L’industrie des touristes n’est qu’un des aspects industriels d’Arcachon en 1860. L’autre volet, tout aussi productif, c’est l’industrie immobilière que l’on a déjà évoquée avec Robert Aufan. Les nouveaux responsables de la ville, sauf un nommé Dasté, membre du conseil municipal, ne semblent pas spéculer sur les terrains qui, avec l’arrivée du chemin de fer et l’indépendance communale, ont évidemment pris de la valeur.
De nombreux autres propriétaires, par contre, en profitent Ils vendent des biens à des prix allant de 500 francs à 700 francs l’are. On est loin des 120 francs de 1855 ! Un exemple : la plus fructueuse opération est réalisée par deux négociants et propriétaires bordelais : Richon et Calvé, associés au libraire testerin, Jean Lacou. En novembre 1856, ils achètent pour 36 000 francs, vingt-trois hectares à un nommé Gabriel Duprat et à sa mère. Soit quinze francs l’are. À la mi-juin 1857, ils divisent cette propriété en quatorze lots. Ils atteignent 243 francs l’are, lorsqu’ils en cèdent sept à l’entrepreneur Baudelot. Avec un nouvel associé, ils les lui rachètent dix-huit mois plus tard, lui laissant un joli profit de 500 francs par are ! On nage en pleine mer spéculative.
Dans « Historiette et fantaisie », paru en 1860, sous la plume de Louis Veuillot, le fameux pamphlétaire, on lit un passage qui résume parfaitement la situation : « Arcachon, sorte de singulier fruit poussé sur les bords du chemin de fer, doit son développement rapide aux deux puissances que l’on nomme la spéculation et la réclame ». Et Veuillot d’ajouter une comparaison qui permet de mesurer le chemin parcouru, en si peu de temps : « Ce désert, où ne poussaient que des pins et des arbustes, devient une Californie. Où le terrain se vendait cinq centimes le mètre, il se vend dix francs et le prix montera sans doute davantage, quand la beauté primitive aura disparu ». Notons, au passage, que dans un autre domaine, les prix des denrées semblent aussi vite grimper que les valeurs du foncier, avec l’afflux des touristes si bien que, le 16 juillet 1857, il faut taxer le prix du pain. La valse des étiquettes dans les rayons alimentaires de magasins arcachonnais a, on le voit, de solides bases.
Durant ce si rapide et si important mouvement spéculatif, le champion toutes catégories, reste toutefois Adalbert Deganne, le rival de Lamarque de Plaisance. Mais il doit partager sa palme avec deux financiers, dont il est comme l’agent, Émile et Isaac Pereire qui vont réaliser une juteuse affaire qui s’appelle la Ville d’hiver. Arcachon a eu son père spirituel, le moine Thomas Illyricus. Il a eu son visionnaire commercial : François Legallais. Son père politique, c’est Lamarque de Plaisance mais Deganne reste celui qui donne à la ville son ample architecture urbaine et ses villas haussmanniennes ce qui, à la même époque, la place au rang de Deauville ou de Cabourg, au moins pour ce qui est du tracé et du bâti. Quant aux frères Pereire, ils construisent le visage le plus original d’Arcachon et ils savent très bien le vendre.
Curieusement, chacun de ces hommes vient d’ailleurs, loin du Bassin, ce sont des « estrangeys », ce qui a contribué fortement à la rupture avec La Teste. C’est pourquoi Arcachon, né de personnages aussi divers, est fait pour le tourisme qui réclame des idées neuves pour flatter l’imagination et le rêve. La preuve : Deganne aurait pu y apporter le Romantisme, bien qu’il soit arrivé ici avec le chemin de fer ce qui n’est pas, reconnaissons- le, le moyen de locomotion normal de Pégase. Et pourtant… Mais c’est une autre histoire.
À suivre…
Jean Dubroca