Chroniques du Canalot – 6 – 1859, la fin du Comte

À travers l’histoire d’une famille anonyme, témoin de son temps, ces chroniques racontent l’histoire du quartier du Canalot à La Teste de sa formation en 1840 à nos jours.

Résumé des épisodes précédents.

Diego dit « le Diègue » est venu de son Espagne natale chercher fortune à La Teste. Il a travaillé notamment à la construction de la digue de La Teste.  Il a épousé Marie avec qui il a deux enfants. Le Grêlé, son ennemi mortel, est réapparu pour semer le trouble.

En revenant du chantier de construction de la digue un peu plus tôt que d’habitude, Le Diègue voit le curé de la Teste et trois enfants de chœur faire le tour de sa cabane en agitant de l’encens :

– Adichatz, mon père, ce n’est pas encore le jour de la bénédiction des bateaux. Mais il me semble bien que vous êtes en train de bénir ma modeste cabane.

Le curé qui aurait dû accueillir cette remarque avec sourire et bienveillance semble assez gêné. On dirait même qu’il ne s’attendait pas à rencontrer Le Diègue :

– Hum mon fils, dieu vous bénisse, heu,… M. le Comte m’a demandé de procéder à la « purification spirituelle » de ces lieux car il a l’intention d’y ériger une stèle à la gloire de saint Vincent, le patron de la paroisse.

– Purification spirituelle ? Le terme est étonnant. Je ne connaissais pas cette pratique.

– À vrai dire, ce sont les mots exacts de M. le Comte lui répond le curé qui semble soudain pressé de quitter les lieux et entraîne sa troupe d’enfants de chœur en chasubles derrière lui, comme une poule rassemblerait ses poussins.

Intrigué par ces termes peu courants, Le Diègue rentre chez lui sans y penser davantage.

Le lendemain matin, Firmin, le majordome du comte se présente à la cabane.

Le Diègue n’a jamais apprécié ce type de serviteurs. Issu du bon peuple, Firmin a tendance à parler de haut au Diègue, comme si le fait d’être un serviteur du comte le nimbait d’une partie de l’aura de son maître, en faisant de lui une sorte de nobliau.

C’est avec une certaine morgue que Firmin lui déclare :

– Monsieur le Comte vous demande de libérer au plus tôt cette partie de sa propriété et d’emporter avec vous votre cabane et les divers ustensiles et aménagements qui sont autour.

– Mais Firmin, M. le Comte m’a bien autorisé à m’installer ici avec ma famille et y construire maison!

– Ce n’est plus le cas, déclare Firmin avec une certaine hauteur. Ce sont ici les terres de M. le Comte.Il veut que d’ici une semaine vous ayez proprement vidé les lieux.

Ceci dit, Firmin fait demi-tour et s’en va raide comme un « pignot» [1] vers la demeure de ses maîtres.

Un peu surpris par ce discours, Le Diègue range ses inquiétudes dans sa besace et s’active vers le chantier tous proche où son équipe doit ce matin attaquer un nouveau tronçon de digue.

Il est surpris en arrivant de voir Le Grêlé assis sur une brouette avec l’air fendant et fier comme un coq.

– Eh quoi le Grêlé, tu n’es plus en prison? Si tu veux travailler ici, je n’embauche toujours pas les Va-nu-pieds dans ton genre. Tu peux passer ton chemin.

– Eh que non, mon Diègue, lui jette le Grêlé d’un air mauvais. Je ne viens pas chercher du travail mais t’enlever le tien. M. le Comte a déclaré qu’il ne souhaitait plus autoriser le chantier sur ses terres tant que tu y travailleras.
Je suis le porteur de ses ordres, et vise, le chantier est arrêté. D’ailleurs il a envoyé également la maréchaussée ici présente pour faire respecter ses volontés.

Le brigadier Antoine qui connaît bien et apprécie le Diègue s’avance mal à l’aise.

– Adichatz, Le Diègue, je n’ai rien contre toi mais le chef m’a demandé de venir ici et d’arrêter le chantier tant que tu t’y trouveras. Ce sont mes ordres, je dois m’y conformer.

Un peu abasourdi par ces nouvelles, après avoir bien réfléchi à la situation, Le Diègue salue ses collègues de chantier et s’en va vers le bourg.

Il n’est qu’un estrangey venu d’Espagne, s’opposer aux ordres du Comte soutenu par la maréchaussée ne lui paraît pas la bonne idée.

Lorsqu’il s’éloigne, il entend Le Grêlé vociférer dans son dos.

– Tu n’as que ce que tu mérites, tu m’as volé Marie et tu m’as fait chasser du bourg comme un voleur. Tu es démasqué comme serviteur du malin, va brûler en Enfer!

Ses pas le mènent, sans qu’il en soit conscient, vers l’auberge d’Adélaïde, sur le chemin du port.

Adélaïde est derrière le comptoir. Dès qu’il entre, elle l’entraîne dans l’arrière-salle.

– Eh mon Diègue, on dit que le Comte crie partout que tu as ensorcelé tout le monde, que tu as jeté un sort à Marie pour qu’elle t’épouse et un autre à l‘ingénieur Alphand pour diriger tous les chantiers.

– Un sort ? Je jette des sorts ?

– On dit que le curé a été envoyé pour « désendiabler » ta cabane et que tu es habité par le Démon. Le Comte veut faire raser ta cabane et y faire un lieu de prières pour saint Vincent.

 

Dès le lendemain, Le Diègue déménage Marie, les deux enfants et leurs quelques affaires chez les parents de Marie dans la montagne d’Arcachon.
Le Diègue retourne travailler à la corderie du port où le patron qui l’appréciait le voit revenir avec plaisir.

Le Diègue espère une intervention en sa faveur d’Alphand mais celui-ci est engagé dans de nombreux chantiers à Bordeaux, et il œuvre de plus en plus avec Eugène Hausmann pour préparer un retour à la capitale.

La digue de La Teste à laquelle travaillait le Diègue est enfin terminée en 1856.

Les pêcheurs de La Teste disposent maintenant de plus de 800 m d’estacade pour y échouer leurs pinasses.

L’activité du quartier du port se développe de plus en plus. Adelaïde a acheté la maison voisine pour développer l’auberge. Marie y travaille maintenant à plein temps.

Les enfants Jules et Émile ont maintenant 10 ans et 8 ans. Le père de Marie voudrait qu’ils perpétuent la tradition familiale de résinier comme depuis trois générations.  Le Diègue voudrait leur donner un minimum d’instruction, voire les conduire jusqu’au certificat d’études.

Un soir de 1859, Le Diègue rencontre près de la gare un Monsieur de Paris qui semblait un peu perdu, il l’aborde aimablement :

– Je peux vous aider, Monsieur ?

– Oui mon ami, il est fort tard et la nuit va bientôt tomber. Je dois me rendre à Arcachon, mais la route est peu sûre m’a-t-on dit et je n’ai guère envie de traverser sur ces bizarres embarcations que l’on voit là.

– Si je peux me permettre, Monsieur, je vous recommanderais l’auberge du chemin du port tenue très proprement par madame Adélaïde. Je peux vous y conduire.

C’est ainsi que l’auberge gagna pour plusieurs jours un client poli et bien mis.

Le soir, lors du repas à l’auberge, il expliqua au Diègue :

– Voyez, je m’occupe d’habitude de la reproduction des poules, mais des amis de Paris m’ont demandé de venir à Arcachon car il paraît que les gisements naturels d’huîtres sont en déclin.

– J’en ai entendu parler, répond Le Diègue, mais je ne suis pas très au fait. Mais quel rapport y a-t-il entre les poules et les huîtres ?

– Voyez-vous, ce sont toujours des embryons qui se développent, pour les huîtres comme pour les poules. C’est pour cela que mon ami de Paris m’a demandé de m’y intéresser. Je suis allé en Italie et dans divers pays pour étudier la reproduction des huîtres et j’y ai appris beaucoup de choses que l’on pourrait mettre en pratique à Arcachon. Dès demain matin, au plein jour, je prendrai une voiture pour traverser le mauvais chemin qui va à Arcachon.

Le Diègue ne  sait pas  qu’il a rencontré Victor Coste et que son « ami de Paris » qui lui a donné mission n’est autre que Napoléon III.

Le dimanche suivant, à l’auberge, le Diègue se fait aborder par Amédée, un cousin d’Adélaïde :

– Eh boudiou, le Diègue, il paraît que tu parles aux Parisiens qui sont dans les huîtres ?

– Ma foi, j’ai rencontré un Monsieur qui me dit envoyé par des amis de Paris pour voir ce qu’on peut en faire de ces huîtres.

– Eh justement, je suis avec un de mes patrons, qui est là. C’est Jean Eugène Nonlabade, un négociant de Bordeaux qui aimerait te causer des gravettes.

Toujours attentifs aux conventions et classes sociales, le Diègue se tourne avec respect vers Monsieur Nonlabade. Ses  récents accrochages avec le comte d’Armaillé l’ont rendu prudent dans ses rapports avec «la haute».

– Adichatz, Monsieur Nonlabade, comment puis-je vous aider ?

– Allez le Diègue, appelle-moi Eugène! Et il lui tend une large main ouverte.

Tu sais je suis un « Bordalès » comme on dit ici, un «estrangey» quoi, mais je me prends pas au sérieux. Il lui explique alors :

– Ma famille croit beaucoup au commerce de la gravette. Comme pour toutes les activités de commerce que nous avons développé, nous croyons que le travail et la volonté permettent de gagner sa vie.

Adélaïde m’a juré que tu étais un homme sérieux et travailleur comme je les aime. Il y a dix ans déjà, nous avons demandé une concession à l’Île aux Oiseaux. Il y a là bas de bon crassats[2] bien balayés par les marées et la gravette s’y trouvera heureuse et fera des petits. Ce qu’il me faut ici c’est un homme de confiance. Je sais que tu as mené des équipes pour construire la route de La Teste à Eyrac, puis que l’ingénieur Alphand t’a confié la constructions de la digue de La Teste.

Le Comte, que l’on dit un peu dérangé de la tête, t’a mis à pied sec. Amédée et Adélaïde que je connais depuis qu’ils étaient petits m’ont dit du bien de toi.

– Je vous remercie Monsieur Eugène, mais qu’attendez vous de moi ?

– Écoute, demain à la marée, trouve-toi au bout de la digue, je t’emmène à l’Île aux Oiseaux avec ma pinasse de Gujan et nous causerons sur place.

Marie est contente de ce nouveau travail, son Diègue aime bien les aventures. Il s’ennuie à la corderie du port et la paie est un peu maigre pour nourrir les deux enfants qui mangent maintenant comme quatre. Marie doit aussi s’occuper davantage de ses vieux parents. La mère est percluse de courbatures. Une vie entière dans une cabane de résinier, ça use la santé. Le père, comme tous les résiniers âgés, est mangé de rhumatismes. Le travail du lever au coucher du soleil, dans les vêtements humides et le transport de la résine dans de lourdes brouettes en bois ont eu raison de sa vigueur.

– Ne t’emballe pas la Marie, je me méfie des riches comme des nobles, le vent tourne et hop, te voilà tout nu sur le bord du chemin. Enfin je verrai demain ce que me veut ce monsieur.

À l’heure dite, le Diègue est sur la digue de La Teste, un méchant vent de nord-ouest, vient de face et lui glace les mains. Eugène Nonlabade arrive avec sa pinasse de Gujan et le prend à bord. Deux rameurs souquent dur, face au vent. Eugene est au coudey[3], Le Diègue s’empare d’une rame et souque ferme à la fois  pour montrer qu’il n’est pas un fainéant et aussi qu’il sait manier ces engins.

En partant de la Canelette, il faut tirer face au vent dans le chenal du Teychan. Ensuite, il faut virer au nord dans le chenal de Mapouchet. La marée descendante s’oppose à la pinasse et il faut appuyer ferme pour ne pas reculer. Dès qu’ils ont viré au nord, une pluie drue se met à tomber. Les hommes sont trempés et la pinasse est inondée. Seul le «troupès», un petit coffre sous le banc en arrière du mat reste à sec. Le Diègue se met à écoper alternativement avec le maniement des rames. Après deux heures d’effort, ils  abordent enfin les parcs de Nonlabade. Ses installations sur l’Île aux Oiseaux comprennent un parc qui a fait l’objet d’une concession ainsi que des cabanes sur l’Île. Les parqueurs demeurent dans les cabanes sur l’Île et reviennent à la Teste en fin de semaine, si le temps et l’état de la mer le permettent.

Eugène fait visiter les installations au Diègue, il explique qu’il souhaite lui confier ses affaires sur le port comme sur l’Île.  

L’idée de Nonlabade est de ramasser les huîtres au fond des chenaux et de les stocker au sommet des crassats.  Ceci leur permet  à la fois de bénéficier d’un flux important à la montée comme à la descente des marées, mais surtout d’être découvertes à marée basse, ainsi elle sont plus accessibles pour le travail et la récolte et elle bénéficient du soleil qui renforce leur coquille.

Les Nonlabade sont des négociants qui exploitent les parcs et expédient les huîtres à Bordeaux. Ils ont besoin d’un homme de confiance sur place. Eugène et Le Diègue topent là en se serrant la main. Point besoin de papier ni de contrat, la parole donnée vaut engagement entre hommes honnêtes.

Le retour s’effectue sous le soleil. Il faut se battre contre la marée montante dans le chenal du Mapouchet, puis se laisser porter dans le Teychan vers l’entrée du chenal de La Teste.

Jules et Émile, les enfants,  ont maintenant treize et onze ans. Jules a obtenu son certificat d’études avec succès, Émile le passe bientôt. C’est une grande fierté pour Le Diègue, Marie et ses parents qui n’ont reçu aucune instruction. Le Diègue démarre une nouvelle vie avec Jean Eugène Nonlabade qui semble un homme de parole.

Adolphe Alphand a été appelé par le baron Hausmann à Paris à la tête du nouveau service municipal des promenades et plantations. On ne le voit plus guère sur le port de La Teste. Le Grêlé hante toujours les rues du bourg comme un messager de malheur. Tantôt saoul comme un cochon, tantôt fier comme un coq. Il a conservé ses entrées par la porte arrière du comte d’Armaillé. Le personnel du Comte l’exècre mais ce dernier a demandé qu’on le reçoive et le nourrisse, s’il se présente à l’entrée de service.

De son côté, le comte d’Armaillé n’a pas  ménagé  ses efforts pour faire avancer son projet  d’endiguement des prés salés est.

En ce mois d’août 1859, le Comte jubile enfin.

Après huit ans de combats incessants, il a appris du préfet que celui-ci allait prendre un arrêté préfectoral le 20 août pour lui permettre de poursuivre l’endiguement de ses terrains des prés salés est. Ses terres seront hors d’eau et il pourra réaliser son vieux rêve : installer des bassins à poissons.

Déjà en 1845, lorsqu’il avait acheté les prés salés à ce vieux renard de marquis  de Castéja, il croyait toucher au but. Hélas, les années suivantes n’ont été que procès et cauchemar avec ce fieffé coquin de Marquis mais surtout avec les habitants de la Teste et de Gujan.

Ces manants lui contestaient tout droit d’installer des bassins à poissons. De plus ils prétendent conserver le droit ancestral de vaquer sur ces terrains avec leurs animaux, comme d’y récolter tout ce qui y poussait. Et tout cela en s’appuyant sur des textes datant de 1551 (une « baillette » concédée par le seigneur de l’époque  aux habitants de ces paroisses)

1851 a été pour le Comte une année faste, il a épousé le 17 mars la belle Célestine, de 8 ans sa cadette, la fille du comte de Ségur. La même année  il a signé le premier mai 1851 avec l’état représenté par l’ingénieur Adolphe Alphand un accord qui reconnaissait enfin  ses droits sur ses propriétés. Il va enfin pouvoir endiguer les prés salés est. Ainsi il va les soustraire au flot des marées et pourrai y installer ses bassins à poissons tant attendus.

Célestine d’Armaillé est magnifique dans sa robe à volants roses.

Elle a conservé à 29 ans, la grâce de la jeunesse et le sourire de son enfance sans soucis de fille du comte de Ségur. La taille est restée fine et bien tournée malgré les pâtisseries des thés de ses nombreuses amies.

Elle accueille son mari avec le sourire :

– Mon ami, cette robe est une copie presque parfaite d’une robe portée par l’impératrice Eugénie lors du fameux bal du 28 mars 1853. Elle est à la mode de la « tournure », une demi-crinoline  mise au goût du jour  par Charles Frederick Worth, couturier en grande faveur à la cour.

– Ma chère, cette robe vous va à ravir, vous ferez tourner toutes les têtes lors de ce bal à la Préfecture.

(Il pense à mi-voix) – et tous se demanderont ce qu’elle a pu coûter.

En réalité, Célestine soigne sa toilette car  elle espère revoir à cette soirée le comte de Galard, époux de sa sœur aînée.

Elle a toujours été secrètement amoureuse de Louis de Galard. Lorsqu’il venait chez les de Ségur faire la cour de sa grande sœur, elle guettait son arrivée pour le croiser incidemment dans le grand vestibule et cueillir un baise-main poli mais sans passion. Louis semblait la considérer comme la « petite sœur » de sa promise. Cependant depuis quelques mois ses baise-mains semblaient plus longs et son œil plus éveillé.

Célestine a épousé ce bon comte d’Armaillé dans le cadre des arrangements entre familles mais ne nourrit pas, à son égard, plus que la simple aménité  qui conveint entre époux du même monde.

Célestine est très attirée par le monde des affaires et du pouvoir. Autant que possible, elle suit les démêlés de son mari avec la commune de la Teste et la Préfecture. Elle aurait voulu poursuivre des études voire devenir bachelière mais ce n’est guère en vogue dans son milieu. Un beau mariage reste l’objectif de toute jeune fille de famille.

Ainsi vont les rêves de Célestine en ce jour de 1869 : conquérir le regard du beau Louis de Galard, épauler son mari dans le tortueux cheminement de ses affaires, s’instruire comme un homme et passer le baccalauréat.

Ce soir, elle doit juste être belle au bras de son mari au bal de la Préfecture. Le Comte se  pavanera pour avoir obtenu l’autorisation d’endiguer définitivement les prés salés est. Il est même entendu que l’État prenne à sa charge les trois cent premiers mètres de digue, le comte poursuivant vers l’est sur plus d’un kilomètre.

Le comte d’Armaillé ne se sent plus de joie. Certes, il pense de temps à autre au Diègue, ce représentant  du Malin qui avait envoûté ce bon ingénieur Alphand et avait empêché son dossier d’avancer. Maintenant qu’il a chassé ce sorcier et qu’il a excommunié sa cabane, les sorts sont tombés et il triomphe enfin de juste lutte.

L’hôtel de Saige, où se trouve la résidence du Préfet, est éclairée comme un palais vénitien. Sur les marches du vestibule, le Préfet et son épouse accueillent les invités que la noria des calèches déverse devant l’entée monumentale.

Le comte d’Armaillé a trouvé que la poignée de main du Préfet était un peu indécise et son sourire d’accueil quelque peu crispé, mais il en faudrait beaucoup plus pour entamer son moral.

Célestine feint de rechercher sa chère sœur, ce qui est la meilleure façon de se retrouver près du comte de Galard son époux.  La soirée est somptueuse, le champagne et les vins liquoreux  de  Sauternes coulent à flot. Les couples alternent valses, polkas et mazurkas. Enhardies par quelques verres de Sauternes, Célestine s’est permis plusieurs valses avec Louis de Galard . Elle virevolte, les joues rouges, la tête rejetée en arrière. Elle a l’impression que Louis la serre de plus près.  Soudain,  elle surprend un regard étonné, voire interrogatif, de sa sœur, l’épouse de Louis.

Elle se redresse et reprend son quant-à-soi. Ma pauvre, si dit-elle, tu t’égares!

Dans la calèche du retour, l’humeur du Comte est exécrable. Alors que tout le monde aurait dû le féliciter chaudement pour sa victoire, il n’a récolté que sourires polis et distants, voire quelquefois un brin de compassion. Lui, le grand vainqueur aurait dû être couvert de louanges et le voici presque mis à l’écart.

Il apprendra la semaine suivante qu’un décret de l’Impératrice régente du 14 juin 1859, s’appuyant sur les travaux du ministère de la marine a classé ses terrains dans le Domaine public maritime.

Il n’a plus le droit de les endiguer.

Le décret préfectoral d’août 1859 est donc sans valeur.

La vaisselle vole et les vases sont renversés. Le comte d’Armaillé est hors de lui. Il est persuadé que c’est ce maudit Diègue qui a encore manigancé cette embrouille.

À partir de ce jour, la santé mentale, puis physique, du Comte va vaciller.  Il se rend au sud de la digue, là où le Diègue avait sa cabane pour piétiner violemment le  terrain. Il demande à Firmin son majordome de convoquer le Diègue de toute urgence.

Firmin va courir le bourg de La teste en vain pendant trois jours, se rendant à l’auberge d’Adélaïde puis dans la montagne de La Teste chez les parents de Marie. Le Diègue est le plus souvent à l’Île aux Oiseaux ou il travaille sur la concession d’Eugène Nonlabade. Enfin, fin octobre, Firmin le croise sur le chemin du port et par la force des bras l’amène devant le Comte.

Le Comte est juché en haut des marches de sa maison, il éructe :

– Par Belzébuth, te voila, fieffé menteur, tu veux donc ma destruction que tu t’acharnes à combattre mes volontés.

– Monsieur le Comte, je suis bien surpris, je n’ai jamais voulu vous nuire, n’étant qu’un simple estrangey.

– Comment, manant, tu oses te moquer de moi, en d’autres temps, je t’aurais fait donner du fouet et jeter dans quelque sombre cachot.

Le Comte s’emballe, fait de grands moulinets avec les bras. Soudain il devient pâle, porte les mains à sa gorge et roule en bas des marches.

Le Diègue veut le secourir mais Firmin l’écarte et appelle le personnel à sa rescousse. Le Comte est porté dans sa chambre. Le docteur Gustave Hameau, consulté, se prononce pour « un état général de fatigue et d’excitation dû à de grandes contrariétés ».

Le 22 octobre 1859, le comte d’Armaillé s’éteint subitement. Il n’est pas dit que, jusqu’à la fin, il n’ait pas combattu, dans ses délires l’injustice qu’il considérait s’abattre sur lui.

Célestine d’Armaillé va pouvoir faire montre de ses talents de bretteuse contre l’administration tatillonne pour faire triompher ses droits.

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[1] Pignot : grand piquet de bois brut en pin maritime, utilisé habituellement pour délimiter les parcs à huîtres.

[2] Crassat : zone de vase découverte à marée basse et propice pour la culture des huîtres.

[3] Aviron de queue utilisé pour diriger l’embarcation.

 

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Revenir au chapitre 4 – Le Gran Malhour

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CORCIA Yvon

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