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Marie Bartette – Mémoires posthumes – 2

Journal d’Arcachon à partir du N° 1162 du 3 décembre 1966

Avec l’aimable autorisation de Monsieur Pierre Lataillade, Maire honoraire d’Arcachon, propriétaire du Journal d’Arcachon.

Lire la première partie [1]

[2]LA B.B.C.

 

Cette petite alerte nous engage à la prudence et pendant quelques mois, nous commentons les événements, nous lisons les livres interdits et les faisons circuler, et nous écoutons la radio. L’émission de 9 heures et quart de la BBC, suivie de celle « Les Français parlent aux Français », connaît un succès prodigieux. La discussion des trois amis, la petite Académie nous distraient de notre permanent obsession. Nos oreilles blessées par la bassesse de la propagande nazie sont-elles trop indulgentes ? Je ne crois pas. Je crois que nous avons raison de dire que ces hommes dont les noms nous sont familiers et chers : Pierre Bourdan, Jean Marin, Jacques Duchesne, les trois premiers connus, puis Jean Oberlé, Jacques Morel et tous les autres, sont pétris d’esprit, débordants de talent, et que toutes leurs émissions sont de petits chefs-d’œuvre radiophoniques.

Nous sentons souvent qu’ils s’inquiètent, qu’ils ont peur de ne pas bien nous comprendre. Évidemment, ils ne peuvent pas réaliser ce que représente exactement l’occupation, c’est-à-dire la présence des Boches et surtout, peut-être, l’existence des mouchards à leur solde. Il y a des choses qu’il faut vivre pour les ressentir et les comprendre.

Mais leur inquiétude est vaine, car leur rôle n’est point de nous parler de nous, mais d’eux, de la vie à Londres et de nous donner des nouvelles exactes plus détaillées que celles des speakers officiels.

Les commentaires des nouvelles de Pierre Bourdan et de Jean Marin, leurs fameuses dépêches, sont attendues impatiemment. Jean Oberlé, dans le livre qu’il a publié sur l’équipe française de la BBC, reproche à Maurice Schumann « d’entrer en transes » au moment où il nous parle. Or je crois bien que c’est justement Maurice Schumann qui a le plus de succès car Jean Oberlé ne se rend pas compte que nous avons besoin de cette exaltation.

 

1941 – Le Front Souterrain

 

Nous ne l’aurions peut-être pas supporté une demi-heure, mais ces cinq ou dix minutes par jour nous sont nécessaires, après quoi, remontés pour vingt-quatre heures, nous aimons la philosophie sereine de Jacques Duchesne, le clair bon sens de Jean Oberlé et aussi ses chansons. C’est sa diversité justement que fait la force et la valeur de cette éqipe et lui permet de nous intéresser pendant quatre ans sans nous causer jamais cinq minutes d’ennui. Or nous sommes à l’écoute de Londres trois fois par jour en moyenne, matin, midi et soir, souvent plus. Certaines personnes sédentaires s’y mettent six ou huit fois.

 

LA SITUATION ALIMENTAIRE

 

La situation alimentaire est très vite, dans notre région déshéritée, devenue lamentable. Le marché se vide, nous ne trouvons plus que des carottes, des rutabagas et des topinambours. Pour les femmes qui ont a nourrir une famille et c’est le cas de la plupart, commence un terrible calvaire qui va durer des années et qu’elles supporteront avec un magnifique courage. Le plus grand héroïsme n’est point dans les gestes spectaculaires qui durent quelques minutes ou quelques heures, il est surtout dans la bonne humeur avec laquelle on accepte les difficultés et les devoirs de la vie quotidienne.

Que vous êtes grandes sans le savoir, ménagères de France, au cours de ces années si dures pour vous. Qui donc dira un jour les prodiges que vous accomplissez pour offrir deux fois par jour à votre mari, à vos enfants ou à des parents âgés, une table convenablement servie ?

Je commence pour ma part à vous admirer en ce début de 1941, point de départ de votre calvaire.

J’admire surtout votre gaieté, chose que les Boches ne comprendront jamais, eux qui sombrent dans le désespoir aussi facilement. Que de fois m’avez-vous dit les unes et les autres, en me montrant vos grands sacs à provisions vides ou à peu près :

– Regardez, il y a deux heures ou plus que je cours, voilà tout ce que j’ai trouvé. Ah ! Ils veulent nous faire crever de faim, mais ils ne nous auront pas si facilement. C’est nous qui les aurons un jour !

Le voilà le plus pur, le plus grand des courages et peut-être aussi le plus français !

 

LA RUSSIE EST ATTAQUÉE

 

Les changements de ministres à Vichy ne nous intéressent pas, nous savons qu’on ne peut occuper ces postes que par la volonté de l’ennemi et pour le servir. Seuls nous intéressent et ont droit à notre admiration ceux qui le combattent, ouvertement près de de Gaulle, clandestinement sur le sol de France.

Mais nous constatons sans déplaisir que ce gouvernement qui se prétend « fort » a bien plus de faiblesse encore que notre défunte république.

Vers la mi-juin, nous évoquons les heures douloureuses de l’année précédente et mesurons le chemin déjà parcouru depuis cette époque.

Le dimanche 2 juin 1941, le courant électrique est coupé toute la matinée, on nous le rend vers midi. C’est l’heure de Radio-Paris, je l’écoute et j’apprends que l’armée allemande est entrée le matin même et Russie. Je vais annoncer la nouvelle à des voisins. Nous nous réjouissons bruyamment. L’événement était prévu mais nous n’osions point lui fixer de date et nous ne l’espérions pas si proche.

– Oui, mais si la Russie est vaincue ? disent les pessimistes.

– La Russie n’est pas la France. C’est un territoire immense qu’il est impossible d’occuper et dans lequel on peut aussi bien périr de sa victoire, comme la Grande Armée, que de sa défaite. L’armée allemande ne sortira pas plus de Russie que l’armée japonaise ne sortira de Chine. Ces grands espaces absorbent les armées, les usent et les rongent, il n’en revient plus que des débris !

Et je développe avec enthousiasme ce nouveau thème de propagande.

 

CONNAISSEZ-VOUS LE GÉNÉRAL COLLINET ?

 

Au début de juillet, une de mes voisines qui a de gros soucis parce que sa famille est elle-même sont israélites et vient me voir souvent pour que je lui raconte les dernières nouvelles, me montre une petite lettre signée d’un nom inconnu : Général Collinet. Ce général annonce que le groupement qu’il dirige, compte actuellement cent mille Français réunis dans « Le Front Souterrain » et il invite tous les membres à faire du recrutement en attendant l’heure de l’action.

J’interroge de suite :

– Comment avez-vous cela ?

– Oh ! moi, je ne suis pas très renseignée, mais demandez à votre voisin, André Perdriat.

Je suis étonnée et perplexe, André Perdriat est un jeune homme de dix-neuf ans, dont les parents ont pris un commerce voisin du mien, il y a environ deux ans. Je connais les parents mais pas du tout ce jeune homme ; faut-il se méfier ? Faut-il avoir confiance ? En tout cas, il faut lui parler, car c’est peut-être l’occasion d’avoir enfin cette liaison avec un groupement que nous cherchons depuis des mois sans succès.

Le lendemain, je le trouve par hasard chez mes amis Gruot. Je profite d’une minute où nous sommes seuls pour lui dire brusquement :

– Vous connaissez le général Collinet ?

Il a un petit sursaut de surprise. Je lui présente la lettre qui m’a été remise la veille. Il s’étonne de la voir entre mes mains, mais m’avoue sans difficultés que c’est lui qui l’a envoyée. Je lui demande de venir chez moi dans la soirée, par derrière, car ma maison a deux issues, mon magasin, place de la Mairie, et une autre qui, par une allée communes à plusieurs immeubles, mène au cours Tartas.

André Perdriat est exact à mon rendez-vous. J’observe avec attention ce grand garçon qui mesure plus de 1 m. 90. J’aime de suite la droiture de son regard, la clarté franche de son langage. Je devine en lui, malgré sa jeunesse, une volonté d’homme, je sens qu’il saura se taire et je lui fais très vite, confiance absolue. Ce n’est point pour moi du reste que je réfléchis et hésite, mais pour ceux de mes amis que je vais engager dans cette aventure. La Résistance n’est pas généralement un jeu individuel. Il faut s’oublier soi-même, mais toujours penser aux autres.

André me raconte avec simplicité qu’il y a environ un mois, en jouant aux boules au Casino Mauresque, il a fait la connaissance d’un Parisien qui se trouvait de passage à Arcachon.

Après quelques jours de conversations amicales sur les événements et la situation de la France, il lui a révélé qu’il travaillait pour un groupement de Résistance et l’a chargé de former un groupe dans notre ville.

André a naturellement accepté, mais la difficulté pour lui est d’être nouveau venu à Arcachon et d’y connaître très peu de monde. Il m’explique comment doit être constitué le Front Souterrain, par des sections de dix membres qui ne doivent connaître que le chef qui est le premier de la dizaine et doit recruter les neuf autres. Il est très inutile que ces dix hommes se connaissent entre eux. Au-dessus de ces groupements, on peut former un bureau ou Comité directeur qui ne connaîtra et ne sera connu que des chefs de sections.

Il me communique également un texte de serment qui doit être prêté pour appartenir au groupement :

« Je jure sur mon honneur et sur ma vie, de respecter le secret de mon organisation et d’obéir à mes chefs. »

Puisqu’il possède la liaison avec Paris, André Perdriat sera le chef du Front Souterrain Arcachonnais, et je lui fais tout de suite le serment qu’exigent les statuts. Cette organisation me plaît tout à fait, car je n’admets pas, dans l’époque où nous sommes les fiches ou les listes. Pas un mot, pas un nom surtout, ne doivent être écrits. Ainsi nous aurons pour tous un maximum de sécurité.

Quelques jours plus tard, nous sommes réunis chez moi. Robert Duchez, Jean Brunet, hors du séminaire pour la durée des vacances, André et moi, nous formons à nous quatre, le Comité directeur auquel ma maison servira de siège et nous décidons d’entrer de suite en campagne pour recruter des adhérents.

Nous sommes, sur quatre, trois militants politiques qui se sont pas mal remués dans cette jolie ville si paisible. C’est comme cela d’ailleurs que nous nous sommes connus, Robert et moi, dans les milieux de gauche, et Jean Brunet était notre adversaire et contradicteur régulier au nom des partis de droite et même d’extrême droite. Comme elles nous paraissent petites, aujourd’hui, ces querelles d’antan !

Cependant, au seuil de cette action à entreprendre, j’ai une grande inquiétude et je l’exprime à Jean Brunet.

– Je ne sais pas, mon cher Brunet, comment les choses se passaient dans votre secteur, c’est-à-dire à droite, avant la guerre ; mais ce que je sais bien, c’est que très souvent, à gauche, lorsque je demandais à un homme qui avait toutes mes opinions, d’adhérer à la Ligue des Droits de l’Homme par exemple, ce qui est moins important et engage moins qu’un parti politique, il me répondait généralement qu’il ne pouvait pas, parce qu’il était commerçant ou fonctionnaire municipal ou autre chose. Et j’ai eu bien souvent l’impression que les Arcachonnais qui votent à gauche avaient plutôt peur de se compromettre.

– Mais à droite, c’était la même chose, répond Jean Brunet, et pour la même raison, le recrutement était extrêmement difficile.

– Alors que vont-ils dire aujourd’hui, nos Arcachonnais, quand nous allons leur proposer de se faire casser la gueule !

– C’est justement ce que je me demande, dit Jean Brunet, d’un air perplexe en se caressant le menton.

Robert cependant ne prend pas nos inquiétudes au tragique et nous nous quittons après avoir décidé de prospecter nos anciens camarades politiques de droite et de gauche, car aujourd’hui, il ne s’agit pas de doctrines, ni de régime intérieur, mais simplement de libérer la France.

Les résultats vont nous étonner, deux mois après, au milieu de septembre, nous comptons une quinzaine de sections. Elles ne sont pas toutes complètes, mais nous estimons le chiffre atteint très intéressant, car il n’est pas possible de parler à tout le monde, ce travail veut bien des observations et travaux d’approche, il faut être d’abord sûr de son interlocuteur et c’est par conséquent long et difficile, sauf pour ceux qui ont des amis dont ils connaissent les sentiments. Le plus rapide de tous a été André Lesclaux, ingénieur des P.T.T. Je lui expose un samedi soir la création du Front Souterrain et lui en explique le mécanisme.

Frémissant de plaisir, il me dit :

– Entendu, c’est embêtant que ce soit dimanche matin, car je ne verrai personne, mais lundi soir, ma section sera formée.

Et elle le fut, en effet.

 

JAMAIS LA FRANCE N’A ÉTÉ AUSSI GRANDE

 

Je vois venir chez moi, au cours de cet été, des jeunes hommes que je ne connais pas, qui viennent, simples, sans discours ni forfanterie, offrir leur vie à la France.

Un d’eaux, François Soulatge, qui jouera par la suite un rôle important dans les parachutages et transports d’armes, vient avec sa femme, Marguerite Soulatge. Ils sont unis par la même volonté d’action, le même esprit de sacrifice et c’est magnifique.

Ces heures effacent la laideur de la collaboration, font oublier la bassesse des délations. En dépit de ce qui se passe dans les milieux politiques, de la servilité des laquais de la radio et de la presse, jamais, dans ses plus belles heures de gloire, la France n’a été aussi grande que dans ces années de malheur, où tant et tant de ses fils ont tout sacrifié et tout risqué, pour la sauver.

Je forme, moi aussi, une section de femmes, pour faire de la propagande partout où elles le pourront, dans les queues, dans les trains, chez leurs amis, etc. Je leur conseille la prudence qui me réussit depuis un an. Il ne faut jamais dire « les Boches sont des salauds ! » dans un milieu que l’on ne connaît pas. Ces affirmations catégoriques peuvent bien faire plaisir à celui qui les prononce, mais n’apprennent rien à personne et font courir des risques inutiles. Il faut, en discutant très posément, très doucement, dire que les Allemands ne peuvent pas gagner la guerre et que par conséquent ils doivent la perdre. Que la collaboration est une charmante duperie, car elle se fait au profit d’un seul, etc.

Et puis pour celles qui en ont l’occasion, il faut essayer de démoraliser les soldats allemands en leur racontant qu’ils ne vaincront jamais l’Angleterre. La preuve est facile à faire dans notre ville où l’été dernier, ils se préparaient à y débarquer et où, cette année, ils mettent partout des barbelés et des chevaux de frises. Craindre un débarquement à Arcachon est plutôt ridicule, mais cela nous amuse beaucoup. Et puis les positions défensives, nous savons ce que cela vaut et n’oublions pas ce que nous a coûté la ligne Maginot. Et ce n’est point ce qu’elle nous a coûté en milliards de francs, que je regrette le plus.

Dès le mois de juillet, nous apprenons qu’il existe déjà un groupe de résistance à Arcachon. Il faut arriver à en connaître le chef, on s’informe et on cherche. Pour suppléer André Perdriat, un peu jeune, nous avons fait appel, pour diriger notre groupe, à M. Louis Clion, qui fait depuis plus d’un an, une propagande ouverte et déchaînée, qui nous fait penser que les murs d’Arcachon n’ont pas beaucoup d’oreilles ennemies.

Louis Clion découvre le chef de l’autre groupe et pred contact avec lui. Nous avions pensé fusionner, car de toute évidence, deux organisations sont inutiles dans une petite ville, mais les renseignements que nous avons de suite rafraîchissent notre enthousiasme. Il s’agit de M. Marty, qui s’est occupé avant la guerre de questions sociales et syndicales, il dirige pour Arcachon un service de renseignements qui marche avec le 2e Bureau de Toulouse.

Ce service est placé sous le signe du Maréchal et fonctionne régionalement sous la direction d’un père jésuite, officier de réserve, le R.P. Dieuzaide.

Or nous sommes gaullistes, détestons le Maréchal et nous méfions fort du 2e Bureau. Rien à faire dans ces conditions pour fusionner. Nous décidons cependant de rester en contact avec M. Marty, puisque notre but commun est de combattre l’ennemi. Nous découvrons vite que les hommes qui travaillent avec lui sont gaullistes comme nous et, sans que nous le leur demandions, ils viennent se joindre à nous. Je fais ainsi la connaissance de Raymond Gauvin qui prend pour nom de guerre Luc Gara. Officier pendant la guerre au 2e bureau, service du contre-espionnage, il a commencé à travailler à peine démobilisé avec M. Marty.

Il me raconte la petite histoire suivante :

« Dernièrement, un officier de Toulouse, avec de faux papiers naturellement, est venu à Arcachon chez M. Marty. Ce dernier convoque Luc Gara, qui se précipite pour voir ce commandant, celui-ci après avoir donné les directives qu’il venait porter, parle abondamment du maréchal et lui adresse des compliments dithyrambiques, interloqué Gara lui demande :

– Pardon mon commandant, je voudrais vous poser une question : que pensez-vous du général de Gaulle ?

– De Gaulle ? Mais c’est un traître, répond cet officier français. »

Si de Gaulle est un traître pour s’être placé aux côtés de l’Angleterre afin de continuer à combattre l’Allemagne, pour qui donc travaillent alors ces officiers du 2e bureau ? Pour leur documentation personnelle ? Ces points pour nous sont obscurs et nous éloignent de M. Marty.

Le Front Souterrain ne nous donne plus signe de vie. Il y a eu des arrestations et des fuites. Notre liaison est perdue et nous sommes de nouveau isolés. Robert, pendant les vacances, passe clandestinement la ligne de démarcation et prend contact avec un colonel de réserve qui s’occupe de résistance.

Ce colonel promet de lui envoyer quelqu’un qui viendra à Arcachon. Nous attendons ce messager qui n’arrivera jamais, nous saurons plus tard qu’il a été arrêté et fusillé au passage de la fameuse ligne.

 

LES AMIS DU MARÉCHAL

 

Presque simultanément avec notre Front Souterrain, un groupement très officiel s’est constitué : « Les Amis du maréchal ». Nous savons très vite que tous les collaborateurs y sont, mais nous nous demandons ce qu’ils vont y faire.

Pour obtenir quelques renseignements, nous y dépêchons deux résistants qui ne sont pas d’Arcachon et que personne ne peut soupçonner. Nous apprenons ainsi que ces messieurs s’occupent de nous, comme nous nous intéressons à eux, c’est de juste réciprocité. Mais ils ne savent pas qu’il y a un groupe clandestin créé et c’est le principal. Ils recherchent simplement les personnalités gaullistes et anglophiles et dressent une liste. J’apprends sans aucune émotion que je suis dans les premiers noms qu’ils ont inscrits et que pour moi, ils n’ont pas eu une minute d’hésitation, tandis que pour certains, ils manquent de preuves et les classent comme « douteux ».

Feront-ils de la délation à la police ? Nous n’en saurons rien et n’en pourrons rien dire, mais au mois d’octobre, un inspecteur de police sera chargé de faire une enquête sur moi et surveillera ma maison pendant quinze jours.

Prévenue de suite par André Perdriat, je fais savoir qu’il ne faut plus venir chez moi par la place de la Mairie, côté surveillé, mais par le cours Tartas.

Je commence à apprécier mes deux entrées qui me seront très précieuses pendant ces années agitées. Pour Robert qui vient chez moi depuis près de dix mois presque quotidiennement, il ne change pas ses habitudes, la clientèle de mon magasin ne se doute de rien et me croix fidèle. L’enquête n’a d’ailleurs rien révélé de suspect car je ne suis pas inquiétée.

Un de nos deux camarades interroge le docteur X., prudent pour lui demander quels sont les buts que se proposent d’atteindre « les Amis du Maréchal ». Le docteur lui explique que la France est entièrement à refaire, ce qui est également notre avis, qu’il faut compter très longtemps avant d’arriver à des résultats intéressants car environ vingt ans seront nécessaires pour former la jeunesse. Car il n’y a rien à faire avec les Français d’aujourd’hui, trop imbus d’idées démocratiques.

Et voilà le programme de ces fascistes à la manque, car les vrais, en Italie, en Allemagne, en Espagne, se sont battus pour leurs idées, tandis que ces imbéciles, ces incapables et ces lâches escomptent vingt ou vingt-cinq ans d’occupation ennemie qui leur permette de former la jeunesse selon leurs monstrueuses doctrines.

 

LA PROPAGANDE

 

Mon amie, Mélanie Dignan, m’arrive un jour, toute contente. Dans un journal allemand, elle a trouvé une photo du général de Gaulle et vient me la montrer. Elle pense que l’on pourrait peut-être en faire tirer une centaine que l’on pourrait vendre.

C’est une excellente idée, mais il faut trouver le photographe qui accepte ce genre de travail. Elle va en voir un et récolte un refus catégorique.

Robert s’intéresse à l’affaire et va trouver M. et Mme Gérard, photographes boulevard de la Plage, qui, avec grand plaisir se chargent de nous tirer une centaine de photos de deux modèles. Elles s’enlèvent en quelques jours avec le minimum de publicité. Quelques temps après, nous en faisons refaire trois cents qui partiront aussi rapidement.

Nous faisons toujours circuler des livres intéressants, entre autres deux Churchill, des Bainville et deux de gaulle, dont : « Vers une armée de métier ». Ce livre s’arrache et passe de mains en mains. Je vais l’offrir à domicile à des hommes dont nous connaissons les opinions et que nous estimons susceptibles de nous aider, en leur demandant de se joindre au Front Souterrain.

Certains se méfient, d’autres se dérobent, d’autres enfin acceptent avec enthousiasme le livre et adhèrent à la Résistance.

– Vous faites un métier bien dangereux, me dit M. Léon Cigarroa, directeur d’une grande banque, qui ne me connaît pas et se méfie.

– Dangereux ? Pas du tout. Je ne fais pas comme les sœurs quêteuses, je ne tire pas toutes les sonnettes. Je me suis renseignée sur vos opinions avant de venir vous voir et je sais que je ne risque rien.

J’ai dit au début que presque toute la population d’Arcachon était devenue gaulliste à l’arrivée des Allemands, mais avoir de bons sentiments et accepter de courir des risques assez sérieux sont deux choses très différentes. Et si la première condition est nécessaire, elle n’est pas du tout suffisante pour faire un résistant.

Notre propagande d’ailleurs n’insiste jamais, se garde de toute pression, fait très volontiers ressortir les dangers présents et futurs que nous acceptons volontairement, délibérément. La pire des catastrophes pour nos groupes clandestins est d’y introduire des hommes qui se croient courageux et le sont d’une certaine manière, qui ont souvent beaucoup de bonne volonté, mais n’ont point le caractère assez trempé pour résister aux interrogatoires et livreront bien souvent tous leurs camarades.

Nous recommandons aussi d’éliminer les bavards et ceux qui ont trop de goût pour la boisson.

 

LA PRÉDICTION DU GÉNÉRAL SE RÉALISE

 

Jean Brunet, après avoir bien travaillé à Arcachon, rentre au séminaire, Robert a repris sa classe, un deuxième hiver d’occupation commence. Les Allemands sont moins nombreux que l’année dernière, la campagne de Russie en absorbe beaucoup, c’est pour eux une hantise et une terreur, car à les voir individuellement, ils n’ont pas du tout des âmes de héros.

Le 7 décembre, agression japonaise de Pearl-Harbour, l’Amérique déclare la guerre au Japon, à l’Allemagne et à l’Italie. Après un an et demi, la prédiction du général de Gaulle est réalisée, la guerre est devenue mondiale. Nouvelle raison pour nous d’être sûrs de la victoire et d’essayer dans notre toute petite sphère de travailler à l’obtenir ou tout au moins d’essayer de la mériter, de gagner les heures bénies de la libération.

Mais le Front Souterrain nous a abandonnés, nous cherchons en vain à nous rattacher à autre chose et Robert, à mes côtés, caresse le rêve de partir en Angleterre. L’inaction dans laquelle nous vivons est très pénible. Il voudrait se battre et je le comprends, mais je lui rappelle que la patience aussi est parfois une forme de courage.

Au début de 1942, je remarque M. Edouard de Luze. J’ai plusieurs fois entendu parler de lui par mon ami Sully Mélendès, commerçant condamné au chômage parce que Juif. Et à plusieurs reprises, je vois M. Edouard de Luze descendre debicyclette et causer avec lui. Ce petit geste équivaut à une profession de foi et me rend de suite sympathique ce grand bourgeois bordelais en résidence au Moulleau, qui, de très haute taille, circule, quand il n’est pas à bicyclette, dans une petite charrette anglaise traînée par un tout petit cheval.

Je demande un jour de février, à Sully Mélendès de m’amener, par le cours Tartas, M. de Luze, en lui disant que j’ai à lui parler.

Deux ou trois jours plus tard, celui qui va devenir le chef de la Résistance, non pas seulement d’Arcachon, mais de ce que l’on appellera le »Secteur du Bassin d’Arcachon », se trouve chez moi. Je lui parle de notre groupement qui compte à ce moment-là plus de cent cinquante membres, de notre désir de nous rattacher à une organisation nationale ou régionale, et je lui propose de se joindre à nous. Il me demande si j’ai entendu parler d’une organisation dirigée par un ecclésiastique. Je réponds affirmativement et je lui cite le nom du Père Dieuzaide, et je lui explique les raisons pour lesquelles nous ne pouvons nous rattacher à lui.

Édouard de Luze m’a écoutée très sérieusement ; il semble réfléchir, puis il part en me disant que ce que je viens de lui dire l’intéresse, qu’il va voir ce qu’il peut faire et me tiendra au courant.

Je raconte cette conversation à Robert et à d’autres amis, ils ne le connaissent pas, je donne son signalement et ils l’identifieront de suite soit par son cheval, soit par sa tenue originale mi-civile mi-militaire. Quelques temps après, Robert m’apprends que, capitaine de réserve, M. de Luze était en 1940 commandant de la place d’Arcachon ; il est donc tout désigné pour reprendre ce poste au moment du départ des Allemands.

Lucien Pinneberg, imprimeur, qui est chef de groupe et s’occupe aussi d’un réseau de renseignements, prend contact avec lui, et une petite réunion se tient dans son imprimerie. S’y trouvent en plus de lui-même et de M. Edourad de Luze, Robert Duchez, Luc Gara et Jahan, ces deux derniers ayant cessé de travailler avec M. Marty et le 2e bureau. Dès ce moment, M. de Luze prend en main la direction de notre groupement et Lucien Pinneberg lui donne le surnom de : « Patron » que nous adoptons tous.

 

RÉUNION PUBLIQUE

 

Vers le mois d’août, les « Amis du maréchal » organisent une réunion publique dans la salle du théâtre municipal Olympia. Une conférence doit être faire par un orateur connu sur le sujet : « Les Anglais et nous ». Nous cherchons une farce à faire, Robert nous conseille de vaporiser de la poudre sternutatoire. André Perdriat, après quelques courses, finit par en découvrir une petite poire. Nous nous rendons tous les deux à la réunion, mais pas ensemble, je monte aux premières galeries et trouve plaisant l’aspect des fauteuils. Il n’y a que crânes dénudés et cheveux blancs. C’est une curieuse assemblée de vieillards tout frétissants et satisfaits, revigorés sans doute à la pensée qu’un moins de quatre-vingt-dix ans est au pouvoir.

Le docteur J…, président des « Amis du Maréchal », se distingue par un discours d’une violence ridicule à l’égard des Anglais. A l’entendre, nous n’avons depuis deux siècles rien dit, rien fait, rien inventé, c’est l’Angleterre qui nous a entièrement dirigés.

La Révolution Française, et toutes celles qui l’ont suivie ont été inspirées par la Grande-Bretagne ; le Romantisme est, paraît-il, d’importation britannique et toute notre littérature subit les consignes venues d’outre-Manche.

C’est évidemment du plus haut comique, car nous n’imaginions point que la fameuse bataille d’Hernani avait pu être menée par l’Intelligence Service. Nous raconter que nous avons été opprimés par la Grande-Bretagne, à l’heure où s’appuie sur nous, de tout son poids, la botte germanique, est vraiment abusif, et partir en guerre verbale contre l’Anglais qu’in ne peut atteindre, quand l’Allemand se promène dans nos rues, n’est pas autre chose que le fait d’un lâche qui se déguise en matamore.

Quelques jeunes gens, brassards tricolores au bras, surveillent la salle, prêts à sauter sur le premier auditeur qui se permettrait de désapprouver ouvertement les orateurs. Ce n’est certes pas mon intention, je sais que l’heure sonnera où je pourrai faire, si bon me semble, le compte-rendu de cette réunion.

Pendant le discours principal de l’orateur annoncé, qui est, celui-là, plus intelligent et plus nuancé, je me préoccupe de ma poudre sternutatoire. Les mains sous une écharpe posée sur la balustrade de la galerie, je vaporise ma poudre sur les crânes chauves qui sont au rez-de-chaussée. Aucun résultat, je continue avec persévérance, toujours rien. Prise de méfiance, j’en envoie sur ma main gauche et la porte à mon nez avec précaution. Hélas ! La poudre est éventée ! C’est dommage !

 

O.C.M.

 

Etant à Bordeaux pour la journée, M. de Luze passe sur le cours de l’Intendance et rencontre par hasard qui, dans la clandestinité, s’appelle Lucien Poirier et qui dirige un secteur de l’O.C.M. Il accepte avec empressement d’y accueillir Arcachon.

Nous voilà donc rattachés régionalement et nationalement à l’Organisation Civile et Militaire. Ce fait donne de suite une impulsion nouvelle à notre groupement qui va prendre de l’extension et sera organisé militairement.

Tout n’ira point sans difficultés, car le chef régional de l’O.C.M. M. Bernard qui n’est autre que Grandclément, de triste mémoire, est en très mauvais termes avec Poirier qui s’intéresse aussi au groupe d’Arcachon. Une petite rivalité se joue entre les deux hommes, si l’un veut savoir, l’autre ne veut pas renseigner. Il est certain que Poirier à raison de se méfier, mais les événements joueront contre lui.

Au séminaire, Jean Brunet entend parler de Grandclément et arrive à le voir. Il est maintenant en soutane et s’appelle Monsieur l’Abbé. Grandclément lui produit une bonne impression et il le met au courant de la situation arcachonnaise.

Après être restés si longtemps isolés, nous arrivons à plusieurs contacts qui nous mènent d’ailleurs à la même organisation.

Le 8 novembre 1942 le débarquement en Afrique nous cause à la fois une joie et une déception. Car c’est en France que nous l’attendions et cela nous oblige à reculer la date de notre libération. Les événements militaires et politiques se succèdent, la guerre est entrée dans une phase active qui retient et absorbe notre attention.

Au poste clandestin de « La France Catholique », un prêtre parle tous les soirs. Son allocution précédée de « Veni Creator » et suivie de « Salve Regina » est tantôt prière, tantôt sermon, tantôt causerie. Parlant à la jeunesse de France, il dit un soir : « Nous vivons dans le malheur les plus passionnantes qu’il soit donné à des hommes de vivre. »

Comme c’est vrai ! Ces quelques mots se gravent dans ma mémoire et je les répèterai bien souvent. Nous pourrons peut-être nous user et vieillir plus vite, qu’importe ; nous avons dans les difficultés et les dangers, l’occasion que ne procure jamais la vie normale dans sa monotonie sans surprise, de prendre notre propre mesure et celle des autres. Je plais profondément ceux qui ne pensent qu’à leur ravitaillement, ne peuvent pas s’habituer à se passer du confort, ni renoncer à leur bien-être, font entendre de perpétuelles lamentations et regardent passer les événements prodigieux que nous vivons, avec la placidité qu’ont les vaches pour regarder passer les trains.

Depuis deux ans et demi, Radio-Paris nous traite d’imbéciles ou de fous. Mais nous avons la certitude d’être beaucoup plus intelligents qu’eux en ayant répondu à l’appel de l’honneur, au lieu de nous prostituer comme eux aux avantages matériels procurés par l’ennemi. Nous préférons la grandeur morale, la satisfaction du devoir accompli, choses qui donnent un sens et une valeur immense à une vie d’homme, tandis que l’argent et ce qu’il procure ne fait qu’abaisser et dégrader l’âme humaine.

 

UNE LETTRE DE TOULOUSE

 

Au cours de cet hiver 42-43, en novembre, je reçois un jour une lettre de Toulouse, d’une de mes proches voisines qui a quitté Arcachon depuis bien des mois déjà, pour la durée de l’occupation. Son mari, Charles Viot, étant trop mal disposé à l’égard des Boches et risquant d’avoir un jour un geste violent qui aurait pu lui coûter trop cher, sa femme l’a décidé à partir en zone non occupée et à changer de métier. Je lis cette lettre et la retourne dans tous les sens sans oublier de la regarder en transparence. Car il n’y a que des phrases banales sur ma santé et le plaisir qu’elle aura à me voir si je vais à Toulouse qui ne justifient pas l’envoi d’une lettre. Il y a donc autre chose et une signification cachée.

Cette lettre est écrite sur du papier à en-tête qui porte la raison sociale de leur commerce d’Arcachon. Je ne trouve donc pas étonnant qu’un large coup de ciseaux à gauche ait supprimé cette adresse qui, envoyée de Toulouse, n’a plus de raison d’être.

Robert va faire, dans l’Ariège, un voyage rapide en passant par Toulouse. Je lui montre la lettre et l’envoie aux renseignements.

Nous avons depuis longtemps déjà l’habitude des correspondances qui veulent dire autre chose que ce qu’elles disent en réalité. Aucun contrôle, aucune surveillance et aucune menace n’empêcheront jamais les Français de dire ce qu’ils pensent.

Même sans avoir été convenues à l’avance, des « clefs » sont imaginées par l’un et de suite comprises par l’autre.

Lorsque Robert en voyage cherche des contacts avec des résistants, il m’écrit sur des cartes postales qu’il a vues ou va voir un philatéliste qui a une collection intéressante ou dont la collection est sans intérêt.

Avec un ami israélite qui se cache à Montauban, nous commentons les événements militaires en parlant de mon oncle (l’oncle Sam), mes neveux (les Anglais) et nos amis (les Russes). Ainsi nous pouvons tout dire et je lui écris au début de décembre « que je suis heureux que mon oncle ait enfin consenti à s’associer avec mes neveux, car ses capitaux vont donner à l’affaire désormais commune une grande extension, etc. »

Mais la lettre de Mme Charles Viot ne contient rien qui puisse me donner une indication et j’attends patiemment le retour de Robert qui me dit en riant :

« Vous n’avez par remarqué qu’il manque un coin à cette lettre, or quelqu’un viendra vous voir avec le triangle qui manque et vous prouvera ainsi qu’il vient bien de la part de Viot et vous pourrez avoir confiance absolue en lui. »

Deux ou trois jours après, un homme de 35 à 38 ans se présente à moi avec le morceau de papier dans les doigts. Je lui tend la main en riant et le fais entre. Nous causons.

Agent d’un réseau de renseignements qui travaille directement avec l’Angleterre, il est chargé de prospecter Arcachon dont il ne s’occupait pas jusqu’à ce jour, et n’y connaissait personne. Il vient me demander si je peux lui indiquer quelqu’un susceptible de le renseigner sur les mouvements des troupes allemandes et leurs travaux dans la région.

 

GOUTARD S’EMPARE DU PLAN DE CAZAUX

 

Je pense qu très peu de jours auparavant, j’ai causé un soir avec mon ami Edgar Goutard, qui, chef d’un groupe de résistants, travaille à Cazaux et qui m’a raconté qu’il avait pu mettre la main sur un plan du camp et l’avait copié dans la nuit afin de le rapporter le lendemain matin. Il m’avait dit d’un air paisible quand je lui avais fait remarquer que c’était dangereux :

– Bien sûr, mais çà pourra peut-être servit.

Je demande de suite à Victorin, c’est don nom de guerre, si un plan de Cazaux l’intéresse. Il acquiesce avec empressement et me dit qu’il n’osait pas me parler de Cazaux croyant que nous n’avions pas de renseignements sur le camp.

Je lui dis alors :

– Je crois que je vais trouver très facilement ce qu’il vous faut :

1° mon ami Edgar Goutard pour les plans et en ce qui concerne Cazaux ;

2° Mon ami Luc Gara pour les mouvements de troupes et tout ce qui concerne Arcachon. Je vais les prévenir tous les deux et si vous voulez revenir dans quelques jours, vous pourrez les trouver ici et leur expliquer vous-même ce que vous désirez.

Très content, Victorin me fixe un jour prochain. Je lui montre mon entrée privée plus discrète et l’engage à l’utiliser à l’avenir. Il vient de Bordeaux à bicyclette en deux heures (soixante kilomètres), deux heures et quart par vent contraire. C’est un sportif de classe ; j’apprends bientôt qu’il a été pendant plusieurs années, un de nos champions de boxe. J’aime son calme toujours souriant et sa force tranquille. Je ne pose aucune question inutile, moins on en sait, mieux cela vaut ; je ne saurai qu’en mai 1945, en revenant d’Allemagne, le nom du réseau, « Réseau Jove », nom du colonel qui l’a créé et dirigé.

Mes deux amis acceptent avec enthousiasme de fournir tous les renseignements qu’ils pourront se procurer et désormais, toutes les semaines, généralement le vendredi, Victorin viendra chercher les plans et les renseignements divers qui lui seront toujours régulièrement fournis par Gara ; un troisième agent, Jahan, se joindra aux deux autres et donnera aussi des plans intéressants.

 

ORGANISATION DU GROUPE

 

Robert Duchez a renoncé à rejoindre de Gaulle, ayant reçu l’ordre de travailler sur place.

Dès le début de 1943, il se multiplie et travaille avec une activité et une ardeur qui ne se ralentiront pas jusqu’à la victoire.

Un Comité directeur se forme avec quatre officiers de réserve qui sont : Edouard de Luze, Robert Duchez, Raymond Gauvin ou Luc Gara, et Lucien de Gracia.

Ils organisent de suite un groupement selon les principes militaires et dans peu de mois le secteur du bassin d’Arcachon aura un bataillon recruté et encadré, mais pas encore armé.

Le rôle de recrutement hors d’Arcachon est assez difficile à un moment où les moyens de communication manquent et où il faut se contenter de la bicyclette. C’est ainsi que Robert parcourt le secteur et obtient naturellement des résultats divers. Notre proche voisine, La Teste, reste bien longtemps amorphe ; Gujan-mestras sous l’impulsion de Henri Sahunet, forme rapidement un groupe ; Facture constitue de suite une bonne équipe qui participera aux parachutages, dans plusieurs localités, allant de Salles à Andernos, des bonnes volontés se lèvent.

 

L’HIRONDELLE

 

À plusieurs reprises, dans cette période, le commandant de Luze me fait porter des lettres à Bordeaux, à Lucien Poirier (Paillère) ou à d’autres. Il m’appelle son hirondelle : ce nom me restera et je le prendrai dans le réseau Jove.

Luc Gara qui vient souvent me voir le matin, et se rencontre ainsi assez fréquemment avec le « patron », Robert aussi certains jours. Victorin nous communique un jour une série de petites lettres de menaces qu’il adresse aux principaux collaborateurs d’Arcachon. Ces lettres sont très bien faites et nous amusent. A cette époque, de tout petits cercueils sont également envoyés par la poste aux mêmes personnes, mais je ne saurai pas par qui.

Peu de jours après, je reçois vers midi une convocation pour me rendre à 14 heures au commissariat de police. C’était alors à deux minutes de chez moi, je m’y rends sans aucune inquiétude. Je trouve deux messieurs que je ne connais pas, je vais vite savoir qu’ils viennent de Bordeaux et appartiennent à la section politique de la police.

Après interrogatoire d’identité, l’inspecteur s’intéresse à tout ce que j’ai fait dans ma vie et me demande ce que je faisais avant d’être commerçante à Arcachon.

– J’étais employée de banque.

– Quelle banque ?

– La Lloyds and National Provincial Bank, à Bordeaux et avant à Paris.

– Ah ! Vous étiez dans une banque anglaise ?

– Oui Monsieur, et c’est pour cela que je suis anglophile.

– Vous êtes anglophile ?

Il me regarde impassible.

– J’ai été très bien traitée par les Anglais, je leur en suis reconnaissante.

Les questions se suivent à une cadence accélérée. Je me demande qu’el peut bien être l’objet de cet interrogatoire. Je ne cherche pas longtemps.

– Avez-vous entendu parler de lettres de menaces envoyées à des personnalités arcachonnaises ?

– Oui, Monsieur.

– Par des clientes dans mon magasin.

C’était d’ailleurs exact. L’envoi des lettres avait été connu et bien des personnes s’en sont amusées.

– Leurs noms ?

– Je l’ignore, Monsieur. Je connais mes clientes sans savoir leurs noms. Mais ce que je peux vous certifier, c’est que ce n’est pas moi qui les ai envoyées.

– Naturellement, car de toutes façons, vous ne pouvez pas faire une autre réponse.

 

ON PARLE DU « JOURNAL D’ARCACHON »

 

Il m’interroge toujours rapidement sur mes opinions politiques et bien d’autres choses. Puis il me parle du « Journal d’Arcachon » qui a cessé de paraître à la déclaration de guerre et dont je me suis beaucoup occupée. Il parait que les lettres de menace sont écrites dans le même style que « Le Journal d’Arcachon ».

Je lui fais observer qu’un journal n’a point de style propre étant rédigé par plusieurs rédacteurs et que cette allégation est simplement ridicule.

Enfin, les lettres étant tapées à la machine à écrire, il me demande si j’en possède une. Réponse négative. Il manifeste le désir de venir s’en rendre compte à mon domicile. J’accepte avec empressement et après m’avoir fait signer ma déposition ; ils m’accompagnent chez moi tous les deux !

Ils se promènent dans mon appartement, trouvent dans ma salle à manger le portrait de de Gaulle, dans ma chambre celui de Churchill et s’amusent à leur donner d’autres noms. Je ne sais plus pour qui ils prennent de Gaulle, mais je me souviens qu’ils baptisent Churchill : Louis-Philippe, ce qui dénote vraiment de leur part une immense bonne volonté.

Je leur offre de la liqueur et je lève mon verre « À la libération de la France ». Ils rient de bon cœur et nous nous quittons bons amis.

Ils vont faire subir à Robert Duchez le même interrogatoire, car il était, avant la guerre, le rédacteur en chef du « Journal d’Arcachon », et il est en somme normal qu’on nous ait associés dans cette dénonciation.

À plusieurs reprises, au cours de ces trois années, nous avions eu le désir de faire un petit journal clandestin local simplement dactylographié, mais toutes les fois, j’avais douché les enthousiasmes y compris le mien en disant : « Robert et moi serons arrêté le lendemain. »

Nous nous étions alors contentés de faire circuler des textes sur le maréchal Pétain qui couraient la France entière.

Aussi lorsque Robert vient, le soir, me raconter son aventure, car la police faisant son métier avec conscience, tout au moins en apparence, est allée perquisitionner chez lui pour y chercher la machine à écrire de Gara qui ne s’y trouvait naturellement pas. Je peux lui dire que ma prudence était justifiée, puisqu’on nous accuse de suite d’être les auteurs des premiers écrits rédigés à Arcachon.

 

TECHNIQUE DE L’INTERROGATOIRE

 

Mais cette petite histoire a eu pour moi un immense avantage et j’ai voué une très grande reconnaissance à cet inspecteur de la police bordelaise dont j’ignore le nom.

Comme presque tout le monde, en temps normal, je n’ai jamais eu affaire à un juge d’instruction et j’ignorais absolument tout des méthodes et des procédés qu’employaient ces gens-là pour faire parler malgré eux les gens qui veulent se taire.

C’est ce que vient de m’apprendre, dans moins de deux heures cet ami inconnu.

Ce rôle ne me tente pas.

C’est un homme intelligent, à l’élocution facile et même très rapide, net, précis et logique dans ses questions. Il doit être meilleur que bien des juges d’instruction et justement parce qu’il fait très bien son métier, je peux en comprendre le mécanisme. Je réfléchis très longuement ce soi-là et les jours suivants. Cette histoire de lettres est une charmante plaisanterie qui ne faisait courir de grands risques à personne, mais un jour peut-être proche, des chefs d’accusation autrement graves peuvent m’être imputés. Je peux subir des interrogatoires sérieux où j’aurai à défendre non pas seulement ma vie, mais celle des autres. Je comprends qu’il faut être exceptionnellement habile, pour inventer des histoires, mentir continuellement, sans se couper et se démentir soi-même quand on est assailli de questions, quand on vous promène d’un sujet à un autre, quand on semble oublier l’objet principal de l’entretien et que tout à coup, on vous y ramène brusquement.

On devient, si on n’y prend pas garde, une simple souris dans les pattes d’un chat.

Le plus simple et je viens de l’expérimenter sans dommage est d’être sincère. Evidemment pas jusqu’au bout, mais se placer sur le terrain solide de la vérité, et voir de là ce que l’on peut dire et ce que l’on doit taire.

Mais surtout et à aucun prix ne s’empêtrer dans d’inutiles et dérisoires petits mensonges.

Car la position de la Résistance devient critique en ce printemps 1943.

La radio de Londres nous parle abondamment des tortures infligées par la Gestapo pour faire parler ceux qui tombent entre ses mains. Ces choses nous son confirmées constamment par des conversations.

On parle d’ongles arrachés, d’os brisés dans des étaux, de tous les procédés les plus monstrueux de l’inquisition.

Mourir n’est rien, risquer sa vie n’est pas seulement un devoir dans les circonstances où nous sommes, c’est chose relativement facile pour ceux qui comme moi n’ont personne qui souffrira de leur départ.

Mais affronter de pareils traitements, marcher vers de pareils supplices, c’est sans contredit possible, bien pire que de jouer simplement sa vie.

Les Boches le savent bien et c’est pour terroriser les nations qu’ils occupent, qu’ils emploient ces procédés monstrueux, afin d’y supprimer tout esprit de résistance.

En Allemagne où ils ont inauguré le régime de la terreur, cela leur a parfaitement réussi, et ce fait n’est pas à l’honneur du peuple allemand.

Mais en France, c’est l’inverse qui se produit. L’indignation et la colère soulèveront tous ceux, hommes et femmes, qui portent en eux une aspiration vers la justice, le goût de la liberté et une âme virile. Le devoir de venger les martyrs s’imposera et en fera surgir de nouveau.

Le cerveau obtus des SS ne comprendra rien à cet extraordinaire phénomène.

Maintenant il est normal que tout le monde, je veux dire tous ceux dont le cœur était avec nous, n’ait pas participé à cette lutte. Beaucoup sollicités pour appartenir à un groupe ont refusé en promettant leur concours absolu pour la lutte au grand jour, à l’heure de la libération. Il n’y a ni à les critiquer, ni à les blâmer. Eux seuls connaissaient leurs propres possibilités et ils ont bien fait de s’abstenir, s’ils ne se sont pas sentis sûrs de leurs nerfs et s’ils ont douté de leur caractère.

Le plus grand mal est venu des imprudents qui ont répondu à la première sollicitation sans réfléchir, et qui, une fois pris, se sont effondrés sous la menace ou au premier coup de cravache, et ont livré tous leurs camarades. Peut-on les condamner ? Certainement non. Leurs intentions étaient bonnes et on ne peut pas faire un crime à des hommes ou à des femmes d’être victimes de l’humaine faiblesse.

En parlant de ces choses, un jour, je fais bondir l’abbé Jean Brunet, car je pense que nous devrions avoir tous une boulette de cyanure de potassium.

Une grande discussion s’en suit pour et contre, le suicide auquel dans l’intransigeance de sa foi et l’ardeur de sa jeunesse, l’abbé n’accorde pas de circonstances atténuantes. Je persiste à croire cependant que se taire pour éviter de nuire à son prochain, sacrifier sa vie pour en sauver plusieurs autres est un des plus grands actes de charité chrétienne qu’un homme puisse accomplir.

 

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