À travers l’histoire d’une famille anonyme, témoin de son temps, ces chroniques racontent l’évolution du quartier du Canalot à La Teste-de-Buch depuis sa formation en 1840 à nos jours.
————-
Résumé des épisodes précédents.
Diego dit « Le Diègue » est venu de son Espagne natale chercher fortune à la Teste. Il a travaillé au chantier de La route de La Teste à Eyrac Adolphe Alphand. Il est secrètement amoureux de Marie qu’il a arrachée aux griffes d’un escroc « Le Grêlé ». Il loge à l’auberge du Chemin du port tenue par la belle Adélaïde.
Tous les dimanches, le Diègue va maintenant rendre visite aux parents de Marie dans leur cabane de la clairière des « Arraoucs » dans la « Montagne de La Teste ».
Il apporte toujours une bouteille de vin bouché que le père de Marie entame avec délectation. Depuis plusieurs semaines il y rencontre le Petit Louis un gamin de 20 ans Louis est un cousin éloigné de Marie. Son père a péri en mer lors du « Gran Malhour » puis sa mère a succombé à une mauvaise grippe l’hiver précédent. Les parents de Marie ont recueilli l’orphelin et le père de Marie l’a pris comme apprenti résinier. Il habite la cabane et Le Diègue le trouve beaucoup trop familier avec Marie. Ils jouent ensemble comme des enfants insouciants mais Le Diègue prend ombrage de cette proximité apparemment innocente.
Le « Gran Malhour », Le Diègue en a déjà entendu parler. Adélaïde, la patronne de l’auberge y a perdu son père et son mari Charles.
Charles est né près du bourg de Cazaux. Lorsqu’il avait 4 ans, ses parents sont venus s’installer au bourg de La Teste. Son père avait été embauché à l’« atelier de résine » créé par Lesca Fils aîné qui se trouve aux « Pigues » au bourg de La Teste. Lesca Fils avait déjà fabriqué de la térébenthine à partir de la résine et mis au point la « colophane de plateau » ou « du soleil » en exposant des brais secs au soleil pour les éclaircir. Le résultat est une colophane très pâle et de meilleure qualité.
En 1836, La Teste compte cinq usines de distillation. Les ateliers Lesca sont à la pointe de l’innovation qui mènera à de grands progrès dans la récolte et le traitement de la gemme.
En sortant de l’usine, les collègues recherchent souvent un estaminet pour se rincer le gosier.
Le père de Charles a alors l’idée de louer une vieille maison décrépie chemin du port et d’en aménager le rez de chaussée en débit de boisson. C’est là que Charles a grandi. Son oncle Auguste l’amenait souvent sur sa pinasse pour lever les filets dans le bassin mais Charles était captivé par les passes vers l’océan. Il se disait que, plus tard, il franchirait ces portes mystérieuses et découvrirait le vaste monde au-delà du Cap ferret, les énormes vagues de l’océan formées par le vent venu des Amériques, les bancs de poissons innombrables et qui sait, des baleines et des cachalots comme il en avait vu dans le journal « L’Illustration ».
Lorsqu’il a épousé la belle Adélaïde, elle a naturellement pris place derrière le comptoir de l’établissement. L’auberge était florissante car bien située entre la place de Lavie et la route qui mène au port du Callaou.
Grâce au pécule économisé jour après jour avec les revenus de l’auberge, Charles a pu s’associer avec son cousin Jules. Ensemble ils ont armé une chaloupe pour la pêche à la « Péougue » c’est-à-dire à l’océan. Lors de l’association, Jules a apporté la coque nue construite par un chantier de Gujan. Charles a apporté les rames, les deux mats et les voiles, achetés à un charpentier de La Teste.
Le 23 mars 1836, huit chaloupes de pêche sortaient du Bassin d’Arcachon. Charles et Jules [1]dans leur chaloupe avec huit hommes d’équipage. Ce jour-là, le père de Charles a embarqué avec eux.
Le ciel est sombre, un méchant vent de nord-ouest glace les corps. Les passes sont capricieuses mais l’expérience de Charles, habile navigateur, permet de les laisser par l’arrière. Rendus en mer à trois lieues de la côte, Jules demande à l’équipage de larguer puis tendre les filets. Ce sont des « trémail » un type de filet maillant à trois nappes. Les filets agissent comme une ancre flottante et la chaloupe dérive sous le vent stabilisé sur cette ancre.
En dérivant, le poisson se prend dans les filets et habituellement la chaloupe revient lentement vers les passes qu’elle franchit pour rentrer au port. Les filets hissés à bord, la chaloupe fait route vers le bassin.
Hélas, ce 23 mars rien ne se passe comme prévu. Le vent tourne plein ouest et devient plus méchant. Peu à peu il se mue en tempête. Les capitaines voyant le temps de plus en plus mauvais tentent de rentrer dans le Bassin. La barre des passes grossit de plus en plus. Après une nuit épouvantable, deux chaloupes franchissent les passes et arrivent au port. La chaloupe de Charles et les cinq autres ne peuvent y parvenir.
Charles décide de tenter de gagner le large pour ne pas être brisé sur les passes. La manœuvre à la rame contre des lames énormes et des bourrasques de vent est rude. Il tente de jeter l’ancre dans l’espoir de résister à la violence du vent et de la mer. Les hommes sont trempés. Il n’y a aucun abri sur le bateau ; le tout petit refuge à l’arrière (qu’on appelle la Tille) permet juste de ranger les provisions et quelques outils.
Pour se défendre contre la fureur des flots et des vagues, Charles fait établir une tente au moyen d’une voile et d’un mât appuyé sur l’avant et soutenu derrière par un chevalet. L’équipage se place dessous, et comme à chaque instant de grosses lames viennent déferler sur la tente et menacent de faire sombrer la chaloupe, chaque homme, armé d’un bâton au bout duquel est placé un sabot, agit au-dessus de sa tête pour décharger la tente du poids des eaux. L’ouragan devenant de plus en plus furieux, Charles décide de faire voile vers le nord pour atteindre l’entrée de la rivière de Bordeaux ou un quelconque autre port. Mais la mer est forte et malgré la voilure très réduite, le bateau est quasiment ingouvernable.
Le 27 mars, soit quatre jours après leur départ, ils sont aperçus au large du Cap Ferret, fragile jouet des vagues et du vent. Bientôt ils sont sans eau ni nourriture. Dormir ou se reposer est impossible. La lutte contre les éléments est sans répit. La tempête se maintient le 27 et le 28 mars. La chaloupe n’est pas pontée. L’eau entre de toutes parts par la pluie et par les vagues. Il faut écoper en permanence ; les hommes sont épuisés. Le bateau se remplit peu à peu. Il est probable qu’une vague un peu plus forte a fait chavirer l’esquif plein à ras bord. Les hommes sont éparpillés à l’eau et livrés à la fureur des vagues et du vent.
Les familles après avoir été plusieurs jours en proie aux plus pénibles anxiétés, doivent se résoudre à la terrible nouvelle : ils ont tous péri corps et biens.
Le nom des six chaloupes perdues en mer n’est pas près d’être oublié par les familles : L’Argus, L’Augustine, La Clarisse, La Jeune Aimée, Le Jeune Saint-Paul et Le Saint-François. Ces chaloupes sont des embarcations typiques de la région : elles pouvaient affronter la haute mer et possédaient deux mats, mais elles n’étaient pas pontées. Les filets droits utilisés par les pêcheurs pouvaient également servir de lest pour s’échapper plus vite par mauvais temps mais la terrible tempête avait eu raison de ces rudes marins et de leurs faibles moyens.
Les six chaloupes comptaient un total de soixante-dix-huit marins laissant des veuves et des orphelins aussi bien à La Teste qu’à Gujan et à Audenge
Avant ce malheur, la famille d’Adélaïde était prospère. Le père de Charles avait installé l’auberge sur le chemin du port qui était la rue la plus passante du bourg. Les pêcheurs et les journaliers y buvaient volontiers un canon ; les voyageurs de Bordeaux ou de Biscarrosse y trouvaient gîte et couvert pour un prix modeste. Adélaïde et le père de Charles tenaient la boutique. Charles passait quelquefois derrière le comptoir pour servir les amis ou lors des grandes marchés et foires de La Teste.
Depuis ce funeste naufrage, Adélaïde est seule pour tenir la boutique. Germaine qui fait office de servante et de femme de chambre est bonne fille, mais Adélaïde porte seule le poids de la Maison. Quelques soirs, certains clients ont un peu abusé des vins de la Teste et de Gujan, voir de quelques verres d’absinthe. Il n’est pas toujours facile pour Adélaïde de leur faire entendre raison voire de les éconduire surtout lorsque ceux-ci savent qu’il s’agit d’une veuve sans mari ni homme à la maison.
Adélaïde a tout de suite identifié Le Diègue comme un homme sérieux et travailleur avec qui elle pourrait bien s’entendre pour tenir l’auberge. Après l’avoir observé pendant quelques mois, elle lui a franchement proposé de se mettre en ménage et s’associer à la conduite du commerce. Le Diègue n’a pas été insensible à la proposition ni au charme de Adélaïde qui reste un accorte bout de femme. Cependant, il ne sait pas nettement pourquoi, il n’a pas donné suite à la proposition.
Adélaïde est revenue à la charge en lui proposant le mariage.
Il est vrai que comme les corps des disparus du « Gran Malhour » n’ont pu être retrouvés et identifiés (à part celui de Joseph Errecalde), les actes de décès n’ont pas été rédigés et l’ Archevêque a refusé aux malheureuses veuves le droit de se remarier à l’église. Le curé de Gujan a raconté à Adélaïde qu’il était intervenu après de l’Archevêque pour plaider la cause des malheureuses. Et justement depuis 1843 les actes de décès de tous les disparus ont été rédigés et Adélaïde peut se remarier à l’église avec Le Diègue.
Le Diègue est très perturbé par ces propositions. D’un côté, une femme sérieuse et bien établie lui propose un mariage qui l’installera dans le confort et la sécurité. De l’autre, il rêve à une aventure improbable avec une gamine qui n’a d’yeux que pour son cousin déluré.
Ce dimanche de mars 1845, Le Diègue est retourné visiter les parents de Marie. Le père de Marie lui explique que Marie et Petit Louis envisagent de se marier à la Saint Martin. Le père a proposé à Le Diègue d’être le témoin de Petit Louis car celui-ci n’a pas d’amis au bourg. Aucune proposition n’aurait pu apporter plus de déplaisir à Le Diègue : être le témoin de ce gringalet qui épouse la femme qu’il aime en secret. Ses jambes manquent de se dérober sous lui, il se cramponne à la table pour ne pas perdre l’équilibre, le plafond de la cabane se met à tanguer comme une chaloupe dans les passes du Ferret par grand vent.
Il prétexte un rendez-vous au bourg et redescend précipitamment de la « Montagne de La Teste »
Arrivé à l’auberge, Adélaïde l’accueille avec un grand sourire et un verre de blanc de Gujan. Le Diègue est sur le point de lui déclarer qu’il va l’épouser et se consacrer à tenir l’auberge avec elle mais il reste muet. Les mots ne veulent pas franchir ses lèvres et il reste dans le déni forcené des paroles du père de Marie.
Le soir, après la fermeture du chantier, Le Diègue va souvent traîner vers l’usine Lesca de traitement de résine près de la gare. Il en voit sortir Marie souvent rejointe par Petit Louis qui la prend par la taille et l’embrasse dans le cou. Le Diègue est alors pris de frissons irrépressibles et presse le pas pour s’éloigner au plus vite. Quelquefois Marie l’aperçoit et lui fait un petit signe de la main. Il lui rend brièvement son salut et s’éloigne à grands pas vers un hypothétique rendez-vous urgent.
Un dimanche matin, Petit Louis passe le voir à l’auberge.
- Hé mon compagnon, je viens vous saluer et boire avec vous de cet excellent blanc de Gujan. Le père de Marie m’a raconté comment vous avez tiré Marie des griffes de cet horrible Grêlé qui la persécutait. C’est finalement grâce à vous si je peux la marier tranquillement. Et de plus vous avez accepté d’être mon témoin, merci encore !
Petit Louis débite ce discours sans ironie ni arrière-pensée. Il est sincèrement reconnaissant envers Diégo et l’invite à boire plusieurs canons avant de le quitter en bon ami, à qui il doit beaucoup.
Ces paroles sont pour Diégo comme un couteau qu’on lui retourne dans les tripes. Il tente de rester souriant et aimable mais il est tout crispé à l’intérieur.
Le mariage de Marie et Petit Louis est prévu le dernier dimanche de septembre. La mort dans l’âme, Le Diègue s’est préparé comme témoin du marié. Il a mis un pantalon de coutil noir tout neuf et une chemise blanche repassée avec soin par Adélaïde.
La bénédiction est prévue à 11h puis la famille se retrouvera à l’auberge pour un repas dans l’arrière salle à partir de 12h30. Le soir, le couple doit aménager dans une chambre louée dans les combles d’une maison place Lavie. Les revenus du couple sont modestes.
Le Diègue est devant l’église Saint Vincent dès 10h 30. Le ciel est désespérément gris ; un méchant vent du nord souffle comme en décembre. Le marié est bien là avec les parents de Marie, des cousins et des collègues de la distillerie de résine. Marie est allée chercher un bouquet chez le fleuriste ; elle doit arriver d’un instant à l’autre.
A 11h, le curé sort de l’église pour rapatrier les ouailles à l’intérieur mais on attend Marie. A 11h30 Marie n’est pas là. Sa mère court chez la fleuriste qui dit qu’elle ne l’a pas vue. A 12 h l’affolement gagne la petite troupe. Elle a eu un accident ? un malaise ? Des invités s’éparpillent dans le bourg à la recherche de Marie, le père court à l’auberge, la mère à la chambre louée. A 13 h, il faut constater que Marie n’est pas là. Le marié semble dépité mais peu surpris comme s’il s’y attendait. La petite troupe se retrouve de dépit à l’auberge pour grignoter la maigre collation qui est servie sur les tables.
La mère de Marie est en larmes ; le père est dépité mais inquiet. Le marié est comme un enfant qui attendait le Père ?oël et s’aperçoit qu’il n’existe pas.
Le Diègue fait mine d’être triste mais, il ne sait pourquoi, son cœur bondit de joie dans sa poitrine.
———————–
[1] Charles et Jules sont ici des personnages de fiction. Ce ne sont pas des noms de marins embarqués ce jour-là dans cette expédition.
Revenir au chapitre 1 – 1840 , Le Chenal
Revenir au chapitre 2 – Le 7 juillet 1841
Revenir au chapitre 3 – La route de La teste à Eyrac