Ce matin du 6 juin 1939, une rumeur passe sur le village à l’ordinaire si paisible, si silencieux. Les « Bertruc » ont tué leur gendre !
La commune de Béliet est située à la lisière du département de la Gironde et des Landes, sur la route pavée que fit tracer Napoléon pour conduire ses troupes en Espagne. Nous sommes en pleine forêt landaise, et là, dans un hameau éloigné, un drame s’est déroulé, drame de famille, dont il nous faudra arracher les péripéties, lambeau par lambeau, à ceux qui en sont les auteurs et les seuls témoins. C’est une famille de métayers, le père et la mère Bertruc, leur fille Yvonne Latournerie, mariée et mère de plusieurs enfants.
La mésentente est entrée dans le jeune ménage. L’homme Latournerie est devenu brutal et frappe souvent, car une étrange folie s’est emparée de lui : dans ce lieu désert, où l’on reste parfois une semaine sans recevoir la visite d’un voisin, il voit partout des galants pour sa femme et il entend leurs courses éperdues dans le bois : des scènes violentes éclatent ! Un soir de juin, il devient menaçant et la femme, apeurée, appelle son père, tandis que les enfants fondent en larmes.
Son nom vous dit peut être quelque choes : il s’appelle Marc Latournerie. Peut-être y a-t-il dans son prénom une indication fâcheuse. Et puis, à Lauray, le village qu’il habite, il y a des bouilleurs de cru, ce qui fait flotter des vapeurs d’alcool dans l’air ambiant : il faut avoir une grande force de caractère pour résister à leur sollicitation.
Marc Latournerie, dans son patelin de vignoble, s’est peu à peu habitué à fréquenter les cabarets. Au cabaret, on est bien : on fume, on parle politique avec les copains, on fait la belote, et… on boit. Un village n’offre guère de plaisirs faciles que ceux-là. Et Marc Latournerie va au cabaret plus souvent qu’à son tour.
Il a une femme et des gosses. Il a aussi un beau-père et une belle-mère, petits cultivateurs comme lui, et qui lui reprochent avec acrimonie de négliger les travaux sacrés de la terre. Marc n’écoute pas ces reproches, ni ceux de sa femme ; ou du moins, s’il les écoute, il n’en tient pas compte. Depuis 1931, le ménage tangue.
Alors, un jour qu’il rentre chez lui, dans un état dyonisiaque qui ne lui permet pas de se défendre contre toute sa famille déchainée, laquelle a tout son sang-froid, — trop de sang-froid ! — il est condamné à mort par Jean dit Isnel Bertruc et la femme Bertruc, 62 et 58 ans, beaux-parents impitoyables, quelque chose comme des Atrides paysans (sans vouloir en rajouter, le destin des Atrides est marqué par le meurtre, le parricide, l’infanticide et l’inceste), qui ne pardonnent pas que l’on perde son temps à boire, parce que le temps, c’est de l’argent, et qu’aller au cabaret c’est gaspiller à la fois son temps et son argent, ce qui est impardonnable.
Donc, Marc Latournerie est condamné à mort, tout simplement. Sans peine, on le ligote ; et puis, c’est vite fait de l’étrangler. Il n’est pas difficile de serrer un lacet autour du cou d’un pochard presque écroulé et qui peut-être n’a pas conscience du traitement qu’on lui inflige.
Non, il n’est pas difficile de serrer un lacet autour d’un cou, — à condition d’avoir un cœur dur comme pierre, une âme méchante et vindicative, l’amour excessif des gros sous et aucune trace de bon sentiment ; à condition encore de ne pas penser au châtiment possible et d’ignorer que la loi romaine, appliquée jadis dans les Gaules conquises et qui donne, au pater familias, droit de vie et de mort sur tous les siens, est, depuis quelque temps déjà, abrogée !
Maupassant eût fait, de ce crime campagnard, un conte pittoresque et douloureux, Balzac, tout en en montrant l’atrocité, y eût découvert quelque grandeur, et Zola un épisode brutal de La Terre.
Drame paysan. Bien sûr, puisqu’il se déroule aux champs. Mais il aurait pu se produire n’importe où, parce qu’il y a des monstres dans tous les milieux. Ne faisons pas de ces beaux-parents odieux qui punissent de mort le gendre ivrogne, un couple spécifiquement rural.
Quand le Parquet vient se saisir des meurtriers, il les trouve prostrés, ahuris, ne se rendant pas très bien compte de ce qu’ils ont fait. Ils se laissent emmener avec beaucoup plus d’étonnement que de remords.
En somme, il y a surtout dans leur cas un déplacement de moralité.
La femme du garrotté, son dernier-né dans les bras, éperdue, la tête vide de toute pensée, voit partir menottes aux mains, vers le chef-lieu, son père et sa mère, qui ont fait orphelins leurs petits-enfants.
Une autre version des faits raconte qu’au Lauray, petit hameau de la commune de Beliet, vit une famille composée de Marc Latournerie, 38 ans ; sa femme, Yvette, 26 ans ; leurs cinq enfants, respectivement âgés, de 7, 6, 5, 2 ans et 9 mois ; Isnel Bertruc, 60 ans, et sa femme Marie, née Baillon, 56 ans. Marc Latournerie et son beau-père, travaillent comme mouleurs sur métaux à la Fonderie de Béliet (D’autres encore disent que Marc Latournerie résine les pins d’une vaste propriété, et que son beau-père est métayer). La maisonnée aurait été heureuse sans le déplorable caractère de Marc Latournerie. Il est juste de dire qu’il porte le poids d’une lourde hérédité. Son père un jour abandonne sans raison sa femme et ne revient plus ; sa mère, qui habite Belin, passe pour ne pas jouir de toutes ses facultés mentales ; naguère, son frère a tué sa femme d’un coup de fusil puis s’est fait sauter la cervelle ; un autre de ses deux frères s’est aussi suicidé…
Hier soir, le ménage Latournerie se couche lorsque, vers 3 heures du matin, un cri réveille en sursaut M. et Mme Bertruc. Il vient d’être poussé par un des enfants, effrayé de voir ses parents s’injurier et se battre. Marie Bertruc accourt. Marc Latournerie au paroxysme de la colère, tient sa femme à la gorge. Apercevant sa belle-mère, il se rue sur elle et lui porte un coup de poing à la poitrine. Isnel Bertruc intervient à son tour, reçoit un violent coup de poing au bas-ventre. Marie Bertruc court chercher une grosse corde servant à attacher les vaches. Yvette Latournerie, avec l’aide de ses parents, réussit à ligoter les jambes de son mari, mais il continue à se démener. On fait alors un nœud coulant pour lui enserrer les bras Dans la lutte, le nœud se resserre autour du cou et, soudain, le forcené s’affaisse sur son lit. Il ne donne plus signe de vie. Les époux Bertruc alertent les voisins. Le médecin, mandé, ne peut que constater le décès. Le médecin légiste conclut à la mort par strangulation, une vertèbre ayant cédé. Yvette Latournerie, Isnel Bertruc et sa femme, soutiennent que la fatalité a joué dans le drame le rôle le plus important.
Marie Bertruc, belle-mère de la victime, est inculpée de meurtre ; Isnel Bertruc, beau-père, et Yvette Latournerie, femme de la victime, de complicité. Les deux premiers sont placés sous mandat de dépôt et sont transférés à Bordeaux. La troisième est laissée en liberté provisoire en raison de l’âge et de l’état de santé de ses cinq enfants.
Le lundi 22 avril 1940, la session de la cour d’assises de Bordeaux ouvre ses débats par l’affaire Bertruc, de Béliet.
La femme Bertruc, son mari et sa fille sont poursuivis sous l’inculpation de coups et blessures ayant entraîné la mort, sans l’intention de la donner.
Au cours de l’audience les accusés font le récit de la scène tragique, et des témoins viennent apporter une attestation de moralité en leur faveur.
Mardi matin, réquisitoire, plaidoiries et verdict. Les prévenus sont acquittés.
Le Monde illustré, Miroir du monde, Pierre Mortier (1882-1946), Directeur de publication, 17 juin 1939
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Le Radical de Marseille du 7 juin 1939
https://gallica.bf.fr/ark:/12148/bpt6k50459156/f4.item.r=b%C3%A9liet.zoom#
L’Œuvre du 7 juin 1939
Paris-soir du 23 avril 1940
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7644110x/f3.item.r=latournerie%20bertruc.zoom#
La Charente du 24 avril 1940
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k46628980/f1.item.r=latournerie%20bertruc.zoom#
La Croix du 27 avril 1940
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k443948s/f4.item.r=latournerie%20bertruc.zoom#