Sud-Ouest nous a appris que les associations Okéanos et Académie du Bassin avaient profité de la manifestation « Port ouvert », à La Teste, pour lancer une « Pêche aux mots d’ici », à tous ces jurons, ces locutions, ces interjections et autres expressions régionales de toutes sortes, proférés dans ce langage qui fut longtemps, avec le gascon, celui parlé à Bordeaux, puis par extension, sur les bords du Bassin. On le désigne sous le terme générique de « bordeluche ».
Que voilà une bonne idée ! Car, s’il y a bien un élément essentiel qui compose la tradition d’un lieu, c’est bien la langue qu’on y parle. Sans doute, ces expressions qui traînent encore ici ou là constituent-elles, pour beaucoup de lettrés, « un sous-langage ». Il n’en reste pas moins qu’elles apportent beaucoup de joie à ceux qui veulent vivre avec leur pays. De plus, laisse-t-on choir, aujourd’hui, les vieilles pierres d’un monument en ruine ? Or, ces mots oubliés, ils ont constitué ce monument devenu bancal mais qui forme toujours l’ossature d’une forme d’expression typiquement bordelaise mais qui a imprégné les bords du Bassin.
Le « bordeluche », est issu en partie du gascon qui fut, en particulier, la langue officielle de Bordeaux et de sa région, jusqu’au XVIe siècle. Puis, sous la pression politique centralisatrice de la royauté, sous l’effet aussi du développement qualitatif de la langue d’oil, la bourgeoisie bordelaise, tout comme celle du captalat de Buch, ont de plus en plus utilisé le français. Les patois, comme on a alors commencé à le dire, et avec lesquels Molière faisait rire et la Cour et la Ville, les patois sont devenus d’usage populaire, bien qu’on entendît encore le nôtre, partout dans Bordeaux. À ce propos, Max-Henri Gonthié a cité des observations de l’avocat Pierre Bernadeau qui notait en 1790 : « Dans Bordeaux, le bas peuple parle le gascon et les cris des marchands sont tous en patois mais on le parle encore dans beaucoup de milieux, même riches. » Ne dit-on pas qu’il a fallu traduire en gascon la Déclaration des Droits de l’Homme pour qu’elle fût comprise de tous ?
Max-Henri Gonthié cite encore un académicien, Monsieur de Jouy, qui visite Bordeaux en 1817. Et qu’entend-il ? « Le patois gascon est d’un usage général dans la classe inférieure et les gens bien élevés ( ! ) doivent l’entendre et le parler pour faciliter des communications. Il résulte de ce rapprochement qu’une foule d’expressions populaires s’est introduite dans le beau langage et a fini par le corrompre. »
Au XIXe siècle, loin de s’étioler, la pratique du gascon, urbanisé, s’est encore répandue dans Bordeaux et dans sa région, du fait de l’importante immigration rurale vers ce gros centre urbain, en pleine expansion économique. Le « bordeluche » y gagnera même en vivacité, en invention et en humour. L’arrivée de nombreux immigrés espagnols, depuis la Grande guerre, a apporté beaucoup d’expressions nouvelles au trésor linguistique bordelais. Il n’a pas craint, non plus, d’aller s’enrichir en faisant les poches d’autres parlers populaires, en y adoptant quelques expressions plus ou moins argotiques qui sonnent bien dans les gosiers bordelais. On a longtemps eu, à Bordeaux, « un ticket avec une fille ». D’autres mots viennent de divers parlers occitans. Par exemple : « L’aspic », une sorte de lavande, vient du provençal et « Boudiou » est toulousain. Meste Verdié, au XIXe siècle, narra les algarades entre Mmes Cadichonne et Maillan, deux « recadeyres » qui revendaient des légumes à Porte-Neuve. Plus tard, vint Ulysse Despeaux et sa célèbre « lisseuse », M’ame Chibosse. Tous deux sauront bien mettre en valeur tous les charmes, tous les sourires mais aussi toute la force populaire de ce langage. Plus près de nous, le théâtre de l’Onyx, à Bordeaux, a fait passer à un nombreux public de mémorables soirées avec « Les Histoires bordelaises », de Duclin et Mauroux, suivies aussi par nombre d’auditeurs de Radio Bordeaux Aquitaine. Tout comme, dans les années cinquante beaucoup ne manquaient surtout pas aussi les démêlés avec ses passagers de Julien Dartiguelongue-Carabousset, receveur des tramways, imaginés par l’attachant Georges Coulonges et diffusés sur la RTF régionale. Encore hier, pour notre bonheur, Guy Suire maintenait haut la tradition locale et, chaque samedi, dans « Sud-Ouest », il ouvrait une riche rubrique consacrée aux mots d’ici qui valaitt son pesant de « berles » … ou de « berlons »… Donc, dès demain, nous passerons aux exercices pratiques de bordeluche pour continuer à vous parler du pays, en compagnie de deux figures locales intemporelles, Mmes Boyosse et Latestude.