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Marie Bartette – Les étapes d’une déportée – 1

Journal d’Arcachon à partir du N° 45 du 16 juin 1945 au 30 mars 1946

Avec l’aimable autorisation de Monsieur Pierre Lataillade, Maire honoraire d’Arcachon, propriétaire du Journal d’Arcachon.

[1]LE DÉPART DU FORT DU HÂ

Grande animation dans les cellules de la Section Allemande du Fort du Hâ (Section des femmes) dans la première semaine du mois d’août 1944. Un certain nombres de prisonnières viennent d’âtre appelées pour passer une visite médicale en vue d’un départ ; à peu près 40 % de l’effectif total.

Partir ? Mais où partir ? demandent sur des tons divers mes compagnes de la cellule 9. Dans un camp de concentration ? En Allemagne ? A Mérignac ? Les bruits les plus divers circulent, il y a de l’angoisse dans certains regards. Le Fort du Hâ est surpeuplé, nous sommes 17 dans une cellule de 12 lits, il fait une chaleur atroce et déprimante. Peut-être veut-on simplement décongestionner la prison et envoyer ailleurs, à Mérignac peut-être, celles qui ont été appelées. je constate assez vite que tous les cas politiques sont justement choisis pour ce départ, ce n’est point de bon augure, mais je reste toujours optimiste. A quoi bon s’inquiéter lorsque l’on a perdu la maîtrise de son destin ? La visite médicale est une vaste plaisanterie. On nous fait descendre dans un corridor du rez-de-chaussée (la cellule 9 est au premier) et là, on nous invite à défaire nos blouses et nos robes de façon à dégager un peu nos épaules. Le médecin allemand passe en uniforme et ganté. Il nous regarde à peine et disparaît très vite. Nous rions en remontant nos robes. C’est une constatation de sexe ; il sait évidemment, ce docteur, que nous sommes bien des femmes, mais il ignore totalement si nous sommes bien portantes ou malades.

J’avais entendu dire que les Allemands prenaient des précautions sérieuses avant d’envoyer des étrangers chez eux. Cette visite médicale sommaire me fait penser que peut-être nous n’irons pas en Allemagne. Mais avec les Boches, le raisonnement logique tombe presque toujours à faux, car il n’est rien de si surfait que leur réputation de bons organisateurs. Ils agissent au hasard sans ordre et souvent dans la plus grande confusion.

Nous recevons l’ordre de préparer nos colis, de garder avec nous ce qui peut nous être utile et de porter le reste avec les sacs ou les valises saisis à notre entrée. Et puis la vie continue deux ou trois jours.

Le 9 août, au matin, la surveillante allemande nous annonce « Arbeit ». On travaille, çà va, on ne partira pas encore aujourd’hui. Et nous descendons au rez-de-chaussée pour découdre et gratter des vieilles capotes allemandes de façon à pouvoir les retourner et essayer de faire du neuf avec du très vieux. Nous travaillons avec la cellule 1 et causons du départ probable.

Au début de l’après-midi, ordre est donné brusquement d’interrompre le travail et de regagner les cellules. Que se passe-t-il ? Nous remontons et apprenons très vite que l’heure du départ a sonné. Effervescence dans toutes les cellules. Nous bouclons nos paquets réduits au minimum, un sac de linge et un sac de provisions, nous mettons nos manteaux et disons adieu à celles qui restent. Minute émouvante où les larmes coulent, nous étions si unies et si maies. Venues de toutes les classes sociales, mais si conscientes de notre devoir de solidarité, si bien d’accord contre le vainqueur provisoire que nous avions toutes a des degrés divers, provoqué ou combattu. Certaines s’étaient contentées de le voler et c’était déjà très bien.

Puis nous quittons les cellules et sommes rassemblées dans la cour toujours face au mur, c’est l’habitude de la maison, « face à l’amour », disions-nous en plaisantant et en imitant la prononciation des gardiennes. Nous sommes 44. On nous compte et on nous recompte et enfin on nous embarque dans le camion de la prison. Une consigne immédiatement circule : « En sortant, le chant du coq ».

Presque tous les jours en effet, le chant du coq était lancé d’une cellule au-dessus de nous. On y répondait d’un peu partout, du côté des hommes également, c’était une façon de communiquer entre les prisonniers, de se dire bonjour avec un cri d’espérance.

Aussi la consigne a-t-elle été accueillie avec enthousiasme et au moment où notre véhicule s’ébranle et franchit le lourd portique du Fort du Hâ, nous lançons toutes à pleine voix le chant du coq.

Cri de défi du Coq Gaulois à l’Aigle allemand !

Les soldats qui nous convient se dressent menaçants mais nous avions repris de suite une attitude résignée et des airs innocents.

« Où allons-nous ? » est toujours la grande question. Pas de doute, nous marchons vers la gare, notre autocar précédé et suivi d’automobiles pleines de soldats. La veille, dans la cellule 9, on avait écrit des adresses sur un mouchoir pour prévenir certaines familles que nous partions vers une direction inconnue. Ce mouchoir put être jeté cours de la Marne sans attirer l’attention des Boches.

Et voici la gare, mais les grandes entrées ne sont point pour nous et on nous porte loin dans la gare des marchandises.

Descendues du car, nous marchons vers notre train composé de wagons de voyageurs pour les soldats allemands et de wagons à bestiaux pour nous.

Nous avons la surprise de trouver dans un des deux wagons qui nous sont réservés 24 femmes déjà installées. Elles sont de la région de Toulouse et il y a parmi elles, cinq ou six Espagnoles. Elles ont déjà vécu une véritable odyssée. Parties de Bordeaux en convoi le 10 juillet, le train avait été stoppé dans les environs d’Angoulême, et n’avait pas pu aller plus loin. Certaines femmes et des hommes avaient été blessés au cours d’un bombardement. Après pas mal de jours d’attente, le train avait été contraint de regagner Bordeaux. Les Boches, ayant toutefois de la suite dans les idées, les embarquaient de nouveau dans notre convoi qui devait être le dernier.

Nous nous installons dans notre wagon avec un certain désordre. Nous n’avons pas encore l’habitude de ce genre de locomotion. Nous la prendrons vite. Nous sommes trente-deux dans un wagon de quarante hommes, nos voisines sont trente-six dans un wagon de cinquante. Les hommes arrivent aussi peu à peu. A la nuit, ce que l’on a appelé le train fantôme est constitué.

 

LE TRAIN FANTÔME

Durant cette nuit du 9 au 10 août que nous passons mal installés dans le wagon à bestiaux, notre train fera simplement la navette entre Bègles et Bordeaux. Ce trajet aller et retour nous permet de constater très vites que les bestiaux sont vraiment mal suspendus et que nous sommes horriblement secoués.

Ce n’est que le lendemain et assez tard dans la journée que notre train se mettra en route. Ce début de voyage est sans histoire. Mal placées dans le wagon, nous dormons mal, certaines ne dorment pas du tout. Lorsque nous aurons compris qu’il faut s’allonger dans le sens de la longueur du wagon, la tête contre la paroi des peux côtés, les jambes se croisant dans le centre, les choses iront beaucoup mieux et nous dormirons même très bien.

Dans la nuit du 10 au 11 nous sommes à Toulouse et entendons un grand fracas de vociférations, puis des coups de marteau et des allées et venues. Réveillées, nous comprenons qu’il se passe quelque chose. Nous saurons plus tard qu’il s’agit d’une quinzaine d’évasions par le côté d’un vieux wagon. On dira qu’un évadé a été écrasé entre Montauban et Toulouse étant tombé sous les roues, mais nous n’aurons à ce sujet aucune certitude.

Durant la marche, celles qui peuvent se hisser sur quelque chose, regardent par les quatre fenêtres de notre wagon et parlent au passage avec les cheminots. Ils commencent déjà à nous dire que ce nous entendrons partout jusqu’à Valence : « Vous n’irez pas loin, les voies sont coupées plus bas. »

Le 13 août, vers 6 heures du matin, nous arrivons à la gare de Remoulins et nous nous y arrêtons. Ce tout petit coin de Provence est bien laid. Du côté opposé à la gare, quelques collines pelées et tout près de nous des oliviers rabougris. Dans le fond, relevant un peu le tableau immédiat, les derniers contreforts des Cévennes.

Les soldats ouvrent nos wagons, ce qui nous fait toujours plaisir, car nous avons ainsi plus d’air et de lumière. Nous regardons par la porte et voyons sortir d’un wagon, au centre du convoi, plusieurs de nos camarades hommes, portés sur l’herbe, inanimés. Un jeune prêtre s’affaire autour d’eux et leur prodigue ses soins ainsi qu’un médecin espagnol qui, tout au long du voyage, surveillera notre convoi.

Nous apprenons que ce wagon a subi des représailles, car c’est de lui que quinze prisonniers se sont évadés. Depuis Toulouse, le wagon est resté entièrement fermé sans aucun ravitaillement et sans eau. Cependant les malaises disparaissent vite au grand air et le lendemain, les malades seront à peu près rétablis. Vers midi, nous déjeunons avec du pain en abondance car il moisit et va devenir immangeable. Pour l’accompagner, des boîtes de 5 kg (2 boîtes pour le wagon) de marmelade de pomme ni assez cuite, ni assez sucrée, qui fermentera dans quelques jours. Brusquement les soldats ferment les portes, on les interroge, ils nous disent que l’on va sortir un mort et l’emporter. Nous faisons immédiatement silence. Nos portes s’ouvrent de nouveau et j’apprends, consternée, qu’il s’agit de M. Léon Cigarroa, d’Arcachon. Je ne savais pas qu’il était dans le convoi et à l’annonce de ce décès, je n’avais pas pensé une minute qu’il puisse s’agir de quelqu’un que je connaissais. Nous étions approximativement sept cents, nous n’avons jamais su le chiffre exact, dont deux wagons d’Espagnols déjà bien amaigris et bien fatigués. Le lendemain et les jours suivants, car nous allons rester cinq jours, nous entendrons des coups de canons très fréquents. Nous sommes à cinq kilomètres de Nîmes et nous entendons les sirènes qui sonnent les alertes pour nous aussi. Nous en aurons jusqu’à vingt en vingt-quatre heures. Nous avons l’impression qu’il se passe quelque chose d’intéressant. C’est en effet le débarquement de Draguignan. Malheureusement, il n’empêchera pas le train fantôme de suivre sa route.

Le 18 août au matin, départ. Nous ne roulons pas longtemps et arrêtons à la gare de Roquemaure. Là les soldats nous font descendre et nous partons sur un joli chemin à travers champs. Il fait un temps magnifique, il est environ neuf heures, il fait bon, nous admirons un paysage splendide, prenons quand nous le pouvons des fruits dans les vergers et des raisins dans les vignes. Les soldats nous encadrent. Ils sont très nombreux, nous sommes en tête, les hommes nous suivent et nous formons sur les routes une interminable colonne. Le château des Papes se dresse dans le paysage, nous l’admirons de loin. A la fin de la matinée, nous arrivons à Châteauneuf-du-Pape, délicieuse petite ville dans la verdure et les fleurs. Nous ne sommes pas encore trop fatiguées malgré la chaleur torride et nous chantons. Les habitants sortent de leurs maisons et se précipitent sur notre passage, nous leur disons que nous venons de Bordeaux et allons en Allemagne. On nous fait bonjour, des femmes pleurent. Nous chantons toujours.

Nous ne faisons que de très cortes haltes et marchons sous un soleil de feu. Nous allons parcourir, de Roquemaure à Sorgues, près de dix-sept kilomètres. Vers la fin, nous sommes absolument épuisés tous, les hommes autant que les femmes, et aussi les soldats allemands qui n’aiment pas la chaleur et qui ruissellent en traînant les pieds d’un air accablé. Cependant, ceux qui marchent en tête ne veulent pas voir se renouveler les manifestations de sympathie de Châteauneuf-du-Pape. Aussi, ils nous précèdent en entrant à Sorgues et font rentrer chez eux tous les habitants qui sont dehors. Cela donne lieu à des scènes comiques, mais nous n’avons pas eu la force de rire et depuis longtemps nous ne chantons plus.

Enfin la gare, nous sommes arrivés ! Nous grimpons dans nos nouveaux wagons et nous nous préparons pour un repos nécessaire. Mais une belle surprise nous attend. Des caisses de raisins ; des poires, des tomates, des melons, du pain, du vin nous sont distribués. Ce sont les cheminots de Sorgues qui nous offrent ce magnifique dîner. Bien des habitants de la ville viennent aussi causer avec nous, nous porter du linge et bien des choses utiles. Que les cheminots et les habitants de Sorgues trouvent ici, avec nos félicitations pour leur geste de solidarité française ; l’expression de la grande reconnaissance des déportés du train fantôme.

Nos anges gardiens ont disparu. Nous pouvons, dans cette gare accueillante, causer librement, ce qui est toujours rigoureusement interdit, nous pouvons même nous évader si nous en avons envie. Une trentaine d’hommes en profiteront, pas de femmes, car nous sommes peut-être trop fatiguées. C’était cependant une occasion unique : nos soldats, accablés par la chaleur, devaient se reposer et se rafraîchir, pas un n’était là pour garder la sortie de la gare de marchandises, pas un pour nous surveiller. Occasion unique naturellement.

Le 19 août, nous quittons Sorgues et sa gare si accueillante. Nous y laissons une trentaine d’évadés, plus une femme que nous avons perdue au cours du long trajet à pied. Nous n’avons pas cru, pour elle, à une évasion, car elle était souffrante et incapable certainement de nous suivre, elle a dû s’étendre dans les rangs de vignes et nous laisser partir. Son indisposition lui a valu la liberté.

Au cours de ce long voyage, nous ne sommes jamais comptés. Les soldats boches sont assez indifférents et ne remarquent pas les évasions en dehors de celle qui a eu lieu par effraction d’un wagon.

Nous passons à Orange et pensons à Daladier. Un peu plus loin, à proximité de la gare de Pierrelatte, nous allons vivre quelques minutes tragiques. Nous ne prenons pas garde à un arrêt du train, chose trop courante pour nous intéresser. Soudain, celles qui se trouvent aux fenêtres, en sortent précipitamment en criant : « Des avions piquent sur nous ! ». Notre locomotive est en effet attaquée par deux avions alliés et nous sommes dans le premier wagon derrière le tender.

Le bruit des avions descendant en piqué presque à notre niveau, est assourdissant, mais aussitôt des coups de mitrailleuses claquent avec violence. Presque tout le monde se couche et la terreur règne. Les rafales de balles se succèdent rapidement, mais ces quelques minutes sont effroyablement longues. Puis les mitrailleuses se taisent et le ronflement des avions s’éloigne. Nous sommes indemnes, et c’est miraculeux, car notre wagon a quelques dommages à l’extérieur. Les balles nous ont frôlées en déchiquetant des barres de fer et en faisant des éraflures au bois, mais pas une n’a traversé le wagon. Nous regardons par les fenêtres, l’eau fuse avec violence de la locomotive qui est hors d’usage. Il faut aller lui chercher une remplaçante, ce qui demandera bien des heures. Nous interrogeons, par la fenêtre, nos compagnes du deuxième wagon, elles n’ont rien, elles non plus.

Nous repartons, nous repartons toujours, malgré les cheminots qui nous répètent inlassablement que nous n’irons pas loin. Nous arrêtons à Montélimar où la Croix-Rouge, comme dans toutes les gares importantes où nous passons le jour, nous ravitaille et nous réconforte. Trois stations après Montélimar, on nous fait descendre pour un deuxième transbordement. Celui-là n’est pas comparable au premier et n’est qu’une petite promenade de deux ou trois kilomètres. Nous arrivons à un pont très endommagé par un bombardement. De nombreux ouvriers français travaillent à le réparer. Nous grimpons le long d’un talus très élevé pour atteindre la voie ferrée au niveau du pont. A ce moment, des avions alliés apparaissent et une batterie de D.C.A., chargé de défendre le pont, se met à tirer. Les ouvriers laissent leur travail et descendent dans les prairies. Nous nous immobilisons sur place, mais nous ne sommes pas toutes sur le remblai et tous les hommes sont encore bien loin. Nous avons l’impression que les avions viennent de nouveau bombarder le pont et, dans ce cas, notre situation serait critique. Mais nous faisons confiance aux aviateurs qui voient le long chapelet que fait à travers champs notre convoi. La D.C.A. tire avec frénésie et nous étourdit, les avions étincelants dans le soleil d’été passent majestueux, magnifiquement indifférents aux bombes qui se perdent dans l’espace.

Ils sont passés, et nous pensons avec regrets que si nous n’avions pas été là, le pont aurait peut-être subi des dégâts irréparables, tandis que dans très peu de temps, il sera remis en service.

Nous trouvons notre train près de la gare de Livron et montons dans un wagon de troisième classe. Cal nous fait d’abord plaisir, c’est agréable de s’asseoir normalement, de bien voir le paysage et de trouver certaines commodités. Mais nous sommes dix par compartiment de huit places et la nuit, nous regretterons le « bestiaux ». Mais nos regrets seront brefs, car cinq kilomètres après Valence, aura lieu notre troisième et dernier transbordement et nous réintègrerons un « quarante hommes, huit chevaux ».

A Valence, nous restons longtemps dans la gare et les cheminots nous disent que nous ne pouvons pas aller plus loin, un pont sur le Rhône étant démoli. Malheureusement le pont n’est pas coupé. Inutilisable pour le chemin de fer, les voies étant détruites, il reste parfaitement praticable pour les piétons et nous le franchissons en file indienne pour rejoindre le train qui, celui-là, nous mènera jusqu’en Allemagne.

Après Valence, les voies sont bonnes et notre convoi accélère son allure. Nous franchissons la gare de Lyon et une immense mélancolie s’abat sur notre wagon. Il n’y aura plus de voies coupées, plus d’avions alliés, rien n’arrêtera notre marche. Certaines espèrent que les hommes des maquis attaqueront notre convoi dans la région de Dijon. Mais les Boches ont prévu cette éventualité, car notre train est plus armé qu’au départ. Depuis la mise hors d’usage de notre machine à Pierrelatte, nous avons près de nous, sur une plate-forme, des petits canons de D.C.A. Souvent, lorsque nous traversons des forêts, nous entendons des coups de mitrailleuses, ce sont les soldats allemands qui tirent pour intimider ceux qui voudraient nous secourir. Nous traversons la Bourgogne et lisons sur les gares des noms connus et célèbres : Beaune, Nuits-Saint-Georges, Gevrey-Chambertin, puis Dijon.

Plus les jours passent et plus nos rations diminuent. Nous ne touchons presque plus de pain, seulement quelques biscuits et toujours la marmelade de pommes. Si la Croix-Rouge ne venait pas à notre secours toutes les fois que cela lui est possible, nous aurions certainement beaucoup de malades. L’insuffisance de la nourriture, des eaux douteuses, la marmelade qui fermente, provoquent déjà une épidémie de dysenterie qui heureusement ne s’étendra pas trop.

Mais nous faisons connaissance avec une sinistre compagne qui ne nous abandonnera plus, la Faim. L’heure des distributions de notre maigre pitance déchaîne des discussions passionnées. L’âme du radeau de la Méduse s’est emparée de notre wagon. Je plains très sincèrement celles qui acceptent de faire la répartition du pain ou de la marmelade. Il y a toujours une partie du wagon qui s’estime défavorisée et les invectives pleuvent parfois, dans le langage des prisons, pire, je crois bien, que celui des casernes. C’est à la fois pittoresque et lamentable, mais au fond c’est très humain. La faim n’est pas bonne conseillère et elle est une grande excuse. On proteste, on réclame avec véhémence ; mais l’honnêteté parfaite règne parmi nous, nos sacs suspendus aux clous du wagon ne risquent rien. Cela changera dans les camps d’Allemagne.

Le ravitaillement des soldats boches doit lui aussi laisser à désirer, mais ils ont un système très simple pour y remédier. Lorsque nous passons devant des jardins potagers ou des vergers, ils font arrêter le train et vont se servir très tranquillement. Ils reviennent les bras chargés d’oignons, de tomates, de prunes, de poires, etc. Nous les regardons faire avec fureur, mais cela les inquiète certainement très peu. Une fois chez eux, ils se contenteront naturellement de leur ravitaillement et ne pilleront point leurs compatriotes.

Nous sentons la terre de France diminuer devant nous et nous chantons : « Cà sent si bon la France ». Personne ne connaît bien la chanson ; mais tout le monde la fredonne. Toul, Lunéville, et le 26 août au soir, nous entrons en Allemagne. Trois de nos camarades du wagon voisin nous quittent pour aller en forteresse. Nous roulons toute la journée du 27, nous passons à Francfort, dont nous pouvons apprécier des dégâts. Les immeubles démolis se succèdent pour notre plus grand plaisir. Le soir, nous sommes arrêtés dans la campagne et nous nous endormons. A onze heures, les wagons sont ouverts avec fracas et on nous invite à descendre. Nous nous habillons et rassemblons nos affaires dans l’obscurité. Cette arrivée est sinistre. Nous voyons des officiers et des soldats allemands tenant en laisse d’énormes chiens, et des hommes en tenue rayé gris et bleu qui ont l’air d’être en pyjama, nous comprenons vite que ce sont des prisonniers. Ils nous montrent le chemin, nous encadrent et nous franchissons un grand portique qui est l’entrée du camp. On nous fait entrer dans une grande salle de douche et très vite on nous porte du pain et du café chaud. Nous sommes affamées et nous dévorons ; nous avons un autre très grand plaisir, celui de pouvoir nous laver à l’eau chaude autant que nous voulons.

Nous sommes au camp de Dachau. Camp de sinistre mémoire ; je me souviens de tout ce que j’ai lu avant la guerre sur les atrocités qui y étaient commises par les nazis sur leurs adversaires politiques. Aujourd’hui la lutte n’est plus entre les seuls Allemands. Il y a au camp de Dachau en cette fin d’août, trente mille hommes, y compris les « kommandos » environnants, ressortissants de dix-sept nations. Mais il n’y a pas de femmes et on ne peut pas nous garder. Nous restons deux jours, passant les nuits dans la salle de douches et les journées dans la cantine. Après avoir jeûné très sérieusement, nous pouvons manger à discrétion, nous en abusons et cela causera encore certains malaises.

Nous assistons depuis la cantine à l’appel des prisonniers à midi et le soir. Nous les voyons défiler au pas, dans un ordre impeccable. Puis la cérémonie terminée, ils viennent sous nos fenêtres nous regarder et nous sourire. Qu’ils sont émouvants tous ces visages d’hommes tendus vers nous ! Il y a des enfants de quinze ans et des vieillards, nous les intéressons également.

J’ai cependant l’occasion d’apprécier les méthodes du camp de Dachau. Nous sommes trois ou quatre dehors près de la cantine, un jeune prisonnier français nous demande si parmi nous, il n’y a pas quelqu’un d’Epinal. Je lui réponds que non, puisque notre convoi vient de Bordeaux. J’ai à peine fini ma phrase qu’une brute en pyjama, c’est-à-dire un « kapo » tombe sur ce jeune homme et lui donne de toutes ses forces des coups de poings sur la figure. C’est notre premier contact avec la brutalité des camps. Nous restons figées.

Le 30 août au matin, nous quittons Dachau où nous avons été gâtées par les prisonniers chargés de la cantine et d’une cuisine proche. Nous emportons des provisions et des cigarettes, ce qui nous sera précieux pour les trois jours de voyage, toujours en « bestiaux » qui vont nous conduire à Ravensbrück.

 

RAVENSBRUCK

C’est également à la nuit que nous arrivons à la petite ville de Fürstenberg d’où, à pied, nous gagnerons le camp qui est à trois kilomètres. Il fait une nuit magnifique et nous marchons sur un sol sablonneux à travers une petite forêt de pins qui me rappelle notre forêt landaise. Ce ne sont point nos pains maritimes, le tronc est plu grêle et le feuillage est celui du sapin. Mais par un beau clair de lune, l’illusion est facile.

Un grand portique comme à Dachau, nous sommes arrivées. On nous fait mettre en rang par cinq et on nous compte. Nous sommes accueillies par des sous-officiers SS et des aufserin, femmes-soldats préposées à la surveillance des prisonnières. On nous fait entrer dans une salle de douche bien laide et sale à côté de celle de Dachau. Au moment où nous entrons, des cloportes, dérangés par la lumière, s’enfuient de tous les côtés sur les murs et sur le sol. C’est assez répugnant d’autant plus que nous devons nous coucher sur des lattes de bois posées sur le sol en ciment. Le sous-officier qui nous accompagne nous parle sur un ton d’une extrême violence qui achève de nous glacer. Un des nôtres traduit les ordres qu’il vient de donner, qui sont très simples, nous devons nous coucher, ne pas parler, ne pas faire de bruit, etc. Cet accueil brutal n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend, car nous n’entendrons plus parler autrement.

Quand on a affaire à des soldats, ils sont en général débonnaires et paisibles ; mais le moindre signe sur des épaulettes et on a devant soi un forcené ne sachant parler qu’en criant et dont le langage ressemble davantage aux aboiements d’un dogue furieux qu’à la parole humaine. J’ai souvent pensé au jugement de Frédéric le Grand, trouvant que l’Allemand était une langue bonne pour les chevaux et les palefreniers. C’est magnifiquement exact, malheureusement c’est nous qui étions devenues les chevaux, les bêtes de somme que l’on insulte à longueur de journées.

Le lendemain de notre arrivée, le 2 septembre, nous passons la journée en formalités diverses. Remise de l’argent et des bijoux. Mais nous n’en avons pas, car cela nous a déjà été enlevé au Fort du Hâ ou à la prison de Toulouse. Dans ces prisons, on a laissé les alliances, ici on les retire. Certaines les sauveront quand même, car l’ingéniosité est immense.

On nous fait déshabiller pour la douche et nous laissons alors tout ce que nous possédons ; linge, vêtements, chaussures, à moins d’en posséder deux paires, valises, sacs à main, papier, crayon, photographies, on enlève même des ceintures orthopédiques. Nous gardons un sac en toile pour les provisions avec le pain de la journée, deux mouchoirs, un peigne, une brosse à dents, un savon, un gant de toilette et un dentifrice. Les brosses à habits, à cheveux, et les serviettes de toilette nous sont enlevées. On nous retire les moyens de nous tenir propres et on dira ensuite que nous sommes sales.

Dans le plus simple appareil, on nous examine pour voir si nous avons des poux. Pour un ou deux, on reçoit une lotion désinfectante ; pour un peu plus, les cheveux sont raccourcis avant la friction ; mais si on possède des lentes, on est passé à la tondeuse électrique et, en un clin d’œil, une jolie tête frisée se transforme en œuf d’autruche. Notre convoi n’est pas trop maltraité, trois seulement sur soixante-quatre passeront à la tondeuse.

Nous circulons dans la salle de douche en attendant la fin de l’inspection, car nous serons douchées toutes ensemble. Quelques-unes sont gênées d’être dans une pareille tenue, mais il faudra qu’elles s’y habituent, car cela aussi n’est qu’un commencement.

Après la douche, on nous distribue nos nouveaux vêtements qui sont, du reste, très usagés. Nous recevons une chemise, une culotte et une robe légère ou une blouse et une jupe. Les robes, blouses et jupes portent devant et derrière de grandes croix de St-André claires sur les tissus sombres, sombres sur les tissus clairs.

Nous quittons alors le quartier administratif toujours en rangs par cinq et gagnons le block 22 où nous cherchons les lits libres. Nous sommes dans une grande baraque en bois, comprenant deux parties égales ayant chacune un grand dortoir de 250 châlits à trois étages, un plus petit dortoir qui contient environ 50 châlits, un cabinet de toilette avec une vingtaine de lavabos et cinq W.-C. dont les portes ne ferment pas. Nous sommes deux par châlit, sur une paillasse de quatre-vingt centimètres environ, on essaiera de nous mettre trois quelques jours plus tard et nous serons plus de cinq cents femmes dans les grands dortoirs. Mais je dois reconnaître que nous ne manquerons point d’air car il ne reste plus un carreau aux fenêtres et comme les nuits sont déjà froides et qu’on ne possède qu’une couverture et même parfois qu’une pour deux, on cherche des cartons et des papiers pour remplacer les carreaux absents.

Ce qui nous frappe d’abord dans ce block 22, c’est sa repoussante saleté. Plus de la moitié est occupée par des Tziganes et ce n’est point une race à laquelle il faut demander de la propreté. Il y a du reste beaucoup d’enfants qui sont là avec leurs mères et cette tribu reçoit des colis et a un régime un peu privilégié. Il y a également des Russes, des Polonaises, des Belges et quelques Tchèques.

Nous sommes groupées dans le même coin du dortoir telles que le long voyage nous a rapprochées, car bien des amitiés se sont nouées. Mêlées à nous, des Belges, et, de l’autre côté d’une allée très étroite, des Russes et des Polonaises mélangées malgré leur vieille haine de races.

Le camp de Ravensbrück est petit pour sa population d’environ vingt cinq mille femmes au mois de septembre 1944. Chiffre très approximatif car il y a un mouvement quotidien d’entrées et de sorties. Comme dimensions, je crois qu’il doit mesurer à peu près quatre cents mètres sur deux cent cinquante. Ceci sans aucune garantie car je suis un très mauvais géomètre. Mais cela fait sur un petit espace, la population d’une bonne sous-préfecture, grâce à l’entassement dans les baraques en bois.

Le sol est sablonneux, recouvert dans les allées de poussière de charbon ; autour du camp, les petits pins dont j’ai parlé, mettent dans notre horizon un peu de verdure. Je les regarde avec plaisir, ils me rappellent Arcachon, mais je suis bien loin de notre « terre d’amour » sur ce plateau désolé que traversent les courants froids de la Baltique et que hantent seuls de nombreux corbeaux.

Une grande partie du camp, environ un tiers, est occupée par le « Revier » ou infirmerie. Et il y a tellement de malades que toutes ne peuvent pas y être admises ou y rester aussi longtemps que ce serait utile. Car, en sommes, la situation est très simple, dans les deux tiers du camp, avec un acharnement diabolique, on s’efforce de vous rendre malade, et dans le dernier tiers on a l’air de vous soigner. C’est-à-dire qu’on soigne les maladies contagieuses qui pourraient atteindre les surveillantes et les SS allemands, et on se désintéresse des autres.

Évidemment, il y a un très grand nombre de prisonnières, docteurs en médecine et infirmières, qui font de leur mieux pour soigner les malades, mais ce sont les médecins allemands qui décident des admissions et des renvois.En principe, il faut avoir 39° de fièvre pour être admise à l’infirmerie.

La cause principale des maladies, c’est le fameux appel, il y a aussi la nourriture qui provoque, par intoxication ou insuffisance, des plaies et des boutons de tous genres. Vitaminose, furonculose sont choses très courantes, mais moins graves que les maladies provoquées par l’appel.

Tous les matins, environ eux heures avant le lever du soleil, on sort des blocks et l’on se place dans l’allée par rangées de dix. Nous formons ainsi un grand rectangle, puisque nous sommes plus de mille. Et on reste debout pour être comptées par les kapos d’abord, par l’ausferin ensuite qui vient nous passer en revue. Nous sortons dans la nuit complète, éclairées par les lampes électriques placées sur la porte du block, nous pouvons lorsqu’il fait beau, admirer les étoiles, nous les verrons pâlir peu à peu, puis disparaître. Nous pourrons aussi admirer les premières lueurs de l’aube et le lever du soleil. Ce n’est qu’après son lever que la sirène du camp sonnera la fin de l’appel. Cette cérémonie quotidienne dure au moins deux heures, rien ne peut l’empêcher, ni la pluie, ni la neige, ni le gel.

En ce début de septembre, il fait très froid, nous sommes à peine vêtues, aussi les rhumes, maux de gorge, etc., ne se font pas attendre. La nuit, les dortoirs résonnent des quintes de toux qui se succèdent sans arrêt.

L’appel se renouvelle quelquefois dans la journée et l’on passe sans savoir pourquoi, l’après-midi dehors dans les mêmes conditions que le matin, mais alors, cela dure trois, quatre ou six heures. On nous raconte que l’année précédente, on passait quelquefois la nuit entière, mais on prétend que depuis le printemps 1944, la discipline est moins sévère.

Nous étions sans illusion en arrivant à Ravensbrück. Nous avions entendu parler des camps de concentration allemands, mais nous avons malgré cela beaucoup de surprises désagréables. D’abord la saleté repoussante du block 22, et beaucoup d’autres ne sont pas mieux. Nous pensions que les Allemands étaient des gens propres, soucieux d’hygiène. Nous constatons de visu qu’il n’en est rien. Les puces et les poux pullulent et on ne fait rien pour les supprimer, rien que la ridicule brimade de passer les têtes à la tondeuse.

Nous connaissions l’existence des châtiments corporels, mais nous n’imaginions pas que nous serions menées comme du bétail à coups de bâtons, ni que les gifles pouvaient pleuvoir avec tant d’abondance.

Nous avons eu assez faim déjà, pour n’être point difficiles, mais il ne doit pas être possible de réaliser soupes plus répugnantes que celles de ce camp.

Nous avions entendu vanter l’ordre et l’esprit d’organisation des Allemands. Dans l’espace de cinq semaines, j’ai mangé la soupe de midi à 9 h. 30 et à 3 heures de l’après-midi et à toutes les heures intermédiaires.

Les camps de concentration allemands ont été conçus et organisés par des monstres et des esprits démoniaques. Un cerveau normal ne peut pas imaginer et encore moins imposer un pareil genre de vie. Tout est mis en œuvre pour que les prisonniers se sentent dégradés, perdent toute dignité humaine, et ne soient plus rien qu’un fétu de paille dans une tornade. On parle d’enfer et on a raison du point de vue matériel, mais l’homme n’est pas seulement matière, il est d’abord esprit. Sur la porte de l’Enfer de Dante, il est écrit : « Vous qui entrez, laissez toute espérance ! ». cette phrase n’est pas inscrite sur le fronton d’entrée de Ravensbrück. Une immense espérance est en nous, nous ne pouvons rien dire, toute résistance serait suicide, mais nous savons qu’un jour la libération viendra, que l’Allemagne sera écrasée et que nos humiliations et nos souffrances se retourneront contre elle et marqueront son peuple d’un sceau d’infamie.

On ne parle jamais des camps de concentration allemands sans évoquer les fameux « kapos », c’est-à-dire les prisonniers élevés au grade de gardiens de blocks ou chargés de la police des camps. A Ravensbrück, on les désigne sous le nom polonais de blockovas et ce sont ces femmes, là comme ailleurs, qui rendent la vie plus ou moins insupportable.

Au block 22, nous avons surtout affaire à une Russe Tchoura qui porte sur sa manche le triangle vert des condamnés de droit commun. Grande et forte, c’est une véritable brute qui tape sur les prisonnières pour tout et pour rien. C’est une véritable sadique qui fait des efforts d’imagination pour faire un peu plus souffrir les six cents femmes sous ses ordres.

Trouvant que le matin, au moment de l’appel, nous ne mettons pas assez d’empressement pour sortir du block, elle découvre un moyen ingénieux de nous faire marcher vite. Elle lance à toute volée le contenu d’une cuvette d’eau froide sur le troupeau serré et piétinant que nous formons. Une épingle ne passerait pas entre nous, pas une goutte d’eau ne se perd, mais certaines sont absolument trempées et vont ainsi rester immobiles dans le froid du matin. Elle vocifère en allemand et, une fois son eau lancée, elle rit aux éclats de cette charmante plaisanterie. Nous nous promettons de pendre Tchoura le jour le la libération, j’espère que cellesqui sont restées auront pu le faire.

Pendant les premiers jours, nous ne sortons pas, car nous n’avons pas reçu nos numéros et on ne peut pas circuler dans le camp sans être immatriculée. Nous sommes en quarantaine et ne travaillons pas. Nos seules corvées consistent à aller aux cuisines, chercher la soupe ou le café. Lorsque nous avons cousu sur notre manche gauche le triangle rouge des politiques et notre numéro, nous circulons dans le camp qui ne manque pas d’un certain pittoresque. Toutes ces femmes en robes d’été de toutes nuances, avec leurs grandes croix devant et derrière, les Polonaises et les Russes, très nombreuses, avec un mouchoir ou un foulard blanc sur la tête, évoquent une ville d’Orient. On se sent bien loin de France au milieu de cette Tour de Babel où résonnent tant de langues inconnues de nous. Le troc règne en maître. Il y a une sorte de Bourse qui règle les cours des divers objets susceptibles d’être échangés. L’étalon est le morceau de pain quotidien, avec lui on peut avoir une vieille paire de chaussettes, une petite écharpe, une lime à ongle, etc., pour deux ou trois morceaux, on peut obtenir un chandail ou une robe. On pourrait croire que sans argent, on ne peut pas faire de commerce, ce serait une grosse erreur. On fait un commerce très actif à Ravensbrück et dans tous les camps. Pas moi, j’ai beau redouter terriblement le froid, je ne peux pas me résoudre à sacrifier mon pain.

On chante beaucoup dans le camp. En revenant du travail vers 6 heures du soir, la pioche sur l’épaule et marchant au pas les Allemandes chantent. Les Françaises de mon groupe chantent aussi assez souvent, mais j’aime entendre surtout les Polonaises, leurs yeux bleus ou gris fixés sur l’horizon, vers la patrie martyre, elles chantent dans leur langue mélodieuse et douce, des airs nostalgiques qui expriment leur tristesse infinie et leur espérance quand même.

Nous passons dans le block une visite médicale pour les poumons, le cœur, les yeux. Puis, un beau jour, nous partons à l’infirmerie, les Belges et les Françaises. Nous apprenons ainsi que nous allons partir en convoi pour un kommando d’usine.

Il fait très beau temps ce jour-là, aussi la visite médicale se passe dehors, dans une cour de l’infirmerie. C’est un des spectacles les plus curieux que j’ai vus de ma vie. Nous sommes plus de deux cents entièrement nues et nous marchons en procession par deux, puis par une en arrivant devant le médecin boche. Celui-ci est assis dans un fauteuil, une blouse blanche sur son uniforme et il joue négligemment avec un stick en nous regardant d’un air dédaigneux. A ses côtés, des femmes, docteurs en médecine et infirmières nous examinent d’un coup d’œil rapide et, à l’appel de notre nom et de notre numéro, le docteur, d’un mot ou d’un signe, nous accepte ou nous refuse. Cette scène évoque pour moi l’idée d’un marché d’esclaves dans une très lointaine antiquité. C’est bien cela d’ailleurs, nous sommes bien des esclaves, mais malheureusement, nous sommes au milieu de XXe siècle.

Cette cérémonie burlesque nous réjouit énormément. Nous n’éprouvons point de gêne, mais, dans mon for intérieur, je bénis les hommes et les femmes qui ont inventé les vêtements.

Notre groupe va se trouver amputé d’une quinzaine qui, malades, vont rester au camp, alors que cinquante environ vont partir le 18 septembre pour une destination inconnue.

La journée du départ se passe en formalités diverses et en longues stations debout et immobiles. Nous sommes chaussées de gros souliers à semelles de bois, à tiges de toiles blanches et empeigne de cuir noir. Ces souliers sont beaucoup trop grands pour nos pieds nus, et nous blesseront jusqu’au jour où, en enveloppant nos pieds dans des chiffons, nous comblerons les vides des chaussures. Une fois chaussées, nous revenons dans la salle de douche qui n’est utilisée que pour les arrivées et les départs. Nous changeons de linge pour la première fois depuis dix-huit jours et recevons une nouvelle robe plus chaude que la précédente, car elle est en laine, ainsi qu’un chandail ou un sweater. Nous sommes très contentes d’être plus chaudement vêtues.

Une partie de la nuit se passe ainsi et c’est vers trois heures que nous quittons le camp pour la gare de Fürstenberg. Nous traversons une petite ville endormie en troublant le silence malgré nous, car nos semelles de bois sonnent sur la route pavée. C’est toujours la nuit que les S.S. choisissent pour nous faire entrer ou sortir de leurs camps. Il semble qu’ils ne tiennent pas à nous exhiber aux populations du Grand Reich.

À la gare, nous embarquons cinquante par wagon, plus une ausferin et un soldat. Aucun renseignement n’est donné sur la direction prise. On part toujours dans le plus grand mystère. Qu’importe d’ailleurs un nom ou un autre ? Ce qui est certain, c’est que l’immense majorité des Belges et des Françaises quitte Ravensbrück sans regret. Quelques-unes ne sont pas très fières, et c’est mon cas, d’aller travailler en usine pour la machine de guerre boche.

 

OBERSPRÉE

Après une trentaine d’heures de voyage, pendant lesquelles nous avons tourné très longtemps autour de Berlin, nous arrivons dans une jolie ville, Obersprée. Près de la gare, plusieurs usines, certaines très endommagées par des bombardements, dans la ville, plusieurs immeubles entièrement démolis. Nous sommes accueillies par un officier S.S. escorté d’un grand dogue.

Le camp que nous occupons est un ancien dancing, situé juste au bord de la Spree, la rivière qui arrose Berlin. La salle de danse nous sert de dortoir, nous y trouvons quatre cents Polonaises et, comme nous arrivons cent cinquante Belges et cinquante Françaises, nous seront six cents ; mais nous pourrions, avec des châlits à trois étages y être encore plus nombreuses, car la salle est très grande et nous sommes deux par paillasse.

Nous enregistrons de suite une différence avec Ravensbrück. Tout est très propre ; le camp est de formation récente, les paillasses et les couvertures sont neuves. La nourriture, toujours insuffisante, est meilleure et proprement servie.

Nous devons travailler dans une usine de batteries électriques pour avion. La journée de travail est de 12 heures, de 6 à 18 heures, une semaine, de 18 heures à 6 la semaine suivante. Le travail est continu et on alterne les équipes pour la nuit et le jour chaque semaine. Je regarde aux lavabos les Polonaises faire leur toilette, l’eau devient instantanément noire, comme si elle avait servi à laver des charbonniers. Je me renseigne et j’apprends que le charbon joue un grand rôle dans la préparation des batteries électriques.

J’ai quitté Ravensbrück sans aucun enthousiasme, mais avec la résignation fataliste qu’il convenait d’avoir dans un pareil milieu. Je commence à avoir des regrets. Plusieurs conversations avec la Polonaise, docteur de l’infirmerie, me confirment dans mes appréhensions. Elle m’explique que le travail à l’usine est beaucoup trop dur et la nourriture trop insuffisante pour que l’on puisse supporter un pareil régime bien longtemps, surtout à mon âge. La discipline est assez dure et les ausferins manient le bâton comme à Ravensbrück, mais tout de même avec moins de générosité.

Nous sommes plus nombreuses qu’il n’y a de places à l’usine. Cent quarante sont prises pour travailler de suite, nous restons au camp une soixantaine. Le régime alimentaire de Ravensbrück m’a donné une intoxication et j’ai la figure couverte de boutons. Cela va me rendre un immense service et peut-être me sauver la vie. Car nous ne restons pas longtemps inactives et nous sommes un matin mises en rangs par cinq pour aller travailler près de l’usine à des tâches de déblayage et de terrassements. Mes boutons font un peu d’infection et j’ai la fièvre. La Polonaise, docteur en médecine, qui porte tatoué sur le bras gauche le matricule du célèbre camp d’Auschwitz, me sort brusquement des rangs et me prend à l’infirmerie.

Quatre jours plus tard, avec une dizaine de malades, elle me renvoie à Ravensbrück, après m’avoir fait faire un énorme pansement au moment du départ et avoir inscrit sur ma feuille de retour la mention : érésipèles. En réalité, je suis guérie de cette première intoxication, car j’en aurai d’autres, et mes boutons sont en train de disparaître, mais je quitte Obersprée dans un appareil qui pourrait faire supposer que j’ai reçu au moins une cheminée sur la tête !

Il ne nous faut pas quatre heures pour revenir à Ravensbrück, alors que nous en avions passé trente en « bestiaux ». car nous voyageons de façon normale. Malheureusement nous ne verrons de Berlin que le métro que nous prendrons pour aller d’une gare à une autre. Le métro et les deux gares fonctionnent très normalement, nous le constatons avec un certain déplaisir.

Vers dix heures du matin, le 27 septembre, nous franchissons pour la deuxième fois le portique de Ravensbrück et, après une visite médicale, où le médecin déclare que je n’ai pas d’érésipèle, ce que je savais déjà, on amène celles du groupe, qui ne sont pas reconnues malades, au block 26.

Nous trouvons dans ce block, une sensible amélioration par rapport au block 22. Evidemment la nourriture est aussi infecte, mais le block est moins sale, les prisonnières sont un peu moins voleuses et surtout les blockovas sont des prisonnières politiques polonaises et tchèques, qui ne manient point de bâtons et sont correctes dans leurs rapports avec nous.

Je m’intéresse à un service qui s’appelle la section du tricotage où des femmes de cinquante ans et plus, passent la journée à tricoter des bas. ce travail pacifique me séduit et je voudrais bien entrer dans ce service. Mais je n’ai même pas le temps d’en manifester le désir et le 12 octobre, je repars en convoi.

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