À cette époque, la navigation entre Majorque et les côtes nord-africaines, surtout du Maghreb occidental, est importante. Les navigateurs majorquins ont une excellente réputation, tout comme l’école cartographique locale. « La renommée de l’école cartographique de Majorque[1], la précision de ses travaux, et les importantes commandes que lui fait le roi d’Aragon, sont une preuve indiscutable de la compétence et de l’expérience des navigateurs majorquins ». Les juifs contribuèrent pour beaucoup au développement de ces travaux, en raison de leur connaissance profonde de l’Afrique. Selon Charles de la Roncière, la cartographie, au XIVe siècle, est le monopole des juifs de Majorque dont les plus fameux seront Angelino Dulcert, Abraham Cresques et son fils Yehuda, Mecia de Villadestes ou Petrus Rosent. Leurs cartes révèlent l’existence de nombreuses régions encore méconnues, grâce notamment aux renseignements de première main dont ils disposent à l’aide de leurs informateurs sahariens ou de leurs coreligionnaires. Leurs cartes fournissent des précisions sur le tracé des axes transsahariens, sur les noms des principaux sites, reflétant une connaissance de la réalité. Michel Abitbol prouve cette connaissance atteinte par les cartographes juifs à l’exemple d’Angelino Dulcert qui, en 1339, est en mesure de donner l’emplacement du Mali, de Oualata, de faire figurer sur son planisphère la piste reliant Sijilmassa à Oualata via le Touat, route empruntée massivement au début du XIVe siècle, preuve de la qualité de ses informations.
Le portulan « Carte marine de la mer Baltique, de la mer du Nord, de l’océan Atlantique est, de la mer Méditerranée, de la mer Noire et de la mer Rouge ; Hoc opus fecit angelino dulcert ano M CCC XXX VIIII de mense augusti/ [in civitate] maioricharum » est signé par Angelino Dulcert à Majorque en 1339. Par le lieu et la date de son exécution, c’est la première carte connue qui ait été élaborée avec certitude à Palma. Elle est indissociable de deux autres documents. L’un a été longtemps localisé à Florence au palais Corsini ; il daterait des années 1325-1330 et est signé, nous dit-on, par Angelino Dalorto. L’autre figure dans le fonds de manuscrits de la British Library ; il n’est ni daté ni signé. À cause de la forte ressemblance existant entre les cartes de Paris et de Florence, il est probable qu’elles ont un même auteur et il nous faudrait donc assimiler Dalorto à Dulcert.
Puisqu’il s’agit de la première œuvre exécutée avec certitude à Majorque, la question des sources de la carte de Dulcert rejoint celle des origines de la cartographie catalane, origines qui, dans les années 1950, ont donné lieu à des débats enflammés. G. Caraci, se fondant sur la forme italienne des prénoms de Dalorto-Dulcert, soutient que leur œuvre constitue un apport caractéristique du savoir génois au développement de la cartographie catalane, alors que H. Winter affirme que Dulcert a été formé à Palma où il aurait découvert les nouveautés stylistiques et la toponymie catalanes. Plus récemment, T. Campbell confirme la filiation entre Dalorto, Dulcert et l’anonyme de la British Library. Grâce à une étude toponymique systématique, il en vient à reconnaître le caractère original de « Dalorto » qui a influencé les cartographes italiens et qui a marqué, plus que « Dulcert », l’évolution de la cartographie catalane. T. Campbell finit par conclure que c’est en fait, plus tard, vers 1367, que se sont formés les vocabulaires toponymiques sur une base régionale.
Dès 1339, Angelino Dulcert dresse le premier portulan majorquin, soit deux feuilles sur vélin. Le manuscrit est enluminé et assemble en fait une seule carte de 750 millimètres sur 1 020. Le cartographe utilise deux systèmes de rhumbs tangents en leur milieu. Une abondante nomenclature, avec des signes symboliques pour évoquer relief, chaînes de montagnes, fleuves, lacs, permet de prendre connaissance sinon de l’intérieur des terres, à tout le moins d’une synthèse du paysage. Le portulan d’Angelino Dulcert représente l’espace jusqu’à l’Asie, avec la mer Caspienne, la Mésopotamie et la Perse, ainsi que l’Afrique jusqu’à la « terre des Noirs » et le royaume du Mali. Parmi les caractéristiques reproduites dans presque toutes les cartes majorquines on trouve :
‘- Archixon, (Arcachon)
- des notes éparses et des étiquettes en catalan
– la mer Rouge peinte en… rouge
– les montagnes de l’Atlas dessinées comme un palmier
– les Alpes comme une patte de poulet
– le Tage comme la houlette de berger, avec l’enveloppe de la courbe autour de Tolède.
– le Danube comme une chaîne de petites collines.
– la Bohême comme un fer à cheval
– l’île des Canaries de Lanzarote colorée avec un étendard génois (croix rouge sur fond blanc).
– l’île de Rhodes aussi colorée avec un drapeau comportant une croix.
– le drapeau rayé de la couronne d’Aragon reproduit aussi souvent que possible, y compris couvrant l’île de Majorque elle-même.
– une rose des vents quelque part sur la carte, orientée au nord.
Il manifeste l’étendue du savoir majorquin, mais n’inclue pas encore les connaissances apportées par le grand reportage de Marco Polo et par les récits des voyageurs, ses épigones, en Asie.
http://expositions.bnf.fr/ciel/catalan/portulan/page3.htm
« Marco Polo et ses voyages », Pierre Racine, 2012.
« Datini, Majorque et le Maghreb (14e-15e siècles) : Réseaux, espaces méditerranéens et stratégies marchandes », Ingrid- Houssaye Michienzi, 2013
Pour ceux qui veulent aller plus loin :
La Mappemonde d’Angelino Dulcert, de Majorque (1339), Dr Ernest-Théodore Hamy (1842-1908), 1887 http://shems.shems.free.fr/villes/hamy_1887.pdf
[1] Voir la chronologie de l’École majorquine de cartographie http://www.kronobase.org/chronologie-categorie-Ecole+majorquine+de+cartographie.html