Chroniques du Canalot – 7 – 1860, Les gravettes

À travers l’histoire d’une famille anonyme, témoin de son temps, ces chroniques racontent l’histoire du quartier du Canalot à La Teste de sa formation en 1840 à nos jours.

Résumé des épisodes précédents.

Diego dit « Le Diègue » est venu de son Espagne natale chercher fortune à La Teste…  Il a épousé Marie avec qui il a eu deux enfants. Après avoir concouru à la construction de la route de La teste à Eyrac et de la digue, il est investi dans la culture de la gravette.

 

La nouvelle de la mort subite du comte d’Armaillé se répand dans les cafés et le bourg comme une traînée de poudre. Les habitants de La Teste y voient l’opportunité de pouvoir reconquérir les droits ancestraux de vaquer dans les prés salés et y récolter le « coup[1] ».

Ayant perdu son protecteur, Le Grêlé a jugé bon de disparaître des rues du bourg. Il s’est installé dans une ancienne cabane de pêcheurs abandonnée sur les bords du lac de Cazaux. Il vit de chasse et de rapines diverses dans les fermes des environs. Il s’est mis en ménage avec une pauvre fille que l’on appelle  « Sissi » par dérision. Sissi ramène à la cabane le maigre gain des travaux qu’on veut bien lui confier dans le village.

Le Grêlé l’a obligée à proposer des services plus lucratifs en traînant le soir, passablement dévêtue sur les bords du lac. Il ne s’est  guère présenté de clients au rendez-vous. Ceci d’autant que Sissi s’est rapidement arrondie par l’avant.

En septembre 1860 un petit Adalbert naît dans la cabane de pêcheurs. Le Grêlé est en effet un admirateur inconditionnel d’Adalbert Deganne. Il voudrait que, comme son illustre prédécesseur, son fils issu de milieu modeste fasse grande fortune sans se soucier des conventions.

Le petit Adalbert ne pleure ni ne rit jamais. Dès sa naissance, son visage lisse ne supporte aucune ride. Il tête goulûment le sein de sa mère puis dort le reste du jour comme s’il préparait ses forces pour un dur combat tout au long de sa vie future. Son visage lisse et joufflu lui vaut immédiatement le surnom d’ « Anjot » (l’ange).

Les vieilles femmes de Cazaux disent du bébé qu’il a une « fàcia d’anjot mes còr de demòni »(une face d’ange mais un cœur de démon). Le Grêlé veille jalousement sur l’enfant. Il est persuadé que, comme l’autre Adalbert, il fera grandissime fortune et apportera à son père vengeance et reconnaissance sociale. Sissi court d’une tâche de souillon à l’autre pour faire bouillir la marmite. Les enfants du bourg la poursuivent dans la rue aux cris de : «princessa de carton, mair  de demòni »(princesse de carton, mère du diable).

En grandissant, Adalbert dit l’Anjot, se révèle un petit garçon secret et déterminé. Il parle peu, ne sourit pas et observe le monde avec circonspection. Il ne pleure jamais malgré les charrettes de baffes que son père lui assène en  toute occasion. Il trouve un malin plaisir à capturer des petits animaux, leur arracher une patte ou leur crever les yeux puis les garder dans des cages qu’il confectionne lui-même avec de l’osier.
Le Grêlé pense que son fils a beaucoup d’atouts pour réussir dans la vie.

Le Diègue n’ose se l’avouer, il a toujours été très attiré par la belle Comtesse. Elle est plus jeune que lui de dix ans et il éprouve pour elle un sentiment douloureux de fruit défendu. Elle est un peu comme une pomme du paradis ; reluisante et colorée, certainement savoureuse à croquer mais totalement inaccessible. Il reste aussi toujours amoureux de Marie son épouse. Il est déchiré entre deux passions incompatibles.

La mort du Comte a provoqué chez lui un sentiment dont il a honte, comme si c’était là une possibilité de se rapprocher de la comtesse.

Le Diègue a, il est vrai, peu d’occasions de rencontrer la Comtesse d’Armaillé. Il fait quelquefois un détour dans les rues d’Arcachon pour se rapprocher de sa résidence. Il passe devant la grille de la propriété sans jamais ne serait-ce que l’entrevoir. Revenu chez lui, il se secoue et se maudit comme si deux êtres vivaient en lui. Le Diègue que tous connaissent est sérieux et fidèle à Marie. Le « Diègue noir » tapi au fond de son âme est gourmand de fruits défendus et rêve de faire voler en éclats les barrières sociales.

Son ami Joseph l’a prévenu qu’après la quarantaine, une sorte de démon s’empare de l’âme. Alors, la jeunesse s’éloigne inexorablement, le corps n’a plus la souplesse et l’endurance d’autrefois. Le « Diègue noir » voudrait tantôt partir avec la comtesse au plus profond de la forêt, seuls, sans voir âme qui vive, tantôt enlever la belle comtesse, l’emporter avec lui et vivre pleinement ensemble à Bordeaux ou même plus loin dans l’opulence et la facilité.

Après la mort de son mari le comte, Célestine d’Armaillé fourbit ses armes pour faire valoir ses droits à endiguer les prés salés est. En tant que veuve, elle se doit de défendre l’héritage du Comte. Le fait d’être une femme ne doit pas l’empêcher de continuer les batailles engagées par son mari. Elle a pris conseil auprès d’un notaire de Bordeaux que lui a présenté son beau-frère Louis de Galard. Elle est toujours secrètement éprise de Louis.

Louis semble maintenant s’intéresser de près à ses affaires ; il assiste à toutes les rencontres avec le notaire. Il lui semble qu’à l’occasion de l’étude des nombreux documents, la main de Louis a incidemment effleuré la sienne. Pourtant en ces occasions le regard de Louis est concentré sur les dossiers et il n’a jamais croisé le sien. C’est un homme qui a de l’éducation et le sens de la famille.

Plusieurs fois de retour du notaire, dans la voiture aux rideaux tirés, elle a eu l’impression que, tel un fauve, il s’apprête à lui sauter dessus la plaquer contre les coussins et la couvrir de baisers. A cet instant, elle le regarde et il baisse douloureusement les yeux comme si les mêmes pensées le traversaient.
Elle pousse alors un grand soupir de déception.

Le Diègue a peu d’occasion de croiser la comtesse.

 Elle traîne peu dans les rues du bourg de La Teste et elle va rarement du côté de l’île aux Oiseaux.

Cependant début janvier 1860, au débouché du chemin du port, sur la route de La Teste à Eyrac, effrayé par un chien, le cheval de sa voiture fait un brusque écart. La voiture verse à moitié dans la vase du port. Le cocher ne sait que faire. Mme d’Armaillé reste à l’abri dans sa voiture et le houspille pour trouver du secours.

Le Diègue qui rentre juste de l’île aux oiseaux avec le flux de la marée reconnaît la voiture de la comtesse. Il rassemble quelques compagnons pour remettre lestement la voiture sur la route.

Le cœur du Diègue bat à tout rompre. Il va enfin pouvoir la revoir de près et même lui parler. Le cocher s’apprête à repartir avant que la Comtesse ne puisse les remercier :

  • Attendez, cocher ! Que je puisse remercier ces braves gens de leur aide !

Elle descend avec majesté du marchepied et s’avance vers le petit groupe pour les remercier avec le sourire. Il lui semble reconnaître un homme :

–       Braves gens, soyez remerciés pour votre aide.

–        Puis se tournant vers Le Diègue, ne seriez-vous point « Le Diègue » qui avez eu de démêles autrefois avec mon mari le Comte.

–       Euh, c’est-à-dire… c’est moi

Le Diègue est à moitié pétrifié comme s’il avait vu une divinité descendre de l’Olympe. Tout le paysage devient flou, il ne voit plus au centre que la comtesse dans un halo nimbé de lumière dorée.

  • Eh monsieur, m’entendez-vous ? lui demande la comtesse.

 Il se reprend :

  • Euh… hélas oui, madame la Comtesse, le Comte a crû, sur les dire du Grêlé, que je lui voulais du mal, mais c’était que fausseté.
  • Vous savez mon ami, je n’avais aucune confiance dans cet homme que l’on nomme Le Grêlé. Il m’a toujours semblé plus chattemite que nature. A la fin de ses jours, mon époux était très éprouvé et il vous aura attribué des malheurs pour lesquels vous n’êtes quoi.
  • Madame la Comtesse, je suis bien mal-aisé de ces histoires. Si je peux vous rendre service, en réparation, je serai là.

La Comtesse réfléchit et observe cet homme qui paraît franc et honnête.   

  • Tenons-en-là, mon ami. Voyons, je dois faire valoir auprès de notre bon maire M Gustave Hameau non seulement mes titres de propriété des prés salés mais également mes droits à l’endiguement. Ces droits ont été confirmés par l’accord signé entre mon mari et Adolphe Alphand le premier mai 1851. Cependant d’aucuns conseillers municipaux contestent la valeur de cet accord.
  • Madame, j’étais moi-même présent à la signature, et heu…accompagnant l’ingénieur Alphand avec plans et documents de la route à Eyrac.
  • Justement mon ami, les conseillers de la commune, voulant rétablir les droits ancestraux des habitants sur les prés salés, prétendent que cet accord est un faux et que M Alphand ne l’a jamais signé.
    M. Alphand est maintenant occupé à de hautes tâches dans la rénovation de Paris et n’a pas prévu de nous visiter avant longtemps… Pourriez-vous, par hasard, témoigner devant le conseil municipal de votre présence à cet accord?

Non seulement la comtesse, lui adresse la parole, mais de plus elle lui fait une demande. Le Diègue est subjugué d’émotion  et s’écrie d’un trait sans réfléchir :

  • Madame, c’est bien de la mauvaise foi, j’étais bien présent et prêt à le jurer !
  • J’en prends note et vous en remercie.

Elle fait demi-tour avec élégance, faisant  virevolter sa robe légère et regagne sa voiture et sa maison d’Arcachon. Finalement elle est heureuse de cet incident de voiture qui ouvre de nouvelles perspectives.

Les compagnons du Diègue s’esclaffent :

–       Boudiou Le Diègue, tu parais complètement « ensortilhat » par la dame. Qu’elle t’aurait demandé de sauter pieds et poings liés du haut du moulin de Prez, que tu l’aurais fait!

–       Vous  êtes que jalouseté, leur jette Le Diègue en s’éloignant.

Mise au courant de la promesse du Diègue de témoigner en faveur de la comtesse, Adélaïde le met en garde.

–       Les habitants de la commune ont toujours considéré que leur droits de vaquer dans les prés salés et d’y récolter le coup sont inviolables. Ce droit a été accordée par le seigneur des lieux en 1550. Les affaires du comte avec l’état et de ceux qui ont prétendument acheté ces terrains sont considérés ici comme un vol envers la population.

Si tu soutiens la comtesse dans cette affaire, tu seras considéré comme un traître.

–       Mais Adélaïde, ce n’est que la vérité. Si on voulait t’enlever ton auberge que tu as achetée parce que d’aucun le conteste, tu serais colère.

–       C’est vrai, mon Diègue, mais là tu serais un « traïdo » en plus d’être « Estrangey ». Penses-y !

Le Diègue s’en va, perturbé par cet échange. Se taire pour être tranquille ou s’exposer avec la vérité. D’autant que de bonne foi, il a déjà promis à la comtesse qu’il témoignerait pour elle, et devant tout le conseil municipal en plus.

Le lendemain, il en parle à son patron Eugène Nonlabade.

–       Tu sais, Le Diègue, ma famille et moi nous avons toujours fait ce qui nous semble juste. Mais je comprends que, de présent, tu pourrais avoir des ennuis. Je ne sais pas, Le Diègue. Quoique tu décides, je te serai fidèle car tu es un gars de confiance.

Le soir tombe, le ciel est noir vers le nord. Le Diègue prend le chemin du Hourquet pour s’en retourner vers « La Montagne de La Teste ». Un vol de corbeaux noirs surgit de la gauche en croassant des cris de malheur. Les branches d’arbres se courbent dans le chemin.

Soudain il entend derrière lui une rumeur qui monte. Le Maire, Gustave Hameau, suivi du conseil municipal au complet, court vers lui. Ils sont furieux et agitent des documents au-dessus de leur tête. Derrière eux la foule de La Teste gronde aux cris de « traïto, estrangey , tu vas payer». Le Grêlé les encourage du geste et ouvre les portes des maisons pour que plus de gens encore s’engage dans la poursuite. Le Diègue se met à courir pour leur échapper mais ses chaussures sont pleines de boue et il peine à lever les pieds. Au loin il aperçoit Marie qui lui fait des signes et crie des mots qu’il ne comprend pas.

La foule le rattrape, il glisse et tombe dans l’eau de la craste douce. Le maire et la foule lui jette des pierres aux cris de  « traître, tu es du côté des nobles pour affamer les serfs, tu mourras dans ces prés salés que tu veux nous voler ». Peu à peu, sous le coup de bâton et assommé par les pierres sur la tête, il s’enfonce dans l’eau noire de la craste douce. Il ne respire plus, il sait qu’il va mourir.

Il pousse un grand cri et se réveille en nage dans son lit. Marie est inquiète :

–       Tu as fait un mauvais rêve, tu travailles trop !

–       Non, non, ce n’est rien, rendors-toi, tout va bien.

Victor Coste a abordé à la pointe de Lesguillon avec son vapeur «Le Chamois », celui-là même que l’empereur aurait dû utiliser en octobre de l’an dernier pour faire une parade sur le bassin d’Arcachon. Le temps exécrable ce jour-là n’a pas permis la sortie. Tous les pêcheurs du bassin qui s’étaient approchés d’Arcachon pour faire une conduite d’honneur à Napoléon III s’en sont retournés trempés et déçus, chacun dans son port d’origine.

Victor Coste a invité Jean Eugène Nonlabade et d’autres candidats aux nouvelles concessions de parcs ostréicoles.

Il y a là, Ostinde Lafon, Dignac jeune, Osmin Lalesque… Il les emmène à parcourir les crassats du  Bassin pour y discuter des emplacements possibles des concessions. La plupart d’entre eux ont déjà une concession mais sont candidats pour de nouveaux parcs.

Le Diègue est du voyage. C’est la première fois qu’il pose le pied sur un bateau à vapeur. Il est  grandement impressionné par la puissance de la machine à vapeur. Il avait déjà vu les locomotives du train, mais imaginer de mettre une machine semblable à l’intérieur d’un bateau procure un résultat exaltant. Plus de souci de ramer face au vent et de combattre le clapot. Le vapeur est une formidable machine qui peut emmener des dizaines de personnes et fendre les flots sans frémir. Il devient possible d’atteindre rapidement des points comme l’île aux oiseaux qui paraissent si éloignés lorsqu’il faut ramer pour y parvenir. Ah s’il avait une pinasse à vapeur ! Quelle facilité pour aller sur les parcs par tous les temps, ramener les huîtres au port, …

Jean Eugène interroge Victor Coste sur le difficile problème du captage du naissain :

–       M le savant, que de présent, nous collectons les huîtres au fond des esteys pour les placer sur les crassats pour mieux les travailler, mais nous voulons que de nouvelles huîtres se reproduisent dans nos parcs.

Actuellement nous utilisons  un outil en fer, appelé marochon pour détroquer (détacher) les jeunes huîtres des points où elles sont accrochées. Mais les pertes sont très importantes, de l’ordre du tiers de la récolte !

–       J’ai beaucoup travaillé là-dessus, répond Victor Coste. Je crois avoir résolu le problème de la reproduction  grâce à un système de plancher collecteur qu’on  place au-dessus des bancs naturels peu avant la fraie. Il se compose de planches amovibles sur la partie inférieure desquelles on fixe des branches destinées à capter le naissain.

J’ai ouï dire également qu’un certain docteur Kemmerer utilise des  tuiles couvertes d’une couche de « mastic » solide pour résister à l’action des eaux. Le mastic est assez friable pour que l’on puisse aisément en détacher de jeunes huîtres. Quand cette doublure est chargée de naissain, il réussit à l’enlever d’un seul morceau et il porte ce naissain, ainsi soutenu, dans des claires d’élevage.

–       Avec votre accord, Monsieur Coste, j’aimerais bien essayer ce système de « mastic » friable sur des tuiles dans mon parc de l’île aux oiseaux. Mon chef d’équipe ici présent pourrait s’en charger sous vos directives.

–       Hé oui, je connais déjà Le Diègue, c’est  lui qui m’a accueilli lors de  ma visite incognito l’an dernier. Il m’avait fort aimablement accompagné vers la bonne auberge de madame Adélaïde. Qu’il passe me voir dès potron minet demain et  je lui donnerai des informations sur la composition du mastic à mettre sur les tuiles.

Le Diègue est un peu gêné de faire l’objet de l’attention de tous ces Messieurs sur  le bateau. Il fait tourner sa casquette entre ses mains en gardant modestement la tête baissée.

–       Bien, reprend Victor Costes, nous sommes début février 1860 et je peux vous annoncer que dans quelques jours l’empereur fera paraître le décret impérial tant attendu qui accordera des concessions dans le Bassin pour des parc à huîtres.

Je sais que vous êtes tous candidats pour avoir une nouvelle concession, mais il y aura des conditions à réunir. Dans un premier temps nous ne donnerons que 60 à 70 concessions.

–       Quelles sont ces conditions demande Ostinde Lafon ?

–       Eh bien tout d’abord pour chaque candidature il n’ faut pas qu’il y ait plus de trois associés. L’idéal est l’association d’un ancien marin qui soit inscrit maritime avec au moins quarante ans de service derrière lui et un associé qui apporte l’argent que nous nommons un « Capitaliste ».

–       Et pourquoi cet attelage ? demande Osmin Lalesque.

–       L’empereur souhaite récompenser les anciens marins qui ont donné du service à la France, mais il sait aussi qu’il faut de l’argent pour que l’affaire tourne tranquille, il faut donc un « capitaliste » qui amène des fonds.

–       Quelle sera la taille de concessions ? demande Dignac jeune.

–       Les concessions feront quatre ha, et vous aurez l’obligation d’y déverser  20 000 huîtres par ha dès la première année. Vous avez également obligation de consacrer par ha un carré de 4 mètres de côtés pour installer un appareil collecteur.  Vous effectuerez un versement annuel de 20 francs par ha à la Caisse de Secours Mutuel de Notre-Dame d’Arcachon. Bien sûr il ne faudra pas faire de délimitations qui empêcherait les pêcheurs et les chasseurs aux canards de circuler librement.

–       Nous avons sans arrêt des bagarres avec les pêcheurs, s’énerve Dignac jeune. Ils croient que tout le bassin est à eux et je ne dis pas qu’ils font exprès de passer sur les parcs quand ils pourraient passer ailleurs.

–       Je sais, je sais, répond Victor Coste.  Je vous signale que vous avez interdiction d’élever en terre, enrochement ou clayonnage, toute saillie sur le terrain. D’ailleurs en cas de trouble apporté à une installation de chasse aux canards, une commission administrative statuera sur l’indemnité due.

A la fois en partie rassurés et en partie alertés, les candidats à la concession se retrouvent chez Adelaïde pour discuter entre eux.

–       Encore des ennuis à venir avec les pêcheurs et les chasseurs, marmonne Dignac Jeune.

–        A nous de faire marcher nos affaires sans se soucier des autres, déclare Nonlabade, on avance, on verra après.

Le lendemain Matin Le Diègue retrouve Victor Costes à l’Aiguillon.

–       Adishatz, Le Diègue, comme on dit dans ce pays.

D’après le Dr Kemmerer il faut badigeonner les tuiles avec un mélange de chaux et de sable voire de ciment. Si c’est bien mou le naissain accroche mais le flux des marées arrache tout. Si c’est trop dur le naissain ne prend pas. Vous devriez vous rapprocher d’un maçon du coin pour les mélanges. Les maçons connaissent bien ces mélanges et leur durcissement. Vous avez le temps, les huîtres ne fraient que lorsque la température de l’eau atteint 20° à 21 °. Je vous conseille de réaliser plusieurs mélanges et de les tester vers la fin mai début juin suivant le temps et la température de l’eau.

Ce printemps de 1860 a été exécrable. Avril et mai ont été épouvantables avec pluie, vent et froid. Juin a été frais, pluvieux et venteux. Ce n’est que début juillet que la température du Bassin est remontée.

Jean Eugène est passé voir Le Diègue sur le port :

–       Maintenant que tu as essayé plusieurs combinaisons de « mastics » pour les tuiles de captage, nous allons pouvoir les placer dans notre parc et voir les résultats. Tu sais que finalement 68 concessions ont été accordées à 132 concessionnaires dont 64 marins, 11 assimilés et  57 «capitalistes». Tous nos amis, Ostinde Lafon, Dignac jeune, Osmin Lalesque ont une concession et attendent beaucoup du résultat de nos expériences.

–       Eh oui patron, avec Joseph, un maçon qui avec qui j’ai travaillé à creuser le chenal du port il y a vingt ans, nous avons choisi quatre mélanges différents. Nous avons préparé vingt tuiles dans chaque recette  et nous avons même préparé des cagettes en bois pour le faire tenir ensemble.

 

Nonlabade se réjouit d’avoir un chef d’équipe comme Le Diègue. Ses années de travail avec l’Ingénieur Alphand lui ont appris à être rigoureux et à décomposer un travail complexe en sujets indépendants. Pour un homme sans instruction, Le Diègue a beaucoup de connaissances et de méthode.

–       Va, mon Diègue demain est une maline[2], tu pourras aller disposer tes collecteurs plus facilement aux bons endroits.

 

Le lendemain, trois heures avant la basse mer, Le Diègue accompagné de son ami Joseph s’en vont disposer les quatre cagettes contenant les quatre mélanges différents de mastics sur les tuiles.  Ils les placent de façon ce qu’ils aient le même flux et reflux de marée afin qu’ils aient des chances équitables de captage.

Pendant plusieurs jours puis semaines, Le Diègue surveille ses cagettes. Peu à peu, il voit apparaître quelques points sur le mastic qui sont certainement du naissain pris au piège.

 

Ce mardi de fin août, le temps est exécrable. Un grand vent de sud-ouest et une pluie tiède réchauffent les eaux du Bassin depuis plusieurs jours. Malgré le temps, Le Diègue est impatient de voir les progrès du captage surtout sur la cagette numéro deux qu’il a secrètement appelée « La Marinette » en hommage à sa femme Marie. Il part seul vers l’île aux oiseaux, ce qui est folie vu le temps.

Dans le Chenal du Maupouchet, la bataille est épique contre vent et marée. Il manque plusieurs fois de chavirer mais parvient épuisé sur le parc. La cagette « la Marinette » a tellement capté de naissain que le blanc du mastic a pratiquement viré au gris foncé. Il gratte un coin du bout de l’ongle ; le mastic se détache facilement avec le naissain. Apparemment, il a trouvé le bon dosage pour le mastic. La « Marinette »capte deux fois plus que les autres cagettes et de plus le mélange est facile à détroquer[3].

 

Le Diègue pense que M. Nonlabade  va être content. S’ils arrivent à capturer du naissain facilement, les affaires vont rapidement se développer. Il va pouvoir agrandir sa cabane, et même envisager sérieusement d’envoyer son deuxième fils Émile en pension au lycée à Bordeaux.

Au moment où il se remet aux avirons pour souquer et rentrer avant la nuit, il lui semble percevoir un mouvement vers l’ouest du parc. Le soleil couchant masque sa vison et la pluie ininterrompue et oblique forme un rideau opaque.

 

Arrivé à sa cabane fourbu et épuisé mais ravi, il sombre dans le sommeil du juste.

 

Le mercredi matin, il a rendez-vous avec son patron sur le port. Il arrive avec un grand sourire au rendez-vous, les joues pleines des bonnes nouvelles du captage de « La Marinette ».

Le patron est prostré sur un banc, la tête entre ses mains. Lorsqu’il voit Le Diègue, il lui jette un regard interrogateur et inquiet.

–       Ce matin on a trouvé un homme mort sur notre parc. Plusieurs témoignages concordants disent que c’est toi qui l’as tué. Le maréchal des logis chef Antoine va venir t’interroger mais il a déjà dit que tu irais en prison.

[1] Coup : herbes sauvages ramassées en vue de nourrir le bétail.

 

[2] Maline : se dit d’une marée de fort coefficient. Ici c’est intéressant car la basse mer va découvrir un grand nombre de terres.

[3] Détroquage : action de séparer les naissain de son support.

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Revenir au chapitre 5 – La digue de La Teste

Revenir au chapitre 6 – La fin du Comte

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CORCIA Yvon

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