries pour ne pas te prendre la Grande Maline[7] par le travers. On rapportait plus mais il fallait assurer la paie des 18 marins plus le charbon. Et ce bateau avec des grandes roues, c’est bon pour les lacs ou la rivière. Dans la houle, quand il y a du roulis et que ça tangue, les roues sortent de l’eau. Tu vois, je suis pas prêt de repartir au chalutage à vapeur ! Patron « Voler Chular » [8], le jeune a soif ! réclame Pontac de sa grosse voix.
L’esprit un peu embrumé par la boisson, Jules écourte la discussion tant qu’il peut sortir sans tituber.
— Eh bien, Pierre, merci pour tout. Pour les chopines, c’est moi qui régale.
La semaine suivante, Harry Scott le convoque dans son bureau de Bordeaux pour faire le point :
— Alors, mon jeune ami, vous avez rencontré Pierre Pontac, quelles sont vos conclusions ?
Il lui raconte son entretien avec Pontac, sans faire mention du nombre de chopines avalées, puis il parle d’un autre armateur qu’il a rencontré , M. Coycaut :
— Vous savez également que M. Coycaut a lancé en 1863 de nouveaux navires de pêche : l’« Émile Pereire » sorti des Chantiers Bordelais et le « Hubert Delille » fabriqué à Langoiran. Ce sont de grands navires de 22 m environ de long et 5 m de large.
— J’ai entendu dire que cette société était actuellement en difficulté.
— Tous ces expériences montrent qu’il y a certes à apprendre mais que nous devons trouver une approche différente. Nous ne devons pas nous contenter de ces savoir-faire locaux.
Mes cousins écossais m’ont informé qu’il y a d’excellents chantiers de construction en Écosse qui sont en avance sur nous. Ils construisent des bateaux en fer et non plus en bois. La propulsion n’est plus assurée avec des roues à aube mais des hélices. Ces bateaux tiennent beaucoup mieux à la vague et leurs moteurs sont plus puissants. J’aimerais que vous alliez faire un voyage en Écosse pour me faire un rapport sur le sujet.
— Monsieur, c’est un grand honneur que vous me faites, mais je ne parle pas un mot d’anglais.
— Ce n’est pas grave, le patron du chantier, John Elder, est un ami. Il m’a dit qu’il avait un excellent contremaître français d’origine bretonne, Pierre Le Gallou. Vous pourrez travailler ensemble.
Jules n’en croit pas ses oreilles. Non seulement son patron lui confie une mission de grande confiance mais en plus il va pouvoir visiter des pays lointains comme l’Écosse. Il est vraiment ravi.
Harry Scott a rencontré dans un salon bordelais, Antoine Dominique Bordes, le patron de la compagnie de bateaux « Armements Bordes ». Antoine a d’abord créé une société de négoce portuaire entre Bordeaux et Valparaíso, qui se transforme en 1847 en société d’armement maritime dont le siège est à Bordeaux. Il est également nommé président de la Banque nationale du Chili par le gouvernement.
Cette compagnie a des voiliers qui assurent le transport du cuivre du Chili vers l’Angleterre et des nitrates du Chili (salpêtre utilisé pour la fabrication de poudre à canon), vers tous les ports d’Europe. Ils transportent également du guano et des métaux précieux. La compagnie va bientôt commander quatorze clippers trois-mâts en fer aux chantiers écossais de la Clyde. Elle déménagera bientôt au quai des Chartrons à Bordeaux, près des établissements Johnston.
Jules pourra embarquer à bord de l’un de ses clippers pour se rendre à Glasgow dans l’estuaire de la Clyde.
Le voyage vers Glasgow s’est avéré assez long et compliqué. Jules s’est embarqué à Bordeaux sur un navire qui fait commerce avec l’Écosse. C’est plus un cargo qu’un bateau de passagers ; il dort avec l’équipage. Ils ont essuyé un sérieux grain au large de la Bretagne, puis la remontée le long de la côte d’Angleterre a été l’occasion de traverser trois tempêtes. Enfin l’embouchure de la Clyde avec son havre abrité se présente devant eux.
Pierre Le Gallou est célibataire et vit avec sa sœur Anne. Il a quitté leur Bretagne natale pour rejoindre les chantiers Randolph, Elder, & Co. Anne l’a accompagné car ils sont tous les deux orphelins. Le père a péri en mer et la mère a eu un grave accident dans une conserverie de sardines à Lorient. Elle n’a pas survécu.
Pierre a toujours été passionné de mécanique. Il explique à Jules :
— John Elder est un ingénieur vraiment exceptionnel. Son père, David Elder, était déjà ingénieur dans les fameux chantiers de Robert Napier qui ont construit dès 1822 les premiers navires à vapeur. David Elder a mis au point les machines qui équipent maintenant la fameuse compagnie Cunard, celle qui assure les liaisons transatlantiques avec l’Amérique.
— Je suis très impressionné. Pourquoi es-tu venu t’installer si loin de ta Bretagne natale ?
— La soif d’aventure et la réputation des chantiers de la Clyde. Tu sais que depuis trois ans, John Elder a mis au point une machine à vapeur révolutionnaire car elle combine l’utilisation des hautes pressions et des basses pressions dans le même moteur. Ceci permet à la fois d’avoir des machines très sûres mais surtout un rendement exceptionnel.
Grâce à l’aide de Pierre et aux bonnes relations de longue date entre Harry Scott Johnston et John Elder, le projet d’un bateau spécial pour le chalutage à vapeur avance bien. Jules peut apporter sa connaissance des pêches dans le Bassin. Pierre et John s’appuient sur leur riche expérience de la construction navale.
Chaque soir, Jules rentre chez Pierre où la maison est tenue par Anne, la sœur de Pierre. Elle travaille à la Mitchell Library, une annexe de la mairie monumentale de Glasgow. Sa parfaite connaissance des langues anglaise et française comme du gaélique ancien lui permet d’apporter une aide précieuse aux étudiants de l’université de Glasgow. C’est une des plus anciennes universités du monde ; elle a été fondée en 1541.
Jules s’est mis en tête d’apprendre quelques rudiments d’anglais pour pouvoir comprendre ce qui se dit au chantier Elder. Chaque soir, Anne lui donne des cours de cette langue. Jules fait des projets assez rapides, certainement motivés par l’intérêt qu’il lit dans les yeux de son professeur.
L’échange de courrier avec la France est long et incertain. Jules doit de lui-même prendre un certain nombre de décisions qui seront validées par des engagements écrits de Harry Scott. John Elder demande un engagement de commande de cinq bateaux sur les quatre ans à venir, dont deux au démarrage. Les deux premiers seraient des chalutiers de 80 tonneaux dotés d’une machine de 180 chevaux. Pour couvrir ses frais, John Elder voudrait recevoir la moitié du prix à la commande et l’autre moitié lorsque le navire quitte le chantier. Il sait que les traversées vers la France puis les passes du Bassin seront périlleuses mais il ne souhaite pas en assumer les risques. Les échanges courrier avec Bordeaux sont longs et Jules doit ainsi passer plusieurs mois de cette année 1865 à Glasgow.
Il y apprendra que Fannie Georgina Johnston est décédée le 19 juillet 1865 à l’âge de 19 ans. Ils avaient des sentiments sincères l’un pour l’autre. Un fossé de classes sociales les séparait. Elle, descendante d’une famille prestigieuse de négociants bordelais, lui, fils d’un émigré espagnol. Jules n’avait pas perdu tout espoir de franchir ce fossé. Il était également pour lui un moyen de son ascension sociale, devenir par alliance un membre de la prestigieuse famille des Johnston de Bordeaux.
Devant la détresse apparente de Jules, Anne redouble d’attentions. Peu à peu, Jules y est plus sensible. Son implication dans les cours d’anglais s’en trouve meilleure et le distrait de son chagrin.
Au chantier Elder, le travail progresse. Harry Scott a donné son accord pour les deux premiers bateaux qui devraient s’appeler Le Cormoran et Le Héron. Ils jaugeront 80 tonneaux chacun et seront équipés du dernier modèle de machine à vapeur du chantier Elder, un monstre de 192 CV. C’est près de quatre fois plus de puissance que les moteurs du « Turbot » du capitaine Allègre. Jules peut enfin rentrer chez lui. Les deux navires seront livrés en 1865 et 1866.
Sur le bateau du retour vers Bordeaux, Jules a du temps libre et il s’aperçoit que Anne est de plus en plus présente à son esprit.
À son retour à Bordeaux, Harry Scott le félicite :
— Vous avez fait du bon travail à Glasgow. Nous allons être dotés de bateaux vraiment efficaces pour la pêche au chalut. J’ai créé la « Société des Pêcheries de l’Océan » pour gérer nos affaires. Je compte sur vous pour être à mes côtés pour la diriger.
— Je suis très honoré M. Johnston. Je vous promets de faire de mon mieux pour avancer nos affaires de pêche.
Cependant le chalutage à vapeur reste peu populaire à La Teste en 1865.
Le capitaine Allègre a dû fermer boutique à cause de cette hostilité. Le Gallais a dû cesser aussi son activité. Coycaut est en train de jeter les derniers vestiges de sa fortune dans ses chalutiers à vapeur.
Le Grêlé, toujours à l’affût d’un mauvais coup, est venu de Cazaux pour échauffer les esprits. Il s’est installé chez Olympe dit « Le Borgne » un brave pêcheur qui va à la « péouge »[9] sur sa chaloupe.
Le Borgne et ses collègues pêcheurs à la chaloupe espéraient que ces faillites en cascade signaient la fin de la pêche au chalut et qu’ils allaient poursuivre sereinement leur pêche artisanale. Ils voient d’un mauvais œil qu’une nouvelle société se lance pour leur faire concurrence. Ils sont inquiets de la création de la Société des Pêcheries de l’Océan. Ils craignent qu’un jour ou l’autre, comme dans le transport par train ou la batellerie, la machine à vapeur ne finisse par tuer le petit ouvrier comme le petit pêcheur.
Le Grêlé se pose en défenseur des pauvres gens. Il est chez Le Borgne comme à l’hôtel. Il houspille la femme s’il trouve la soupe froide ; il taquine la gamine de 15 ans en lui pinçant les fesses ; il file des baffes au gamin. Il ne paye rien pour le gîte et le couvert.
Il incite Le Borgne à rameuter les mécontents. Il passe ses journées à parler fort dans les tavernes sans jamais régler les consommations. Il se présente comme un homme d’expérience, ancien bras droit du comte d’Armaillé et ayant dirigé les travaux du chenal du port de La Teste.
Ce soir d’automne, il a réuni un grand nombre de patrons de chaloupes au bas du chenal du port :
— C’est une honte, s’écrit-il de sa voix de crécelle. On nous empêche de travailler pour nourrir nos familles. Et qui fait ça ? Je vous le demande ? Encore des Estrangeys ! Ce Johnston qui a gagné malhonnêtement sa vie en nous vendant hors de prix des mauvais vins de Bordeaux alors que nous avons nos bonnes vignes de Gujan et de La Teste. Et avec lui, il a pris ce Jules qui est le fils de ce maudit Diègue qui a tué le comte d’Armaillé. Si, si, je le sais bien, je l’ai vu. En plus, il a assassiné ce brave Louis, un honnête pêcheur de Gujan. Ses amis l’ont fait libérer mais, allez, on sait que c’est lui le coupable.
Allons-nous laisser ces bandits nous voler notre travail de pêcheurs ?
Dans la foule, les esprits s’échauffent devant les arguments du Grêlé. Celui-ci reprend
— Allons-nous nous laisser égorger par ces voleurs ? En plus leurs bateaux ne sont même pas construits dans nos chantiers d’ici avec du bon bois de la forêt usagère. Ils vont les acheter au diable, chez ces Anglais traîtres et ennemis de toujours.
La nuit tombe, mais les hommes commencent à grogner. Le Borgne s’écrit :
— C’est bien vrai, tiens ! Il y a quatre jours que j’ai pas pu sortir à cause du temps. Et les chalutiers, ils sont sortis, eux. J’ai même plus de quoi nourrir mes enfants. C’est faute à la vapeur et aux riches !
Sentant que le moment est favorable, Le Grêlé lance l’attaque qu’il préparait depuis longtemps :
— Écoutons Le Borgne, il a raison allons à l’Esguillon mettre le feu aux beaux bureaux de tous ces salauds !
La foule des pêcheurs se met en marche comme un seul homme vers l’Aiguillon. Les esprits s’échauffent :
— On dit qu’ils vont faire venir des Bretons pour nous, prendre notre travail…
Arrivée à la route d’Arcachon, la foule envahit les bureaux de la Société des Pêcheries de l’Océan. Les chaises sont brisées ; les classeurs vidés au sol puis piétinés. Jules qui tentait de s’interposer est assommé.
— Je te connais, toi, lui dit le Grêlé, tu es de la mauvaise graine du Diègue. On va te régler ton compte, affameur !
Jules est entraîné vers la pointe de la Baride[10]. On lui attache les mains derrière le dos, on lui met de lourdes chaînes autour du corps.
— Tu vas payer pour tous les malheurs que toi et famille vous avez apportés à tous les honnêtes habitants de la paroisse, lui crie le Grêlé hors de lui.
C’est l’heure de la basse mer. Il n’y a presque plus d’eau dans la Canelette[11] qui va vers l’entrée du port de La Teste.
Excitée du geste et de la parole par Le Grêlé, la foule porte Jules entortillé dans des dizaines de mètres de chaînes et le jette au milieu de la Canelette. À marée haute, il y aura quatre mètres d’eau de plus.
— Va au diable ! lui crie le Grêlé en repartant. Tu diras à Satan si l’eau qui va te noyer a un goût de chalutage à vapeur !
La foule s’en retourne au bourg. Ils ont assouvi leur colère.
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[1] Qu’ei amorosa pèga – Follement amoureuse
[2] Los Grands – Les anciens
[3] Péougue – Pêche à l’Océan, en dehors du Bassin.
[4] Trait – c’est la période pendant laquelle le navire traîne le chalut – Le trait varie d’une demi-heure à trois heures.
[5] Route d’Arcachon à l’Aiguillon est devenu le boulevard Chanzy
[6] Cabail – Cheval en occitan
[7] Grande Maline – Se dit d’une vague plus importante que les autres formée par la houle de mauvais temps
[8] Voler Chular – Nous voulons boire (beaucoup)
[9] La péougue – se dit de la pêche à l’Océan au-delà des passes du Bassin
[10] Pointe de la Baride – Petit cap qui se trouvait dans la partie nord des cotes de l’Aiguillon
[11] Canelette – Chenal d’entrée du port de La Teste
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Revenir au chapitre 4 – Le Gran Malhour
Revenir au chapitre 5 – La digue de La Teste
Revenir au chapitre 6 – La fin du Comte
Revenir au chapitre 7 – Les Gravettes
Revenir au chapitre 8 – L’endiguement
