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Un drame terrible vient d’ensanglanter le hameau de Courlouze

 

Les Mesplède de Courlouze

Courlouze est composé de trois maisonnettes disposées en triangle au milieu d’une prairie à 12 kilomètres de Lugos et à 5 kilomètres de cette commune. C’est là que logent les fermiers de M. le général Lamothe. Une des maisonnettes est habitée par la famille Mesplède le père, homme de 60 ans environ ; la mère, qui ne jouit pas de toute sa raison ; la fille, douce et simple créature ; deux fils Jules, l’aîné, âgée de 26 ans, Émile, le cadet, âgé de 21 ans ; une des filles Mesplède est mariée et habite Lugos.

Il faut vraiment savoir que Courlouze existe ! Rien ne saurait le faire deviner au milieu de l’immense forêt de pins qui borde 1’horizon de Lugos. On n’y arrive qu’après avoir franchi des sentiers impraticables, des ponts faits avec des troncs d’arbre où l’on risque de se rompre le cou dix fois. Ce n’est qu’au bout d’une heure de marche que l’on distingue les toitures des maisonnettes enfouies dans un nid de verdure.

Jules Mesplède, le fils aîné de la famille est sur le point de se marier ; les noces doivent avoir lieu mardi prochain.

En l’honneur du mariage, un marchand épicier vient, c’était vendredi dernier, dans l’après- midi, apporter une foule d’objets et provisions nécessaires à la noce ; le facteur rural qui dessert le hameau se trouve dans la maison, et le père Mesplède, qui aime à boire, invite le marchand et le facteur à se désaltérer. Il va sans dire qu’on ne boit pas que de l’eau : le meilleur vin coule en abondance, au grand désespoir de la femme Mesplède, qui est économe.

Trouvant que l’on n’a pas assez bu, le vieux Mesplède dit à sa femme : « Baï-tèn mé serca un litre de vin ».

La femme refuse.

« Ah! bougre dé… » s’écrie le vieux, qui se met à gronder sa femme d’une façon peu courtoise.

À ce moment les deux fils reviennent de leur travail. Doucement, ils font observer à leur père qu’il a tort de se conduire ainsi.

Le vieux, échauffé par le vin et ne voulant pas que des drôles lui fassent la leçon, commence à bousculer son fils ainé. Le cadet essaie de venir au secours de son frère, mais le vieillard qui est très vigoureux lui porte des coups si violents et si adroits, que le fils ne voulant pas frapper son père, doit se faire un bouclier d’une chaise qui se trouve à sa portée.

Alors, le vieux, leste comme à vingt ans, s’empare d’un énorme couteau qui sert à saigner les porcs et, traîtreusement, d’un coup porté en dessous, éventre son enfant.

Immédiatement, les intestins jaillissent du ventre de la malheureuse victime, qui se traîne de la cuisine, où a lieu cette scène sanglante, dans sa chambre et se jette sur son lit en hurlant de douleur.

Dès l’arrivée des deux jeunes gens, le facteur et le marchand avaient disparu.

Le pauvre Émile est soigné comme on soigne à la campagne.

Vers une heure du matin, on entend une forte détonation. Les voisins qui jusqu’à présent n’ont osé pénétrer dans la maison du crime, bravent cette fois la colère du vieux Mesplède et font irruption dans la maison.

Ils trouvent dans sa chambre, le fils Mesplède, étendu de tout son long baignant dans une mare de sang, dont la tache est encore humide ; la tête trouée par une blessure faite au-dessus de l’oreille droite, il ne donne plus signe de vie. Dans ses mains crispées il tient un vieux fusil de chasse à deux coups. Il est mort.

À côté de lui se trouvait un fusil à deux coups dont un chargé. S’est-il volontairement achevé pour terminer ses souffrances, ou a-t-il été tué par son père ? On ne le saura jamais.

L’opinion générale, dans le village, est que le père l’a achevé en lui tirant un coup de fusil dans la gorge. Le misérable est, en effet, aperçu quelques minutes après que l’on eût entendu la détonation essayant de se cacher dans une grange voisine. Il est armé d’un fusil avec lequel il essaie vainement de se donner la mort ; l’arme chargée depuis longtemps refuse de partir.

Ces faits se passent dans la nuit de vendredi & samedi.

Ce vieillard est la terreur de ses fils et de tous ses voisins. Maintes fois il a menacé Jules et Émile, deux braves ouvriers, de les tuer. Dernièrement, il poursuivait, armé d’une fourche, ses voisins qui devant lui s’enfuyaient épouvantés.

Lorsque le meurtre du malheureux Émile fut consommé, un habitant de Lugos, va prévenir le juge de paix et la gendarmerie de Belin ; le vieux Mesplède furieux, parle de châtier le dénonciateur.

Vers les cinq heures du soir, l’assassin est arrêté par la gendarmerie, et le juge de paix de Belin prévient par dépêche le parquet de Bordeaux.

Mesplède, interrogé par M. Brun, juge de paix du canton, avoue avoir donné à Émile un coup de couteau, mais prétend l’avoir fait après avoir été grossièrement insulté par lui, ce qui est démenti par sa femme et par les autres enfants

Le juge de paix se retire en recommandant de bien garder le prisonnier jusqu’à l’arrivé du parquet de Bordeaux, Mesplède, des gendarmes, réussit à s’échapper de la chambre où on le garde et pénètre dans celle où git le corps de son fils.

Pendant que les gendarmes le gardent de près, le père Mesplède réussit à tromper leur surveillance et leur échappe. Là, saisissant le fusil qui a achevé Émile et dont un des canons est encore chargé, il se fait sauter la cervelle et tombe foudroyé ; toute la partie de la boîte crânienne a été enlevée… La mort est instantanée : l’infernal vieillard tombe sur son fils ; les deux cadavres forment une croix.

La mort de l’assassin rend inutile tout transport de justice ; aussi le parquet de Bordeaux s’abstient-il.

Dans le village, tout le monde regrette le fils, personne ne regrette le père. Ce dernier passait pour un homme débauché. Il possédait une fortune assez ronde, 60 000 francs environ, qui furent dissipés en débauches disent les uns, à la suite de mauvaises affaires, disent les autres.

De cette famille, qui aurait pu si facilement vivre en paix, que reste-t-il ? Deux femmes, la mère et la fille qui, folles de douleur, n’osent plus regagner leur toit et que nous avons rencontrées, arrosant de leurs larmes les sentiers de la lande ; un fils qui allait se marier et qui se désole chez sa sœur qui habite Lugos avec son mari.

Nous avons vu cette cuisine où, vendredi dernier, des hommes riaient et parlaient d’avenir et où, peu de temps après, un père assassinait son fils.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, deux cadavres, enveloppés de linge grossier, gisent sur ce modeste plancher. En face de la cheminée, posée sur une chaise de paille, se dresse une grande croix d’argent. Sur la table en bois blanc mal raboté, brûle un cierge. Aux poutres du plafond, pendent des épis de maïs, des cordes d’oignons sont suspendues aux murs. Autour de la maison des paysans atterrés promènent le front bas.

En revenant de la maison du crime, nous avons encore rencontré la mère et la fille qui pleuraient et, à quelques centaines de mètres plus loin, s’est offert à notre vue une charrette, conduite par deux villageois, sur laquelle nous avons distingué deux modestes cercueils en bois blanc.

C’est dans cet endroit pittoresque et riant que s’est passé une scène de sauvagerie, qui n’a guère de précédent que chez les tigres.

 

Le Radical du  28 septembre 1886

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7606641q/f3.item.r=lugos.zoom [1]

Le Petit mémorial du dimanche : réveil conservateur des Basses-Pyrénées du 3 octobre 1886

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k52220954/f4.item.r=tambour%20lugos.zoom [2]

 

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