La France de Sully a deux mamelles. Arcachon en possède trois. Un : l’industrie de l’étranger ; deux : l’industrie du lotissement ; trois : l’industrie de la construction, devenue dans les années 1960, celle du béton. On aurait pourtant dû se méfier du béton armé ! Certes, déjà bien maîtrisé, il permet la construction des jetées Thiers et des Marins, dès le début du XXe siècle. Mais il est aussi la cause d’un terrible accident qui a longtemps marqué Arcachon et que Jacques Clémens a raconté. Le mardi 10 décembre 1912, sur le coup des deux heures de l’après-midi, une villa en construction dans le quartier des Abatilles, s’écroule !
Des photos montrent qu’il n’en reste que le pan de mur gauche, soutenant un coin de tourelle. Sous un gros amas de bois, de pierre et de ciment, gisent six ouvriers. L’un d’eux doit être amputé du bras gauche. Mais il faut plus de six heures pour retrouver ses cinq compagnons. Tous sont morts. Ils s’appellent Jules Baudet, Jérôme Barrière, Alexis Gibielle, Adolphe Raynal et Thomas Labassat, père de douze enfants. Que s’est-il passé ? L’accident est-il dû au poids de la terrasse de quatre-vingts m2 et de vingt-quatre tonnes, isolée par une couche de sable ? À la faiblesse des murs porteurs ? À l’enlèvement trop hâtif des poteaux de soutènement ? À la qualité du ciment utilisé ? Les questions restent sans réponse et la polémique court dans la ville. Une ville traumatisée qui, le vendredi suivant, se retrouve, tout entière, aux obsèques des cinq malheureux ouvriers.
Le temps passe et, durant l’entre-deux guerres, on continue de construire beaucoup dans Arcachon, souvent de manière inattendue. Évidemment, commencent à pousser, d’Hossegor à Pilat-Plage, ces villas inspirées par l’architecture rurale du pays basque. Louis Gaume contribue à la mettre à la mode et ses villas, vendues clés en mains, se modifient à la volonté des estivants, par des détails souvent bienvenus.
Mais, plus originaux, on trouve dans la ville de purs exemples de l’architecture des “Années folles”, celle qui rejette le riquiqui et le rococo grâce, justement, au ciment armé. On invente alors des proportions nouvelles, du rythme dans les plans et les volumes, des terrasses plutôt que des toitures, du lisse plutôt que du rugueux, dans le vent de l’aérodynamique et dans l’espace conquis contre les tempêtes par les grands paquebots. Les plus pures de ces productions viennent de l’architecte arcachonnais Roger Expert, né dans notre ville le 18 avril 1882 et devenu internationalement célèbre. Sa première création locale s’appelle “Téthys” et se trouve à Pyla-sur-Mer. Cette villa, largement déployée sur son terrain, relie la mer à la forêt. Côté terre, elle s’ouvre sur un jardin en contrebas, tout à fait méditerranéen, surplombée d’une de ces pergolas où Virgile méditait. De l’autre côté, face au Bassin, elle déploie ses deux ailes symétriques autour d’une rotonde en saillie qui semble l’élancer dans l’espace marin. C’est la même impression d’envol que laisse l’intérieur du hall monumental, où des colonnes valorisent le demi-cercle de la rotonde, comme pour glorifier la lumière.
En 1926, dans le même esprit, était déjà arrivée “Kypris”, au sud de la jetée du Moulleau. Moins symétrique, son entrée se fait par un patio orné de légères grilles en fer forgé et d’une pergola presque biblique: les portes du paradis. Fort de ce succès, Roger Expert construit deux autres villas, arquées autour du rond-point du Moulleau, les non moins fameuses jumelles “Canopé” et “Lyside”, ouvertes en ailes de papillons et où une rotonde largement ajourée s’équilibre sur des refends perpendiculaires Vient ensuite “Vert Logis”, au 260 du boulevard de la Côte-d’Argent, plus fantaisiste sans doute mais, comme les autres constructions d’Expert fortement marquée par une inspiration classique, sans référence régionale, certes mais toujours adaptées au monde actuel et aux reflets atlantiques. Dommage que Roger Expert soit venu trop tard, avant que ne prolifère le style néo-basque.
Toutefois, les années vingt ont laissé de nombreuses autre traces dans Arcachon. Au hasard de la promenade, on remarque la façade du bar de l’Oubli, au Moulleau et ses élégants balcons en fer forgé équilibrés par des impostes en trapèze. On rencontre, “Marysa”, boulevard de l’Océan, qui marie des avant-toits très aquitains à un porche à quatre colonnes ; ou encore, avenue Gambetta, “La Sirène” dont la double façade couronnée par une légère corniche, joue avec des meneaux, des contreforts et une fenêtre en damier. Et puis, il y encore “Rip”, rue de Mendivil, le portique d’entrée du que stade Matéo-Petit et bien d’autres encore au hasard des rues. Leur inventaire précis et complet reste à faire. Hélas! L’après Libération n’aura pas du tout la même veine d’inspiration. C’est une autre histoire.
À suivre…
Jean Dubroca