Au XIIe siècle, les arabes ressortent les cartes de Ptolémée et importent une invention chinoise : la boussole. Grâce à celle-ci et à l’astrolabe, ils dessinent des cartes nautiques, les portulans. Ces cartes décrivent précisément les côtes, longées par les navigateurs de l’époque.
Dans la conscience arabo-musulmane médiévale, l’Europe ne constitue pas une entité bien définie ou délimitée. Le terme Europe (en arabe Awrûfâ) est rarissime et utilisé uniquement par les auteurs influencés directement par la traduction arabe de la Géographie de Ptolémée. Globalement le domaine européen est plutôt désigné par l’expression bilâd al-Rûm « Pays des Rûms » (des Romains). Cette Europe de l’ouest apparaît moins comme une entité géographiquement définie que comme une géographie de peuples, parlant des langues multiples et unis par une religion, à quelques nuances près, le christianisme. L’Espagne omeyyade n’est pas considérée comme faisant partie de l’Europe.
Ibn Hawqal écrit au IXe siècle « L’Espagne est une presqu’île qui touche au petit continent (c.-à-d. l’Europe) du côté de la Galice et de la France : elle fait partie de l’ensemble du Maghreb ». Un peuple prédomine dans cette Europe, ce sont les Francs (Ifrandja) « Parmi les catégories d’infidèles proches de l’Espagne il n’y a pas de peuple plus nombreux que les Francs » mais ils sont loin d’être seuls. Au nord, dans l’océan un peuple mystérieux est entraperçu : les Normands, qui parviennent à réaliser des raids jusqu’en Espagne. Détachées du continent, on connaît plusieurs îles dont la Bretagne (comprenons la Grande-Bretagne) et l’Irlande. Au nord du Tage, les choses ne sont pas si simples, il y a certes les Francs (en Provence et Catalogne) mais aussi les Galiciens, les habitants de la région de Huesca (en arabe Ghalidjashkash) et les Basques. Un peuple apparaît comme voisin des Francs, les Burgondes. En continuant vers l’Italie (dont le nom n’apparaît quasi jamais), on arrive chez les Lombards. Pour nos observateurs, tous ces peuples font bien partie du Dâr al-harb (arabe : دار الحرب), du domaine de la guerre[1], et finiront par se convertir à l’islam.
Muhammad ibn Muhammad al–Idrisi (1100–1164), géographe et conseiller arabe auprès du roi normand Roger II de Sicile, naît à Sebta (aujourd’hui Ceuta – Maroc), vers 1100, dans une famille noble qui peut faire remonter sa généalogie à l’oncle du Prophète Muhammad, et qui serait à l’origine de la fondation de Fès au VIIIe siècle. Il grandit à Cordoue, la ville du calife, centre intellectuel et culturel de l’empire almoravide. Même si on a très peu d’informations sur sa vie, il est certain qu’il a reçu une éducation classique, à la fois dans les sciences profanes et dans les sciences religieuses. Il est sans nul doute un étudiant brillant : à travers les écrits qu’il utilisera plus tard, on voit qu’il parle et écrit le grec, mais aussi le latin, ce qui est rare pour les savants arabes de l’époque. Il se forme également à la géographie, art arabe depuis le VIIIe siècle, qui fait pleinement partie de l’adab, cette culture qui est le propre de l’honnête homme. À la fin de ses études, il entame une période d’itinérance (sans que l’on sache vraiment pourquoi : contraintes familiales ? attrait personnel ?), voyageant dans toute l’Espagne arabe, dans le Maghreb, mais aussi peut-être en Égypte, voire jusqu’en Asie Mineure. Ses voyages recoupent ceux de nombreux autres savants andalous, par exemple Maimonide, et témoignent ainsi d’une profonde continuité du Dar al-islam, au-delà des fractures politiques entre dynasties.
Il est mieux connu pour son Nuzhat al–mushtāq fī ikhtirāq al-āfāq (Le livre des voyages agréables dans des pays lointains[2]), un des ouvrages les plus importants de la géographie médiévale. Pour le produire, al–Idrisi mêle le savoir grec et arabe à ses observations directes et aux comptes rendus de voyageurs.
On retrouve Al Idrisi à Palerme, en Sicile, en 1138 : on ignore pourquoi il est allé s’installer dans le monde chrétien. Contrairement à ce que sa légende affirme, il ne semble pas avoir été invité par le roi de Sicile Roger II : il s’écoule en effet plusieurs mois entre son arrivée à Palerme et le moment où on le retrouve dans l’entourage du souverain. Y a-t-il un lien entre son déplacement et l’invasion almohade ? Al-Idrisi restera en Sicile jusqu’à sa mort, en 1165, à la fois parce qu’il y occupe une place privilégiée et parce qu’il est dès lors considéré, dans le monde arabe, comme un renégat, voire comme un apostat. Il est ainsi interdit de séjour dans l’Empire almohade. C’est d’ailleurs ce statut ambigu qui explique qu’on ait très peu d’informations biographiques sur lui : ses ouvrages géographiques seront assez souvent repris et commentés par d’autres savants musulmans, mais ceux-ci ne disent presque rien de leur auteur.
La Sicile est à l’époque occupée par les Normands, qui ont su construire une civilisation mixte, intégrant les fortes populations musulmanes de l’île. Au carrefour de nombreuses routes commerciales, la Sicile s’inscrit entre le monde arabe, l’Occident chrétien et le monde byzantin. D’où un très fort syncrétisme, qui se voit par exemple dans des fresques de la chapelle Palatine de Palerme qui présentent le roi Roger Ier comme un empereur byzantin. La cour du roi Roger II, qui règne de 1130 à 1154, est en particulier très cosmopolite, et Al Idrisi s’y intègre parfaitement. Le géographe cordouan profite pleinement de la situation de la Sicile : il interroge les marins, à la fois chrétiens et musulmans, qui passent dans les ports de l’île, et collecte ainsi des informations qui viennent enrichir sa connaissance du monde. Le roi Roger II lui confie d’abord la réalisation d’un globe en argent, puis lui demande d’écrire un livre de géographie qui commenterait ce globe : ce sera l’œuvre maîtresse d’Al-Idrisi, un livre qui sera significativement traduit sous le titre de Livre de Roger. Al-Idrisi commence à rédiger son livre deux mois avant la mort du roi, et achèvera son œuvre sous son successeur Guillaume Ier. Son livre, composé pour un souverain chrétien, parle peu de politique ou de religion : lorsqu’il traite de La Mecque, par exemple, rien n’est dit de Muhammad ni de l’Hégire. La politique s’introduit cependant discrètement : Al-Idrisi appelle les Almohades « Masmuda » (du nom de la tribu dont sont issus ses dirigeants), refusant de les mettre sur le même plan que les Almoravides. Faut-il y voir aussi une rancœur contre une dynastie qui l’a empêché de faire carrière en Espagne ?
La rédaction de son livre s’inscrit en fait dans le programme politique de la monarchie normande de Sicile. Roger II, très ambitieux, tente en effet d’imposer une monarchie forte qui s’appuie notamment sur la science pour se légitimer. Pour les rois de Sicile, commander une œuvre de géographie est une façon de se poser comme mécène, mais surtout un moyen de maîtriser intellectuellement le monde, d’apparaître, en reprenant les attributs symboliques de la souveraineté byzantine, comme un cosmocrator. Al-Idrisi incarne à lui seul cette cour de Sicile très brillante intellectuellement, animée d’un fort dynamisme marchand, guerrier et culturel, qui profite pleinement des contacts entre civilisations. Mais il incarne aussi les dernières heures de l’âge d’or de cette Sicile normande, avant que Frédéric II Hohenstaufen ne conquière l’île 1197 et ne déporte tous les musulmans en Italie du Sud.
À Palerme, venus de tout le bassin méditerranéen, se rencontrent marchands d’alun et d’épices, savants, philosophes, croisés, dans une cité où les cloches des églises orthodoxes et catholiques se mêlent aux appels des muezzins, sans oublier les synagogues juives. Dans un tel tourbillon, Al-Idrîsî ne se contente pas de compiler ses prédécesseurs grecs et arabes, il invente des méthodes nouvelles d’enquête, fondées sur le témoignage. Celui des voyageurs qui font étape à Palerme, celui des hommes qu’il envoie partout, avec toujours le souci de décrire itinéraires et villes, activités et ressources hydrauliques. On sait que le géographe a notamment interrogé un Basque de Bayonne, un Normand, un marin breton et un marchand scandinave. Avec une grande rigueur : il confronte les récits, recoupe les informations et quand elles se contredisent, il n’en tient aucun compte.
Le livre de géographie que rédige Al-Idrisi à la demande de Roger II s’intitule le Kitâb nuzhat al mushtâq fi-ikhtirâq al-afâq (Livre du divertissement de celui qui désire parcourir le monde). La première version de cet ouvrage, rédigé en arabe, ce qui laisserait entendre que les souverains auxquels il est destiné lisent cette langue, daterait de 1157. Plus tard, Al Idrisi écrit une version plus complète, le Kitab al-Mamalik wa al-Masalik (Le livre des royaumes et des routes) ; c’est un atlas qui décrit de manière très codifiée les pays, leurs villes principales, leurs routes et leurs frontières, les mers, les fleuves et les montagnes. Al-Idrîsî commente ces cartes en suivant des itinéraires, comme un véritable guide. Al-Idrîsî mit au point une méthode rigoureuse : il interroge en premier lieu les livres de la géographie arabe, puis il vérifie l’information auprès des savants et des voyageurs expérimentés. Enfin, il dépêche des émissaires pour confirmer les dires de ces témoins, comme le fait aujourd’hui notre Guide Michelin. Les sources principales d’al-Idrisi proviennent de deux géographes de l’ère préislamique : Orose, un voyageur espagnol dont l’« Histoire », écrite au Ve siècle, comprend un volume de géographie descriptive, et Ptolémée, le plus grand des géographes classiques, dont la « Géographie », écrite au IIe siècle, était alors complètement perdue en Europe, mais avait été préservée dans le monde musulman tant dans sa version grecque que dans une traduction arabe réalisée pour le calife abbasside Al-Ma’mūn au début du IXe siècle14. Al-Idrisi pourrait aussi avoir subi l’influence de son compatriote, l’astronome hispano-musulman Azarchel, qui a corrigé les données géographiques de Ptolémée concernant la région ouest de la Méditerranée.
Al-Idrisi rédige aussi un livre de botanique, listant les plantes rencontrées au cours de ses voyages, et notant notamment avec soin leurs usages médicaux : s’il n’est pas l’un de ces grands médecins philosophes que le monde arabe a connu (Avicenne, Averroès, Maimonide), Al-Idrisi est proche de ce milieu. Ses ouvrages de géographie connaîtront un vif succès après sa mort, à la fois en Orient – au prix, on l’a vu, d’un oubli partiel de leur auteur – et en Occident, où Al-Idrisi est connu sous le nom de Dreses.
L’inspiration de sa géographie vient avant tout de Ptolémée, même s’il récupère aussi l’héritage de géographes espagnols (Orose, Ve siècle) ou arabes (Jayhani, Oudâma, Mas’udi, ibn Hawqal). Compilant les informations de ses prédécesseurs, il y ajoute également ses propres observations, recueillies au fil de ses voyages ou collectées en interrogeant marins et voyageurs. Le premier âge de la géographie arabe privilégiait la fabrication de cartes à partir de savants calculs astronomiques ; le second âge de cette géographie, à partir d’Ibn Hawqal, privilégie le voyage comme mode principal d’observation et d’appréhension du monde : c’est dans ce courant (on parle de « géographie des routes et des royaumes », un titre qu’Al-Idrisi reprend « Kitab al-Mamalik wa al-Masalik ») que le géographe andalou s’inscrit. Il adopte ainsi à l’égard de la géographie la même attitude que Ibn Sina/Avicenne envers la médecine et Ibn Rushd/Averroès envers la philosophie : il s’agit d’intégrer la pensée grecque dans une vision arabe du monde, de compiler le savoir disponible tout en laissant une place clé au raisonnement personnel. Orné de 70 très belles cartes, qui sont présentées avec le sud en haut et le nord en bas, son ouvrage reprend la théorie antique des 7 climats : le monde est divisé en sept bandes parallèles, d’est en ouest, chacune correspondant à un climat qui influe sur la nature humaine des hommes qui y habitent. Les climats les plus tempérés correspondent aux civilisations les plus brillantes (la péninsule arabique, l’Espagne, la Sicile), alors que les climats extrêmes (tout au sud ou tout au nord) n’accueillent que des barbares. Al-Idrisi innove en divisant chaque climat en dix compartiments, ce qui lui permet de présenter un monde quadrillé, découpé. On retrouve d’autres héritages antiques, par exemple dans la description, à l’Extrême-Orient, de la « barrière de Gog et Magog », muraille légendaire créée par Alexandre le Grand pour emprisonner des peuples barbares qui sont censés envahir le monde habité, l’œkoumène, au moment du Jugement Dernier. Al-Idrisi souscrit à la théorie de la sphéricité de la Terre, et pense, comme la géographie grecque, que le reste du monde est recouvert d’un grand océan : « la terre est ronde comme une sphère ; si ce n’était pas le cas, comment l’eau y tiendrait-elle ? » ; il estime la circonférence de la Terre à 37 000 km.
Al-Idrisi connaît très bien l’Orient, notamment l’Afrique et l’Océan Indien, espaces connectés à la péninsule arabique par des liens commerciaux très intenses : le frère de Maimonide, David, est ainsi marchand de pierres précieuses dans l’Océan Indien à la même époque. De même, la bonne connaissance du Soudan dont fait preuve Al-Idrisi témoigne des liens commerciaux tissés le long du Nil. Il est également bien informé au sujet de l’Italie, de l’Espagne et de la France méridionale, beaucoup moins lorsqu’il parle des contrées plus lointaines comme la Chine (« fort grand pays dont les habitants aiment par-dessus tout le dessin ») et l’Inde, l’Angleterre (« un pays où il pleut sans cesse ») et la Russie. Il livre une géographie complète, s’intéressant non seulement à la géographie physique (les fleuves, les montagnes, les côtes), mais aussi à la géographie humaine (les routes, les récoltes, le commerce…). Il étudie de près la flore, on l’a vu, mais aussi la faune, à la fois parce que cela vient conforter la théorie des climats (si les plantes et les animaux sont différents d’un climat à l’autre, les hommes doivent l’être aussi), et parce que cela permet d’évoquer des anecdotes merveilleuses. Par exemple, dans la partie consacrée à l’Inde, Al-Idrisi parle surtout de l’éléphant : il s’agit ici de construire de véritables mirabilia, de divertir le lecteur en le faisant voyager par l’esprit.
Al-Idrisi, géographe de talent présentant l’œkoumène en croisant géographie classique et informations contemporaines, évacue au maximum, on l’a vu, les références politiques. Lorsqu’il parle de l’Espagne, rien n’est dit de la Reconquista ; et il parle de la Syrie sans évoquer ni les croisades ni les États Latins qui s’y sont formés. Cette neutralité est en fait une profonde prise de position : alors que l’Islam recule en Méditerranée face à un Occident conquérant, Al-Idrisi, travaillant à la cour d’une Sicile prise entre plusieurs civilisations, refuse d’entériner ces échecs en les fixant sur le papier. En sorte que son silence lui permet de réaffirmer la place centrale de l’Islam, seule civilisation capable d’embrasser d’un regard scientifique le monde connu.
Al–Idrisi travaille 15 ans sur l’ouvrage, qu’il achève peu après la mort de Roger, en 1154 ; le résultat de ce travail, c’est que l’Europe apparaît pour la première fois sur une carte arabe, mais dans une position excentrée, avec des contours mal précisés : le centre du monde est quelque part entre Bagdad et la Mecque.
Géographe de l’époque des croisades, musulman au service d’un grand seigneur chrétien, Al-Idrîsî est le témoin de la rencontre et de l’affrontement de deux cultures. Son œuvre illustre ce destin : largement copiée en arabe, elle fut la seule géographie arabe à pénétrer l’Occident, bien que tardivement, à la Renaissance. La Géographie est l’un des premiers ouvrages arabes imprimés à Rome, puis traduit en latin en 1610, sous le titre « Le divertissement de celui qui est passionné pour la pérégrination à travers le monde ». Entre-temps, malgré de nombreuses inexactitudes, les cartes d’Al-Idrîsî auraient servi de base aux premiers portulans du XIVe siècle, ces cartes marines qui ont permis, au siècle suivant, les premières explorations portugaises des côtes africaines.
La copie de Nuzhat al–mushtaq présentée ici est la plus ancienne connue ; réalisée en 1325 environ, elle est désormais conservée à la Bibliothèque nationale de France, sous la cote MS Arabe 2221. Sur la carte, les cours d’eau et lacs d’eau douce sont représentés en vert, tandis que les mers sont en bleu.
Suivant le système ptolémaïque, al–Idrisi divise l’hémisphère nord en sept zones climatiques de largeur égale, dont chacune est sous–divisée par des lignes de longitude formant dix sections égales, soit un total de 70 sections, ou cartes qui, si elles sont assemblées, constituent une carte rectangulaire du monde tel qu’il est connu à l’époque.
Les cartes sont orientées avec le nord en bas. Le texte d’accompagnement décrit les conditions socioéconomiques, physiques, culturelles et politiques de chaque région. Il manque deux cartes dans cet exemplaire : celles de la première et de la seconde section de la septième zone climatique. Les premiers feuillets sont en partie endommagés. Le dernier feuillet, représentant la dixième section de la septième zone climatique, est manquant. D’autres feuillets du volume ont été raccommodés et présentent des lacunes.
bordăl pour Bordeaux
Cet exemplaire renferme un planisphère dessiné avec soin et soixante–huit cartes, chacune minutieusement tracée et coloriée. De toutes les cartes arabes médiévales, il s’agit probablement ici de celles faisant preuve du meilleur savoir–faire.
https://www.wdl.org/fr/item/18418/#additional_subjects=Mappae+mundi
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Al-Idrisi-1100-1165.html
http://histoireenprimaire.free.fr/ressources/al_idrisi.htm
https://fr.wikipedia.org/wiki/Al_Idrissi
Regarder https://www.youtube.com/watch?v=rZ-M1zwN6KA
[1] – « Guerre » dans divers sens du terme, guerre militaire de conquête, mais aussi « guerre » par la langue aux autres cultes et croyances, c’est-à-dire effort prosélyte et missionnaire.
[2] – L’œuvre est également appelée en arabe Kitab Rujar – Le livre de Roger – et en latin Tabula Rogeriana.