Chroniques du Canalot – 1840 – Le Chenal

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À travers l’histoire d’une famille anonyme, témoin de son temps, ces chroniques racontent l’évolution du quartier du Canalot à La Teste-de-Buch depuis sa formation en 1840 à nos jours.

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Diego est né en Aragon en 1820. Comme beaucoup de journaliers de « las fincas » il est parti vers le nord et a traversé les Pyrénées. Il y avait paraît-il de l’ouvrage en « Francia » et un « bon ouvrier » trouvait toujours à s’employer.
A partir de la place de Lavie [1], il a été comme aspiré par le chemin du Port, la plus grande rue du bourg de La Teste.

Le nez au vent, comme attiré par l’odeur du large que lui apportait une petite brise de nord, il s’est retrouvé au bord du Moulin de Prez sur les rives des près salés.

Malgré le froid, des femmes ramassaient d’habiles mouvements de faucille, le « coup » (récolte du jonc).

Quelques moutons erraient de ci de là. À sa gauche le soleil couchant illuminait les nuages d’un orange tournant au rouge.

« – Quel beau pays«  se dit Diego, encore faudrait-il trouver une paillasse à l’abri et de quoi calmer le creux de mon estomac.

– Hé l’estrangey ! l’interpelle un solide gaillard, je cherche pour demain sis heures, des gars pour manier la pelle et la brouette.

– Six heures ? et pourquoi si tôt ?

– C’est mon gars, qu’on est en vives eaux, et demain à partir de six heures la marée commence à se retirer et comme on doit creuser un chenal dans les Padouens [2] que tu vois là, il vaut mieux attendre que la mer se retire.

– Un chenal ? mais pour quoi faire, je ne vois ici ni barque ni quai mais des prés salés à perte de vue.

– Un chenal, mon gars parce qu’on dit que les machines à vapeur sur rail vont arriver dès l’an prochain. Les Parisiens et autres bourgeois de Bordeaux ne veulent pas rester dans notre petit bourg mais veulent « estivanter » dans les établissements de bains de mer et autres hôtels de luxe que l’on trouve de l’Esguillon à Eyrac.

– Et que feront-ils de ce chenal avec leurs bagues [3] et leur tenue de bourgeois ?

– T’inquiète mon bonhomme, on les prendra à dos d’homme pour les porter sur des barques à rame qu’on appelle ici des « pinasses » pour les mener à l’Esguillon. Mon cousin François Legallais y a construit depuis 1823 un hôtel magnifique où on peut même se baigner dans l’eau de mer chauffée au feu de bois.
Adishat et à demain six heures, si tu en es, mon estrangey. »

À l’heure dite, Diego est là, les manches retroussées malgré le froid pour bien montrer qu’il est prêt à en découdre.

L’homme qu’il a vu la veille au soir l’aborde :

« – Ça va mon gars, moi c’est André  Larousserie dit Joseph et toi, c’est quoi ton nom ? Diego ? on t’appellera « Le Diegue » ici tout le monde a un « chaffre », un surnom quoi. Le Diègue ça te va ?

– Va pour le Diègue.

Joseph rassemble les hommes au pied du Moulin de Prez.

– Voyez les gars, j’ai planté deux pignots [4] dans la vase. Le premier vous le voyez, il a 100 pieds vers l’est et deuxième il est à 300 pieds vers le nord.

On va creuser un chenal de 15 pieds de large en partant du premier pignot. Pour aller jusqu’à l’Esguillon, il faudra creuser sur une longueur de 2 520 pieds. C’est pas demain qu’on aura fini.

Pour ce matin, comme c’est les vives eaux, vers 11 h, le flot va revenir et on ne pourra plus pelleter avant le soir. Mais ce sera basta pour aujourd’hui on reviendra demain à 7 h et ainsi de suite.

– Et ce qu’on creuse on en fait quoi ? demande un homme à l’air chafouin.

– Toi, le Grêlé, tu as toujours la mauvaise question répond Joseph. Vous portez tout sur le côté droit, à l’est. Le Maire m’a dit qu’éventuellement on pourrait en faire une digue plus tard. »

Le Diègue, comme on l’appelle désormais, avait repéré Le Grêlé comme un gars équivoque, regardant tout le monde par-dessous, se mouchant bruyamment dans un grand mouchoir sale. Toujours prêt à protester contre la terre trop dure, la pelle pas assez large, la brouette pas assez roulante.
Tous se mettent à l’ouvrage, Joseph a promis un coup pour rincer les gosiers au premier bar du chemin du Port si le chantier avance bien.
Le Grêlé est mécontent de la place qu’on lui a donné dans la tranchée et demande à Diego de changer avec lui.

« – Tu n’es pas d’ici Le Diègue, je ne t’ai jamais vu traîner tes savates dans le coin. C’est un peu à cause des crève la faim comme toi qu’on est obligé de travailler plus fort.

Diego n’a que faire de ces provocations et continue à creuser et vider sa brouette sur la droite du chenal.

Vers 11 heures, le flot revient arroser les chaussures et il faut interrompre le chantier.

– Allez Le Diègue, on va s’en jeter une chez ma cousine qui tient l’auberge sur le chemin du Port. Elle pourra te trouver une paillasse dans l’appentis en attendant la paye.

Joseph l’a pris sous sa protection.

– T’es un bon gars, on voit que tu y vas franco sur la pelle. J’aurais que des gars comme toi le chantier avancerait drôlement. Je suis obligé de me traîner des fainéants comme Le Grêlé, c’est un bon à rien mais un cousin de la femme du maire, tu comprends.

– Tu sais, ce chenal, on en parle depuis longtemps ici. Mon grand-père, qui avait de l’instruction, m’a raconté que dans les cahiers de doléances de la Révolution, on l’avait déjà réclamé « Un chenal du moulin du Prez à l’Esguillon » qu’ils disaient à l’époque.

– Bon après, tout ce qu’on demande on l’a pas. Ce pauvre Louis XVI et sa Marie autrichienne ont perdu la tête, La Terreur est passée ici aussi et basta. Heureusement notre bon Jean Fleury qui est maire depuis 10 ans maintenant a bien manœuvré.

Joseph lui raconte le détail de l’Histoire.

– D’abord les bateaux ne peuvent pas approcher du bourg de la Teste. Ce n’est pas bon pour le commerce : pour expédier nos bons vins de La Teste et de Gujan, nos poteaux de mine et notre résine. Les bateaux ne peuvent pas aller plus loin que le port d’échouage qu’on appelle le « Callaou ».
Un mauvais chemin mène à ce port, les carrioles se renversent, la marchandise est perdue.
Notre maire a convaincu les commerçants et les bourgeois comme les Caupos, les Verthamon et autre Taffard de mettre la main à la poche.

– Je comprends que les commerçants soient intéressés, confirme Diego, mais un chenal de plus de 2 500 pieds c’est cher à creuser.

– C’est pourquoi, ajoute Joseph, le Maire a rencontré à Bordeaux un Anglais qui lui vendait un excellent vin, le sieur Nathaniel Johnston. Il se trouve que le sieur Johnston est aussi administrateur de la Compagnie des chemins de fer de Bordeaux à La Teste.
Il lui a expliqué que ses voyageurs qui descendraient du train n’auraient que de mauvais chemins pour se rendre au Moueng et à Eyrac où se trouvent les Hôtels et Bains de Mer.
Il fallait donc creuser un chenal dans les Padouens pour les mener confortablement à leurs hôtels.
De plus ce train à vocation à transporter des marchandises qui devraient être acheminées à l’Esguillon, voire chargées ou déchargées sur les bateaux au port du Callaou.
Tu vois grâce à tous ces gens qui ont mis la main à la poche, nous avons quelques deniers pour payer les bons terrassiers comme toi qui vont ouvrir ce chantier tant attendu.

– Diable, répond Diego, je suis juste venu chercher du travail ici car dans mon Aragon natal, la pitance est rare et la terre est rude. Mais je vois que, ce faisant, je contribue à un grand dessein.
Baste, au fait, on est payé quand et combien dans tes belles histoires.

– Pour le montant, c’est à voir si tu fais l’affaire. Tu n’es pas toi, le cousin de la femme du Maire. Mais attend toi plutôt à 2,1 F par jour. C’est bien payé. À la Teste on paye plutôt à 1,6 voire 1,8 F par jour.

– Pour la paye, c’est normalement tous les soirs. Pour l’instant le Maire ne m’a pas avancé le début de l’ombre d’un sol. Il faudra attendre son bon vouloir ou pouvoir. Mais foi de Joseph, Testut de souche nous serons payés. Le Jean Fleury n’agit pas à la légère. »

Peu rassuré, Diego remonte le chemin du Port. Dans une ruelle perpendiculaire il voit Le Grêlé qui couvre de gifles une jeune fille tombée au sol.

« – Je t’avais dit du 12 ° en rouge de La Teste et tu me ramènes du mauvais vin de Gujan ! Tu es vraiment bête à en crever !

Diego s’interpose

– Enfin, le Grêlé, c’est une jeune fille presque une enfant !

– Qu’est-ce que j’y peux moi si elle est folle cette Marie, lui répond Le Grêlé. Encore heureux que je la loge et la nourrisse. Ses parents me doivent maintenant 200 francs pour une vieille dette qui vient de la Forêt usagère. En attendant de rembourser ils m’ont confié leur fille comme souillon à tout faire. Et quand je dis « tout faire » je me comprends, ajoute-t-il avec un sourire mauvais. Passe ton chemin, l’estrangey. »

Il part en tirant par le bras la pauvre Marie.

Le lendemain à 7 h, il pleut à verse.
Il faut y aller les gars, annonce Joseph. Aujourd’hui nous auront de la visite.

Le chenal est bien net avec son tas de cailloux sur la droite qui forme comme un petit remblai. Vers 10 h, le Maire Jean Fleury vient visiter le chantier et discuter avec Joseph. Soudain, une calèche déboule du chemin du port, un bourgeois en habit et chaussures à boucles en surgit furieux et agité. C’est le Marquis de Castéja.

« – Quoi, vous creusez un chenal dans mes terres sans mon autorisation !
Depuis des années vos habitants me volent du sable et de l’engrais avec votre soutien. Heureusement que le tribunal de Bordeaux a reconnu le 20 août dernier mes droits de propriété sur les Prés salés.  Je vais construire des digues autour et vous ne pourrez plus me voler mon engrais ni traverser avec votre maudit chenal !

Furieux il remonte dans sa calèche et s’éloigne sur le chemin du Port.

– Bah, ça lui passera, les rassure le Maire. Depuis la baillette de 1550 accordée par notre bon captal Jean de Foix Candale, nous, les habitants de la Teste, avons parfaitement le droit de laisser divaguer nos bêtes dans les « vacants et padouens » et ramasser de bons engrais. Tant que ce n’est pas endigué, il est vrai. Si vous voulez mon avis il n’est pas près d’avoir le droit de construire des digues. Même de mon vivant ! »

Après cinq jours de travail, Diego est enfin payé de ses salaires, il peut régler l’ardoise qu’il avait à l’auberge et s’acheter de nouvelles chaussures. Les précédentes venues d’Aragon commençaient à bailler sur le devant.

Il a topé avec l’aubergiste pour le gîte et le couvert à 1,2 F par jour, le pain et le vin compris. Ce n’est pas Byzance mais ça lui permet de voir venir.

Sur la place Lavie, il croise Marie. Il est frappé comme par un éclair de ses yeux bleus, ses boucles blondes et son visage d’ange.  Il lui prend des mains son lourd panier de courses. Les mots lui viennent difficilement.

« – Je, je, … peux vous aider, mon enfant ?

– Tenez-vous éloigné mon bon Monsieur, lui répond-elle. Le Grêlé ne veut pas que je parle à des gens dans la rue et surtout pas à des hommes !

– Mais enfin, c’est sans raison, articule Diego plus troublé qu’il ne voudrait par l’attirance qu’il ressent pour la jeune femme.

Le Grêlé surgit de la maison voisine.

– Hé l’estrangey ! Tiens-toi à distance et vire au large si tu ne veux pas avoir un mauvais accident qui te casserait un bras ou une jambe. La Marie m’a été confiée par ses parents et j’en assure la garde. »

Diego s’éloigne contrit et désespéré.

Joseph lui explique que les parents de Marie ont une vieille dette de 50 F, une histoire de coupe de bois dans la forêt usagère. Le Grêlé leur réclame chaque mois de nouveaux intérêts et des pénalités, il dit que la dette est maintenant de 200 F, une somme astronomique, presque un an de salaire !

Le travail a bien progressé dans le chantier du chenal. Joseph a déplacé chaque jour le pignot le plus au nord.  Comme ils sont presque arrivés au Callaou, il y a pratiquement de l’eau en permanence autour du chenal. Ils utilisent maintenant les déblais pour faire des petites digues à l’avant et sur les côtés. Ils peuvent ainsi creuser « à sec » à l’abri de ces petites digues.

Le travail est rude mais Diego aime bien faire preuve de sa force pour du travail efficace et bien fait. Souvent le Grêlé arrive le matin en partie éméché et s’endort dans le chantier au lieu d’aider ses camarades. Il est quand même payé rubis sur l’ongle chaque soir. Tout le monde n’est pas le cousin de la femme du maire !

Le chantier du train s’approche du bourg.

Diego qui est curieux de nature va y observer les ballasts et les techniques de nivellement de la voie. Il rencontre Adolphe Alphand et Adalbert Deganne deux jeunes gens nés à quatre jours d’écart en 1817 l’un à Grenoble, l’autre en Champagne.

Adolphe, qu’on appelle aussi Luc, est un jeune ingénieur polytechnicien, également  diplômé de l’école des Ponts et Chaussées. Il considère le bassin d’Arcachon comme une terre promise à l’ouest de Bordeaux. Il voudrait y construire des ponts, des écluses, des jetées et aménager des ports. Il est très intéressé par le travail de creusement du chenal de Diego. Il pense qu’il y a peut-être matière, plus tard, à construire un vrai port près du bourg et de la gare.

Adalbert est plus secret et plus ombrageux. Il semble dévoré d’ambition et de réussite sociale. Dans son village de Vertus dans la Marne,  il a tenté d’épouser une riche héritière mais il a été repoussé par la famille comme un vulgaire aventurier. Après avoir hésité à s’embarquer pour les Amériques, il a choisi une terre de conquête plus proche, la Petite mer de Buch. Il y est venu avec le chantier du train.

Il explique qu’en épousant une riche héritière, on gagne à la fois la situation dans la bourgeoisie locale et les moyens financiers de son ambition.

Diego est plus modeste que ces deux personnages, il veut juste assurer son gîte et son couvert et, si Dieu le veut, fonder une famille avec une robuste épouse et de beaux enfants.

Le 5 juillet 1841, Diego se promène sur la petite digue le long du chenal qu’il a creusé avec ses compagnons. Il est particulièrement fier du travail accompli.

Adolphe Alphand lui a expliqué que l’inauguration de la ligne aurait lieu demain, avec fanfare, discours des officiels, une locomotive rutilante et fumante de partout.

Le soir tombe et le jusant ramène l’eau vers le Bassin créant un grand mouvement dans SON chenal.

Devant lui, un pignot affleure au ras de la berge. Ces pignots servaient de repères pour guider le creusement.  Joseph les a tous retirés au fur et à mesure de l’avancement mais celui-ci, trop enfoncé est resté là.

Dans le soir de plus en plus sombre, Il perçoit des cris derrière lui. Marie, pieds nus et échevelée, court sur le bord de la digue poursuivie par Le Grêlé qui vocifère

« – Mauvaise femme, viens t’en ici, que je te corrige ! »

Elle dérape et tombe dans le chenal, elle se débat pour regagner la berge mais le jusant l’entraîne vers le large.

N’écoutant que son courage, Diego se jette à l’eau pour la secourir.

« – Comment, encore toi le Diégue s’époumone Le Grêlé , ma parole tu nous espionnes partout ! »

Le Grêlé saisit des pierres sur la digue et les jette sur Diego.
Sous la pluie de projectiles, Diego tente de ramener Marie vers le bord. Il se bat contre le courant de plus en plus fort. Marie est comme inerte dans ses bras et ne réagit plus.

Le Grêlé a trouvé des pierres de plus en plus grosses qu’il jette de toutes ses forces sur les deux jeunes gens.

« – Crève charogne, crevez tous les deux, tiens ! »

Un œil sanguinolent, des plaies à la tête et aux bras, à la limite de la perte de conscience, Diego réussit à poser Marie inerte sur la berge. À ce moment un rocher énorme, balancé des deux bras par Le Grêlé l’atteint à la tempe.

Il perd connaissance, coule au fond du chenal, le courant puissant l’emporte vers le bassin.

Le Grêlé secoue Marie et l’entraîne vers le bourg

« – On rentre à la maison, nous voilà débarrassés de ce Diègue de malheur qui te tournait autour. Allez ouste à la soupe ! »

Le 6 juillet1841, le train arrive à La Teste-de-Buch, une page de l’histoire est tournée.

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[1] Actuelle place Jean Hameau

[2] Zone libre d’accès

[3] Bagages

[4] Poteau de pin non dégrossi

 

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CORCIA Yvon

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