Madame Alleman est une femme d’un très grand talent qui a déjà rendu célèbre son pseudonyme de Jean Balde. Le dernier roman qu’elle vient d’écrire, Le Goéland, approche du chef-d’œuvre. J’en veux parler parce que l’action se déroule autour de notre bassin dont les sites sont aussi exactement décrits que les mœurs des indigènes. Dans ce cadre est enchâssée une histoire d’une haute portée sociale car elle soulève la douloureuse question des enfants adultérins, traités en parias par la loi, victimes du crime de leur mère, si on peut appeler crime un instant de faiblesse, de passion, d’égarement trouvant souvent son excuse dans la conduite du mari. Lorsque, par exemple, comme dans le cas actuel, celui-ci part pour l’Amérique en confiant sa jolie femme à un beau jeune homme, son frère, rien d’étonnant à ce que tous deux succombent à la tentation. Faute durement expiée : il se tuera sous le poids du remords et elle cachera au village d’Arès, chez des parqueurs, le fruit de ses amours adultères.
Le village d’Arès, posé sur le bord du bassin d’Arcachon, entre la grande nappe d’eau et les bois de pins, est habité par des pêcheurs et des résiniers. On y respire une odeur de mer et d’huîtres fraîches. À la marée basse, les longues pinasses des parqueurs jonchent une étendue désolée de vase qui rejoint l’horizon. Le ciel est parcouru de nuages marins et de grands triangles d’oiseaux qui le transpercent comme une flèche. Les couchers de soleil y sont beaux et mystérieux. Le globe rouge tombe derrière les ondulations des dunes boisées, dans l’océan invisible dont retentissent, les jours de mauvais temps, les coups lents et sourds.
C’est là que grandit l’enfant, en pleine nature, recevant de loin en loin la visite de sa mère, heureux s’il n’eut été torturé par l’ardent désir de découvrir le mystère de sa naissance et de connaître son père.
Il berçait sa nostalgie sur le bassin, travaillant aux parcs, ramant, pêchant, d’Arès à Piquey, à Piraillan, à l’Île-aux-oiseaux.
L’Île-aux-oiseaux, désert de sable avec quelques cabanes isolées et de rares bouquets d’arbres, près de laquelle s’élargit le chenal le plus poissonneux de tout le bassin. C’est là qu’ils tiennent leurs conciles, têtes bleues, outardes, bernaches, poules d’eau noires, grands hérons rêveurs. Mais le goéland aux ailes puissantes est le maître de cette solitude. Il est le sauvage ami du bassin vert glauque, gris ou bleu, l’ami des dunes boisées, odorantes, solitaires, l’ami des nuages cendrés que le vent pourchasse. Il voit aller et venir les petites barques pareilles à des fourmis noires. Il voit s’élever et s’abaisser les voiles grises, les voiles rousses, les hommes courbés jeter leur filet et le retirer. Il les dépasse et les domine. Il est par moment plein de joie, d’orgueil et de cris. Il est le goéland gris-argent que nulle main humaine n’a touché. Son poitrail n’a jamais trempé que dans le vent, le soleil et l’eau. Il est la vie vierge. Le ciel est à lui, et l’océan et le monde…
Pendant une absence de son mari, la mère vient passer quinze jours à Piraillan avec son fils devenu adolescent.
À Piraillan, c’était la dernière cabane au bout du rempart couvert d’une couche craquante de coquilles d’huîtres. Des flaques de genêts coulaient sur les dunes. Il y avait deux acacias devant la porte et un banc sous le volet de bois qu’on attachait le soir avec un crochet.
Après un séjour dans l’humble village, la mère emmène son fils à Bordeaux où elle le place dans une étude d’huissier. Mais le goéland ne peut vivre en cage. Il quitte la grande ville tumultueuse, il abandonne une mère craintive pour son repos conjugal, et il revient à Arès où il trouve le bonheur en épousant une gentille parqueuse avec laquelle il vivra au grand air, parqueur lui-même, planant au-dessus du mépris qu’une société corrompue et hypocrite inflige aux naissances irrégulières. Deux routes s’ouvrent devant lui ; il choisit la meilleure. Il est deux routes dans la vie :
L’une solitaire et fleurie
Qui descend sa pente chérie
Sans se plaindre et sans soupirer.
Le passant la remarque à peine,
Comme le ruisseau de la plaine
Que le sable de la fontaine
Ne fait pas même murmurer,
L’autre comme un torrent sans digue,
Dans une éternelle fatigue,
Sous les pieds de l’enfant prodigue
Roule la pierre d’ixion.
L’une est bornée, l’autre est immense,
L’une meurt où l’autre commence ;
La première est la patience,
La seconde est l’ambition.
À notre époque trépidante, fatigante, bruyante où les nègres conduisent les danses américaines dans les dancings des grandes villes empestées, suivons pour trouver la santé physique et la sérénité de l’âme, la route fleurie qui mène aux plages de notre bassin et aux solitudes de notre vaste forêt.
Albert Chiché
Ancien député de Bordeaux
L’Avenir d’Arcachon du 20 juin 1926
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5421945h/f1.image.r=piraillan?rk=21459;2