Chroniques du Canalot – 5 – La Digue de La Teste

 

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À travers l’histoire d’une famille anonyme, témoin de son temps, ces chroniques racontent l’évolution du quartier du Canalot à La Teste-de-Buch depuis sa formation en 1840 à nos jours.


Résumé des épisodes précédents.

Diego dit « le Diègue » est venu de son Espagne natale chercher fortune à La Teste. Il a travaillé au chantier de la route de La Teste à Eyrac avec Adolphe Alphand. Marie dont Il est secrètement amoureux a disparu de jour de son mariage avec Petit Louis.


Marie a disparu le dimanche où elle devait se marier avec Petit Louis.

Lundi et mardi ont été un calvaire pour les parents de Marie. Elle n’a pas repris le travail à l’usine de distillation de résine chez Lesca. On a recherché son corps au fond de la craste douce et dans les près salés.  Petit Louis est comme pétrifié.

Mercredi, la Pauline, sa collègue à la distillerie, est venue voir les parents désespérés. Marie est réfugiée dans la chambre de Pauline depuis le dimanche où elle a disparu. Elle est prostrée derrière la porte sans boire ni manger depuis trois jours. Elle est recroquevillée en chien de fusil. Sa mère ne parvient pas à la sortir de sa léthargie. C’est comme si un mauvais sort l’avait transformée en statue de pierre. En désespoir de cause, on appelle le Diègue. Dès qu’il entre dans la pièce, Marie lève la tête, leurs regards se croisent, tout est dit. Sans dire un mot elle se lève et le suit. Le mauvais sortilège est rompu.

Adélaïde l’installe dans une chambre du grenier de l’auberge, elle a compris enfin pourquoi le Diègue ne répond pas à ses avances.

Le jeudi, Marie retourne à l’usine. Le Diègue passe la voir presque tous les soirs à l’auberge. Ils ne disent pas trois mots. Ils ont les yeux qui brillent.

Le dimanche, le Diègue monte aux « Arroucs », il n’a pas sa bouteille de vin bouché mais son pantalon de coutil noir et sa chemise blanche. En entrant dans la cabane sombre du résinier, il déclare tout de go :

  • Je veux marier la Marie…. Si vous êtes d’accord.

Le père hoche la tête, la mère lui sert :

  • Je me doutais d’un « entremesclar », boudiou ! Si c’est ce qu’elle veut cette tête de pioche ! «vai uros » !

Le curé est d’accord pour les marier le dimanche de la saint Ignace. La noce sera discrète : les parents de Marie, Joseph le camarade de chantier du Diègue et la Pauline. Adelaïde n’a pas souhaité se joindre à la noce.

Le Diègue prend les mains de Marie dans les siennes, pour la première fois, il effleure ses lèvres d’un baiser furtif.

Petit Louis s’est embarqué dans les troupes de la campagne d’Algérie. Il s’engagera dans les troupes du jeune duc d’Aumale. Là-bas il cherchera fortune loin de la Montagne de La Teste.

Le comte d’Armaillé a autorisé le Diègue à se construire une cabane sur le bord des prés salés est,  juste en face du moulin de Prez. Le père de Marie et le Diègue y travaillent d’arrache-pied. Ils descendent des bois de la forêt usagère de « La montagne de La Teste » et construisent une cabane semblable à une cabane de résinier.

Les murs sont en planches de pin, des couvre joints assurent l’étanchéité. Il n’y a pas d’autre isolation avec l’extérieur. La cheminée maçonnée située au centre débouche au milieu du toit à deux pentes. Au nord, un appentis sert à stocker le bois de chauffage.

Une seule fenêtre sur le côté est éclaire faiblement la pièce. De l’autre côté à l’ouest, il y a un four à pain. La porte est au sud, et donne vers le rond-point de la gare. Le poteau central sert à soutenir la charpente.  Enfin Marie et peuvent s’y installer. La cheminée centrale permet de chauffer la pèce unique.  

 

Quelques années ont passé. En 1851, Marie et le Diègue ont eu deux garçons ; Jules né en 1846 et Émile en 1848. La cabane est devenue trop exiguë, le Diègue a réalisé une extension vers l’est.

Le Diègue travaille comme chef d’atelier à la corderie du port. Marie s’occupe des deux garçons de cinq et trois ans, elle travaille aussi à l’auberge du chemin du port. Adélaïde la patronne s’est mise en ménage avec un ancien marin de Gujan qui l’aide à tenir boutique.

Ce matin d’avril 1851, un petit vent de nord-ouest souffle comme c’est souvent le cas au printemps. Le comte d’Armaillé et Adolphe Alphand discutent au bord du chenal qui va vers l’Esguillon.

  • Je vous avais promis, il y a quelques années, de démêler cet écheveau d’histoires autour des près salés pour vous permettre d’exploiter vos propriétés. Je pense que nous sommes sur le point d’y parvenir, déclare Alphand.
  • Hé, Monsieur l’Ingénieur, seriez-vous devenu philanthrope ? Les ponts et chaussées voleraient ils au secours des propriétaires sans contrepartie ?
  • Point n’est le cas, lui répond Alphand, nous voudrions avoir votre autorisation pour construire une digue le long du chenal qui est à nos pieds.
  • Mais encore Monsieur l’ingénieur ?
  • Eh bien, si vous nous autorisez à ériger cette digue le long du chenal, nous la prolongerons, aux frais de l’Etat, de trois cent mètres à angle droit vers l’est et ainsi les prés salés est seront hors d’eau. Vous pourrez y installer les réservoirs à poissons qui sont votre projet depuis plus de 6 ans. Bien entendu vous renoncez par là même, aux indemnités que vous avez réclamé du fait de la construction de la Route vers Eyrac.
  • Diable, vous m’égorgez, je renonce à des indemnités sonnantes et trébuchantes contre une promesse et en plus je vous autorise à construire une digue sur mes terrains. Je vais y songer avec mes amis et mon notaire.

Furieux en apparence, le comte remonte dans sa voiture et fait fouetter le cocher vers le bourg.

Alphand se tourne vers le Diègue qui est arrivé sur place :

  • Bah, il fait le fier, mais il sait que l’état a devant lui tout le temps qu’il faut. L’immobilisme est notre principal argument. Un bon accord immédiat vaut mieux que procès et appels devant nos beaux tribunaux.

Alphand a vu juste, le 1er mai 1851, Alphand, agissant au nom de l’État et avec l’accord du mi­nistre dont il dépendait signe un accord qui se veut définitif avec le comte d’Armaillé.

L’État construirait la « digue de La Teste » le long du chenal qui va à l’Aiguillon et la prolongera de trois cent mètres vers l’Est. Le comte pourra la poursuivre pour endiguer complétement les prés-salés est.

Alphand explique au Diègue sa vision de l’avenir :

  • Voyez, si tout cela se fait, ces prés salés est qui ne sont que vacants recouverts par la marée, seront de la bonne terre ferme à l’abri des digues. Le comte veut y installer des bassins à poissons, il faudra aussi y ériger des cabanes et des habitations. Vous avez une cabane au pied du chenal, peut être que vous et vos enfants vous installerez sur ces terres gagnées sur la mer.
  • Ba, Monsieur l’ingénieur, si déjà je pouvais travailler à construire la nouvelle digue, j’en serais heureux. Le travail à l’usine me convient peu, je préfère de loin le grand air.
  • J’y compte bien mon ami, nous avons bien œuvré ensemble pour le chantier de la gare et la construction de la route vers Eyrac. Je compte sur vous pour construire cette digue. Vous savez je cois que c’est la première pierre apportée à ce qui pourrait faire du port de la Teste un havre important du Bassin.
  • Un havre important ? Qu’entendez-vous par là ?
  • Eh bien, il y a toujours eu, chez mes collègues de la capitale, l’idée de construire un grand port militaire au sud de la côte Atlantique. La Teste pourrait devenir un port militaire stratégique !

En 1852, le chantier est lancé pour construire une digue de 860 m de long sur 60 m de large.  Les ponts et chaussées maritime conduisent le chantier. Alphand a réussi à obtenir les différentes autorisations malgré la lourde bureaucratie de Bordeaux et des ministères à Paris.

Les travaux de la digue s’inscrivent dans la suite des accords passés le 1 mai 1851. Lamarque de Plaisance maire de La Teste, Adolphe Alphand ingénieur des ponts et Chaussée et le comte d’Armaillé propriétaire des terrains veillent au bon déroulement des affaires.

Alphonse Lamarque de Plaisance a été nommé Maire par arrêté préfectoral en 1952. C’est un « estrangey » originaire de Cateljaloux, il était auparavant maire de Cocumont. Il voit dans cette affaire de la digue l’occasion de développer le commerce de La Teste. Les pêcheurs y trouveront une estacade pour poser leurs pinasses plus près du bourg, les commerces et les ateliers du port y verront un apport de chalands.

Cependant Alphand vient de plus en plus rarement à La Teste. Après l’inauguration de la route de La teste à Eyrac, il a rencontré à Bordeaux une jeune fille de la bourgeoisie locale : Élisabeth Holagray. Ils se sont mariés 23 décembre 1846, Le couple a déjà deux garçons Charles né en 1848 et Gérard Charles Emmanuel né en 1849. Ils aimeraient bien avoir maintenant une fille.

Alphand confie au Diègue qu’il a rencontré à Bordeaux le nouveau préfet de Gironde, un certain Eugène Haussmann et que ce préfet et lui ont de l’estime l’un pour l’autre. Hausmann se trouve un peu à l’étroit en Gironde et rêve d’un destin national à Paris. Les deux hommes se sont promis de faire équipe. 

Après lui avoir confié le tracé de la future digue, Alphand a demandé au Diègue de conduire l’équipe des terrassiers. Au contact de l’ingénieur, le Diègue prend goût à la lecture des plans et l’étude des annotations qui les accompagnent. Il comprend peu à peu comment on calcule le nombre de carrioles nécessaires pour établir un remblai, calculer les pentes des talus, les élévations des monticules. IL apprend à manipuler les théodolites qui permettent de viser des points de repère et les chaînes d’arpenteur. Il aimerait devenir « croquiseur » pour réaliser des relevés qu’on appelle les « minutes » qui servent de base à tout chantier bien mené.

Conduire une équipe de terrassiers n’est pas une mince affaire. Tout d’abord il faut choisir les horaires de travail en fonction des marées, on ne peut travailler pendant les pleines mers. Ensuite il faut consolider la digue en la compactant au fur et à mesure de son avancement en donnant une pente et un profil constant en suivant le tracé. Enfin, le plus important est de garder les troupes dans un bon état de motivation et d’efficacité. Le Diègue sait montrer à chacun la considération nécessaire et reconnaître les heures de vraie fatigue des heures de faineantise. 

Alphand lui donne des directives très précises sur la façon de constituer puis consolider la digue. Le Diègue les met en œuvre le plus précisément possible avec son équipe de terrassiers. La construction de la digue de 860 mètres est prévue pour durer jusqu’en 1856.

Marie s’entend bien avec Adélaïde pour tenir l’auberge de la rue du port. Les enfants grandissent bien et sont souvent dans la « Montagne de La Teste » avec les parents de Marie.

Dans ce paysage souriant et prometteur, le ciel bleu va bientôt s’assombrir de quelques nuages noirs surgis du passé. Un mauvais génie que l’on croyait disparu va refaire surface.

Le troisième lundi de mars 1854, alors que les travaux de la digue avancent bien, le comte d’Armaillé à l’espoir de bientôt finaliser l’endiguement des prés salés est. Pourtant Le comte est chafouin.

Les grandes marées de mars s’annoncent tumultueuses, un fort vent d’ouest pousse les eaux vers le rivage du bourg, le baromètre est en chute libre. Plusieurs fois déjà la mer a recouvert la route jusqu’au rond-point de la gare. Le chantier de la digue a dû être interrompu à de nombreuses reprises de peur que le flux n’emporte les hommes et le matériel. Le ciel gronde, un malheur s’annonce avec éclairs et tonnerre.

Ce même jour son majordome lui annonce une visite imprévue :

  • Monsieur le comte, un homme de La Teste demande à vous voir de façon pressante
  • Très bien, donnez-lui l’entrée mon brave.

Le comte voit venir vers lui un petit homme mal fagoté mais avec des vêtements très propres. Un peu comme s’il s’était habillé avec ses vêtements du dimanche pour une visite à un notable.

  • Bonjour mon ami que puis-je pour vous ?
  • Bonjour monsieur le duc je viens vous prévenir d’un péril qui vous menace.
  • Un péril qui me menace ?  Soyez plus précis.  Tout d’abord je dois vous préciser que je ne suis pas duc ni marquis mais simplement comte (le comte reconnaît qu’il a été flatté malgré lui d’être pris pour un duc)

Les ducs, comme leur nom l’indique, étaient invités par le roi à conduire les affaires de la France. Bien que de noblesse ancienne, je suis simplement le comte Germain de la Forest d’Armaillé. Mais je vous écoute quel est ce péril qui me menace ?

  • Eh bien voilà, on me nomme le Grêlé, à cause de marques que vous pouvez voir sur mon visage. Je suis un habitant ancien de la paroisse de La Teste, très honorablement connu et j’ai beaucoup d’amis ici. Bien que vous soyez un haut noble, je me sens obligé de vous prévenir qu’un danger vous menace.
  • – Un danger , qu’est-ce ? dites-m’en plus !
  • Eh bien voilà, il s’agit d’un homme dont vous ne vous méfiez pas qui s’appelle le Diègue. C’est un « Estrangey » espagnol, sa mère était une sorcière qui a été brûlée sur la place publique dans son pays d’origine. Il a fui son village pour venir chez nous avec ses sortilèges. Depuis c’est quelqu’un qui a trompé et ensorcelé beaucoup de gens. Par exemple la petite Marie, cette enfant innocente, devait se marier avec l’un de mes amis le Petit Louis.
    Le Diègue a réussi, je ne sais comment, à l’ensorceler ; elle a disparu au jour de son mariage, elle est tombée dans une sorte d’état d’envoûtement pendant plusieurs jours.  Ses parents n’ont pu lui parler ni la réveiller. le Diègue seul a pu la sortir de cet état et depuis il l’a forcée à l’épouser.
  • Ah diable, j’ai bien entendu parler de cette affaire mais je n’en connaissais pas les détails.
  • Mais vous ne connaissez pas tout, noble monsieur, par exemple le Diègue a également envoûté Adolphe Alphand un brillante ingénieur que vous connaissez certainement. Il a travaillé avec lui dès l’arrivée du train à La Teste, c’est là qu’il l’a envoûté el lui faisant humer la fumée d’herbes maléfiques. Depuis Alphand le suit partout comme son ombre.
  • C’est vrai qu’ils sont souvent ensemble.
  • Grace à cet envoûtement, Alphand lui confie tous les travaux ; la construction de la route d’Eyrac que vous connaissez bien et encore la construction de la digue de La Teste sur vos terrains.

Ce sorcier est un garçon qui paraît très honnête et très sympathique mais je vous le dis il faut se méfier de lui.  
D’ailleurs c’est lui qui a convaincu M.Alphand qu’il fallait absolument vous mettre des bâtons dans les roues pour l’endiguement de vos terres. Il l’a également convaincu que vous deviez abandonner vos demandes d’indemnités suite à la construction de la route d’Eyrac.

  • Je vous entends bien mon ami, lui dit le comte, mais tout ce que vous me dites est assez inquiétant. Comment pouvez être au courant de toutes ces manigances ?
  • A vrai dire, monsieur le comte, je ne devrais pas vous le dire mais je détiens toutes les informations de Adélaïde qui tient l’auberge du chemin du port.
    le Diègue a également envoûté Adélaïde pour la séduire et la forcer. Désormais il lui raconte tout pour faire le beau. Comme je suis un bon ami d’Adélaïde, elle se confie à moi.
  • C’est vrai que ce garçon conduit tous les chantiers de Alphand et que je suis très contrarié par ces indemnités que j’ai dû abandonner.
  • Surtout, monsieur le comte, n’en parlez pas à M. Alphand. En général les gens qui sont envoûtés, s’ils sont découverts peuvent être conduits aux pires des extrémités. Ceci pourrait le mener à être très très méchant vis-à-vis de vous.
  • Ce que vous me dites est très inquiétant, comment me défendre ?
  • D’abord vous devriez être très prudent avec ce garçon, je sais que vous l’avez autorisé à construire une cabane sur vos terrains des prés salés. C’est dangereux d’installer cet homme si près de vous, méfiez-vous de ce qu’il pourrait vous faire.
    Vous devriez trouver un prétexte pour l’éloigner de vos terres et même de La Teste. Vous connaissez bien le maréchal des logis chef de la maréchaussée, vous devriez le mettre en garde également.
  • Enfin ce que je vous en dis, monsieur le comte, c’est juste pour vous prévenir, je n’ai pas d’intérêt particulier dans cette affaire. Adélaïde m’a simplement dit qu’il serait bon que je vous prévienne des dangers que vous courrez
  • Je vous remercie mon ami, n’hésitez pas à venir me voir si vous êtes d’autres informations.

Le comte est très déquieté par cette avalanche de révélations. Certes cet homme ne lui paraît pas d’une probité excessive mais tout de même, dans tout ce qu’il dit on trouve deux fois plus qu’une,  matière à s’inquiéter.

Il est surtout très mécontent d’avoir renoncé à des indemnités, si c’est la faute du Diègue, il se vengera.

Le comte qui avait la plus grande confiance dans Alphand et le Diègue, sera plus méfiant à l’avenir.

La comtesse d’Armaillé est proche de son mari pour la gestion des affaires, dès que le visiteur est parti, le comte lui relate son entretien par le menu :

  • Je comprends mieux pourquoi ces affaires n’avancent pas, le malin s’y est mis et le Diègue est son instrument.
  • Il faut raison garder mon ami, ce ne sont peut-être que racontars et médisances de jalouseté.

Que nenni, ma mie, tout cela se tient. Par St Georges terrassant le dragon, je m’en vais éradiquer le mal à la racine. Dès demain je vais chasser ce scélérat de Diègue de nos terres et le tenir éloigné de ce chantier de la digue.

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CORCIA Yvon

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