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Croquis du Bassin – Dans les filets de la nostalgie

En cette fin de vacances pour beaucoup, voici venu le temps de la nostalgie. Et ces  mêmes « beaucoup » penseront longtemps à ce qu’ils ont vécu ces dernières semaines  parmi nous. Mais le passé, aussi important et attachant  qu’il soit, n’est que le passé et il n’impose pas de regrets. Il suffit, pour s’en convaincre, de retrouver ce que fut la vie très dure des pêcheurs d’autrefois sur le Bassin. Car ce Bassin, pendant des siècles, véritable réservoir à poissons pour Bordeaux, a formé un « marché » fort convoité par les divers pouvoirs car très lucratif pour ceux auxquels il était attribué. Ce qui explique qu’en matière de techniques de pêches, les gens du Bassin n’ont jamais manqué d’imagination mais ils ont dû travailler dur pour les mettre en œuvre. La preuve : en 1727, Le Masson du Parc, envoyé en inspection ici par Louis XV, compte jusqu’à quinze types de pêches.

En voici quelques-unes, à commencer par la pêche à la « traïne ». Une pinasse navigue en cercle dans l’estey ou le chenal. Elle jette à l’eau un filet maintenu en surface par des rondelles de liège. La longueur de la traïne varie d’une trentaine de mètres, pour les petits amateurs, à une centaine de mètres pour les professionnels. Mais attention : on ne jette pas le filet au hasard ! Il faut, d’un œil exercé, repérer une très légère ondulation de l’eau, presque imperceptible, pour détecter la présence d’un banc de poissons. La pinasse se dirige alors vers lui dans un vaste et lent mouvement d’encerclement, tout en jetant le filet dont une extrémité est restée à terre. L’opération faite, elle revient là où les autres pêcheurs tireront en cadence les deux extrémités de la senne où se trouvent fixées deux grosses pièces de bois. Toute la traïne est ainsi tirée à force de bras sur la  rive  et bientôt il ne reste plus qu’à fouiller le fond du filet. Parfois, c’est la déception : « – N’am pas gahat caudiére ! » – orthographe non garantie – se désespèrent alors les pêcheurs. « – On n’a pas pêché pour la chaudière ! », c’est à dire suffisamment pour faire la soupe !

Parmi les pêches au filet déjà inventoriées par Le Masson du Parc, beaucoup se sont longtemps et régulièrement encore pratiquées, d’avril à octobre, sur le Bassin. Connaissez-vous la très ancienne « jagude » ? On l’utilise surtout pour traquer les poissons plats mais dorades et rougets peuvent s’y laisser  prendre. Technique : on associe plus d’une dizaine de filets de trente mètres de long chacun, maintenus verticaux par un poids à leur pied. Le haut flotte grâce à du liège. On les installe en périodes petites marées, à la basse mer, au bord des chenaux. Et puis, on attend, tranquilles, que l’eau redescende encore  et l’on vient relever les prises. Plus facile à dire qu’à faire …

Autre manière de pêcher sans bouger ou presque : le « palet ». Sans bouger, du moins durant la pêche. Parce qu’avant ou après, il y faut du muscle et de l’endurance. Bien qu’il s’agisse d’une forme de pêche très ancienne, voire préhistorique, elle s’avère presqu’aussi ravageuse que la pêche industrielle. Voici pourquoi. Les « paliqueys », ou « palicaïres », ceux  qui se livrent à cette industrie, choisissent des piquets, les « paus », hauts comme un homme, fourchus en l’air et, à marée basse, ils les plantent en cercle tous les deux pas. Point du tout au hasard, mais exactement là où certains indices au sol  indiquent le passage de poissons. On fixe le filet au sol par de longs crochets en bois et l’on dissimule le tout, car vous le savez, pêcheurs mes frères, combien le poisson est un animal méfiant ! Le barrage ainsi formé se termine par un piège à poissons, des sortes de poches, les « biscardes ». Puis les « palicaïres », en attendant la suite des opérations, font un petit somme au fond de la pinasse, car ils travaillent jour et nuit.

 

Dès que la mer est haute, le chef des « palicaïres » les réveille et ordonne à ses copains la remontée du filet. Ils l’accrochent à la fourche des « paus » et quand l’eau descend, ils récupèrent les poissons bars, mulets, anguilles et dorades, coincés dans le  « palet ». Puis dare-dare, ils recommencent l’opération sur un  autre site. La récolte est très souvent fructueuse. Le Masson du Parc écrit : « Elle représente en une seule tente jusqu’à cent charges de cheval ». Mais elle ravage la faune de toutes tailles et les algues mouvantes. Dès 1847, le « palet » est interdit mais sans aucun effet. Le simple bon sens et les règlements européens, cette fois en adéquation, interdisent le palet depuis une vingtaine d’années environ.

Encore une autre forme de pêche au filet : celle que l’on pratique avec ce curieux instrument appelé « l’esquirey ». Il permet de pêcher ce que les Bordelais appellent « l’esquire » : la crevette. D’où l’expression : « Être maigre comme une esquire ! ». En gascon, on l’appelle « esquira ». Sur le Bassin, quand elle est vulgaire, c’est à dire grise, il s’agit du « boc », parfois, curieusement devenu « bouc ». La crevette rose, beaucoup plus recherchée, devient « santat ». C’est donc plutôt elle que l’on recherche avec « l’esquirey », que Littré appelle un havenau et qu’il décrit ainsi : « Petit filet formant une sorte de poche conique tenue ouverte par un cercle – ici, une barre de bois – sur lequel il est transfilé ; un manche assez léger sert à le diriger. » On ne saurait mieux dire ! Le pousseur d’esquirey s’avance à pas lents dans un herbier situé en bordure d’un chenal ou d’un large estey. Sur une zone surélevée, il retourne la poche et il faut saisir au bond les crevettes affolées  ou bien déjouer la colère des petits crabes, qui, toutes pinces dehors, défendent chèrement leur carapace. Dans la pêche à l’esquirey, le plus plaisant est encore à venir. Revenu à la maison, on met la crevette à cuire. « De l’eau de mer, du thym, du laurier. Quand ça bout, tu les mets et quand ça rebout, c’est cuit. », explique Germaine Magrin dans « Moments oubliés ». L’odeur merveilleuse  qui se répand alors dans la pièce constitue l’opium du pêcheur.

Mais de plus en plus oubliées aussi tous ces filets et ces pêches  que Le Masson du Parc avait encore répertoriés : les « touillaux, les leugeons, les martramaux, le cara, le pétrit, l’estoire ou le bijarrère »…

Nostalgie, nostalgie, tout de même. Devant tous ces filets perdus au fond des mémoires, plus profond que le fond du Teychan,  oui, décidément : la tradition fout le camp …Mais faut-il pleurer pour autant ?

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