1160 – 1200 Liber de Existencia Riverierarum et forma maris nostri Mediterranei – Golfe de Bordeaux

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Le plus ancien portolan connu (mais la carte est manquante) est le « Liber de Existencia Riverierarum et Forma Maris Nostri Mediterranei » daté d’environ 1200 après JC et étudié par Patrick Gautier-Dalché en 1995. Il fait mention de « Burdegali maris sinus » / Golfe de Bordeaux.

Patrick Gautier Dalché bouscule bien des idées reçues. Sa thèse est que l’on utilise des cartes marines dès le XIIe siècle, ce qui avance d’un bon siècle toutes les datations admises jusqu’à présent.

La datation du document, tout d’abord, ne fait aucun doute (entre 1160 et 1200). L’argument le plus fort est celui de la toponymie. Les noms de lieux sont caractéristiques de l’activité maritime du XIIe siècle, soit qu’il s’agisse d’itinéraires anciennement connus, soit qu’ils incluent des endroits récemment atteints par les marchands italiens.

Le Liber est écrit en latin par un auteur anonyme dont on sait seulement qu’il est proche du milieu canonial de Pise, ou du moins de certains de ses membres. Les sources employées pour compiler le travail sont diverses. Elles proviennent d’abord de l’expérience de l’auteur qui a voyagé, et effectué lui-même les traversées qu’il documente. Les descriptions qu’il fournit de certains ports ne peuvent en effet avoir été faites que par un familier des lieux. P. G. D. démontre que l’auteur était pisan et suggère que l’un des auteurs possibles pourrait être le mathématicien Leonardo Fibonacci — mais il se garde de conclure sur ce point.

Leonardo Fibonacci, marchand, comptable, mathématicien italien du XIIIe siècle, est connu pour sa suite de Fibonacci dont les termes sont appelés nombres de Fibonacci. Ses contributions mathématiques vont bien au delà de cette suite, somme toute assez anecdotique en regard de l’ensemble de son œuvre. Il a introduit en Europe les chiffres arabes et son système positionnel de construction des nombres, il a écrit plusieurs traités de mathématiques et comptabilité.

La suite de Fibonacci est définie par deux termes initiaux et une relation de récurrence :

F0 = 1 ; F1 = 1 et Fn+1 = Fn + Fn-1

Les premiers termes de la suite sont donc 1, 1, 2, 3, 5, 8.

La spirale de Fibonacci se construit en considérant les carrés de côté les termes de la suite, à l’intérieur de ces carrés sont inscrits des arcs de cercle – portions de la spirale – dont le centre est un des sommets du carré et le rayon la longueur du carré : la Spirale de Fibonacci construite à partir des 6 premiers termes de la suite. La logique de la construction est aisée à comprendre : à l’image des termes de la suite, un carré se déduit de ces deux prédécesseurs. Le challenge est de retranscrire cette logique en un processus itératif programmable dans un logiciel de géométrie interactive.

La structure du document est encore plus surprenante. La précision du document est telle que le passage par le dessin est obligatoire, certaines descriptions étant totalement incompréhensibles si l’on n’a pas une représentation figurée sous les yeux. L’organisation du texte est telle que P. G. D. est certain (et il le démontre) que le Liber est la transcription textuelle d’une ou de plusieurs cartes marines. Le texte examiné est donc de nature à augmenter les informations à notre disposition sur les conditions dans lesquelles la géographie est née et s’est dotée de ses instruments, au premier rang desquels se trouve précisément la carte.

Cela amène P. G. D. à s’interroger ensuite sur la nature et l’étendue de la connaissance géographique à la fin du XIIe siècle, sur la façon dont elle se constitue et se transmet. Que sait-on du monde et comment le représente-t-on ? Étant donné la nature de la source interrogée, on parle évidemment du savoir des marins et des commerçants, surtout italiens. La connaissance des itinéraires et des ports est un savoir pratique maîtrisé par des artisans qui l’acquièrent par apprentissage. Il ne dépend pas des descriptions d’itinéraire laissées par l’Antiquité, mais naît de l’expérience vécue par les marins qui constituent un savoir qui leur est propre, une culture de métier caractéristique de leur activité.

Ce n’est pas pour autant qu’ils ne se servent pas de supports écrits. Ceux-ci n’ont pas été conservés, pour les raisons mêmes qui les ont fait élaborer. Destinés à l’usage quotidien, ils n’avaient pas leur place dans les bibliothèques et devaient s’user et se perdre. Les témoignages que nous avons sur leur existence sont indirects, mais l’existence d’instructions nautiques est certaine dès le XIIe siècle. Les marins partagent une koïnè[1] reposant sur la connaissance des trajets, sur les distances qu’ils représentent et sur les directions. Celles-ci sont matérialisées par la rose des vents qui est d’abord sommaire puis de plus en plus articulée, jusqu’à atteindre 32 directions. Celle-ci est une création des marins du Moyen Âge et est bien adaptée à l’utilisation que les marins peuvent en faire.

C’est cette rose que l’auteur anonyme du Liber emploie. De ce fait, son œuvre ne peut pas véritablement être un témoignage de la culture savante, parce qu’elle utilise un outillage que celle-ci n’admettrait et ne comprendrait pas. Bien qu’il écrive en latin, l’auteur transmet des informations qui ne sont disponibles que dans la sphère des savoirs techniques et synthétise l’expérience des marins du XIIe siècle.

Dans quel but ? L’auteur propose une hypothèse dont il démontre la pertinence. La culture géographique cléricale est marquée par des préconceptions théologiques. Elle s’intéresse à la description du monde pour autant qu’elle permette de comprendre mieux la géographie de l’histoire sacrée. L’auteur du Liber n’est pas un membre du milieu clérical dont il ne partage pas la culture. En revanche, son travail a pour effet, puisqu’il est rédigé en latin et qu’il intègre aussi bien les données recueillies dans les données des récits de pèlerinage que dans la Bible ou dans les sources littéraires latines, de rendre acceptable par un public cultivé mais rétif à l’innovation, tout un pan de connaissance qui lui demeurait jusque-là inaccessible.

En d’autres termes, le Liber apparaît comme le vecteur de la connaissance pratique des marchands et des marins vers la culture savante des chanoines de Pise. Il est à la fois le témoignage de ce qu’est la culture de métier des navigateurs pisans dans la seconde moitié du XIIe siècle et le vestige d’une entreprise remarquable par sa nouveauté, le passage de ce qui est propre aux Arts mécaniques dans la sphère du savoir clérical. Il permet de faire communiquer deux milieux intellectuels clos l’un à l’autre, au prix de compromissions tout à fait mineures et assure la promotion des milieux porteurs de cette culture particulière désormais acceptée par le milieu clérical.

La rigueur et la clarté de la démonstration de P. G. D. sont remarquables. Son introduction fait le point sur des problèmes mal résolus et leur propose, au terme de démonstrations claires et solidement appuyées par la documentation, des solutions neuves. Le propos, d’autre part, vise à éclairer une source dont l’Auteur donne l’édition critique dont il faut souligner la qualité. Elle fournit de nombreux appendices, sept en tout, qui nourrissent le dossier documentaire. Parce qu’ils font véritablement partie du raisonnement et parce que l’Auteur y livre les instruments de travail qu’il a dû forger pour établir son raisonnement, il est nécessaire de les énumérer. Ajoutons que cette générosité ayant comme conséquence d’accroître la difficulté qu’il y aurait à réfuter les thèses soutenues, voire simplement à rouvrir le dossier, elle n’est pas gratuite ou ingénue, il s’en faut.

Le premier appendice est un fragment de portulan utilisé par P. G. D. Le second fournit une véritable synthèse des connaissances maritimes à la disposition des croisés, dont le Routier est reconstitué à partir de l’ensemble des sources disponibles. Il y a là un travail énorme de compilation et d’identification des lieux dont l’établissement éclaire la koïnè des marins des XIIe et XIIIe siècles. Les directions données par le Liber sont comparées (appendice III) avec celles données par un autre texte fondamental, le Compasso da Navegare, qui est un peu postérieur. Les distances font l’objet d’une analyse dans l’appendice IV, et le V propose des corrections à l’édition du Compasso. Un index à ce document est établi (appendice VI). Le septième et dernier appendice est une analyse codicologique d’une autre source, le Liber de variis historiis de Guido Pisanus. La bibliographie est abondante et l’ouvrage est évidemment muni d’un index toponymique.

« Carte marine et portulan au XIIe siècle. Le Liber de existencia riveriarum et forma maris nostri Mediterranei », Patrick Gautier Dalché, Collection de l’École française de Rome », n° 203, 1995

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56200193/f177.item.r=forma%20maris%20nostri%20Mediterranei

https://www.persee.fr/doc/efr_0223-5099_1995_mon_203_1

[1]  – Le terme « koinè » est issu de la koïnê dialektos, une langue véhiculaire dans le monde grec ancien. Elle était issue principalement du grec ionien-attique dans lequel avaient pénétré des formes d’autres dialectes.

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Raphaël

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