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Une civilisation qui se meurt…

Nous savons qu’une civilisation peut mourir. La civilisation égyptienne, la civilisation athénienne, la civilisation romaine ont fini par disparaître. La civilisation arcachonnaise, si tant est qu’il en ait existé une, se débat depuis longtemps dans les soubresauts douloureux d’une agonie interminable.

Pour illustrer cette longue descente aux enfers, prenons un exemple simple :

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Cette maison originale s’appelait la villa Danty, du nom de son propriétaire qui l’avait fait construire et qui était peintre. Sans doute peintre en bâtiment. Il était si discret et il y a si longtemps que je n’ai pas été en mesure de retrouver son prénom.

Elle était située au n° 123 du cours Sainte-Anne.

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Au lendemain de la guerre d’avec les Prussiens et après la Commune, notre économie connaissait un rebond brutal. C’était le moment choisi par un couple, Louis et Adèle Ollé, originaire de la Haute-Garonne et plus particulièrement de Pointis de Rivière, pour s’installer hôteliers à Arcachon. Où ils allaient exploiter deux maisons de famille : la villa Riquet, en face de l’entrée du parc Pereire et cette villa Danty. En 1874, dans le plan Souraud-Valette, cette dernière est désignée sous le vocable de pavillon Danty.

Assez vite, ils transformaient leurs maisons de famille en hôtels. L’hôtel Riquet, en agrandissant la villa d’origine de plus du double et l’hôtel des Quatre Soeurs qui devenait la nouvelle enseigne de la villa Danty.

Bientôt situé au 123 du cours Lamarque quand le cours Saint Anne changera de dénomination.

Adèle Ollé, devenue veuve, exploitera cet hôtel des Quatre Sœurs jusqu’au tout début du 20ème siècle. Une fois celle-ci disparue, l’hôtel sera vendu et détruit pour être remplacé par la villa L’Aquitaine.

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Villa cossue, en pierre de taille, mais qui n’avait pas, ni cette élégance, ni ce charme incomparable de l’ancienne villa Danty.

D’abord maison de famille, cette nouvelle villa se transformera, à son tour en hôtel. Qui n’acceptait pas la clientèle des contagieux. Il lui suffisait de l’annoncer pour régler le problème alors que confrontés au même embarras, les hôtels d’aujourd’hui sont obligés de fermer. La tuberculose faisait pourtant chaque année autant de morts qu’en fait aujourd’hui la Covid. Mais il est vrai qu’elle mettait plus de temps pour tuer le malade et qu’elle agissait en faisant beaucoup moins de bruit.

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C’est dans cet hôtel, où il s’était réfugié, que s’éteindra, le 19 janvier 1941, le général Georges Wallace dont le grand-père, en donnant sa magnifique collection à la ville de Londres, permet depuis lors à celle-ci de s’en enorgueillir à nos dépens.

Après la seconde guerre mondiale, l’hôtel d’Aquitaine allait à la fois changer d’adresse et d’activité.

Le cours Lamarque était renuméroté et le numéro 123 devenait le 141.

Et l’hôtel se transformait en clinique : la clinique Notre-Dame. Que les Arcachonnais avaient l’habitude de désigner sous le terme de clinique Pujo. Du nom de Pierre Pujo, chirurgien qui en était le propriétaire et qui y opérait.

Lequel prenait une retraite bien méritée au milieu des années 1980. Et sa clinique était vendue à la promotion immobilière.

Qui nous en faisait ça :

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L’immeuble porte le nom évocateur de Plein Soleil alors que certainement, De Charybde en Scylla aurait été, comme le montre la photo, bien plus approprié.

A Arcachon, nous avons Plein Ciel, Plein Soleil, nous en avons surtout plein la vue…

Concentrons-nous sur l’immeuble d’angle qui porte en lui un condensé de tous ces détails qui donne à l’ensemble de cette résidence tout son caractère d’affligeante indigence architecturale.

Si un jour lointain des archéologues doivent l’analyser, nous pouvons imaginer qu’ils proposeront au moins trois hypothèses.

1) Au milieu de ces années 1980, la promotion immobilière était tellement déchaînée que l’architecte en charge de cet immeuble était débordé de travail, surchargé même, et sans doute victime de cette nouvelle maladie qui allait faire son apparition dans le monde du travail quelques années plus tard : le burn out. Il aura tout simplement oublié de munir son immeuble d’une porte d’entrée.

Il n’y a que ceux qui ne font jamais rien qui ne font pas d’erreur.

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2) Le milieu des années 1980, c’est la période où la micro-informatique, c’est comme cela qu’elle était désignée à l’époque, prenait son essor. Tout le monde comprenait qu’elle allait avoir une très forte influence sur les conditions de vie de l’humanité, mais sans savoir vraiment lesquelles. L’architecte, qui se vantait de voir loin devant, était persuadé que dans un délai relativement court on ne pénètrerait et on ne sortirait plus d’un immeuble autrement qu’à bord d’un hélicoptère.

Il avait donc supprimé la porte d’entrée et avait privilégié un toit terrasse faisant fonction d’héliport.

3) Peut-être aussi qu’au moment où le promoteur avait fait l’acquisition de cette parcelle, le propriétaire de l’ancienne maison, qui faisait l’angle des deux rues, s’était montré aussi gourmand qu’inflexible. Peut-être même que cela avait dégénéré en procédure judiciaire. Le promoteur, plutôt que d’attendre que celui-ci finisse par venir à résipiscence, avait décidé de commencer la construction de son immeuble, quitte à en terminer le coin une fois ces problèmes résolus.

Et quand ceux-ci l’ont été, toute l’autre partie était déjà terminée depuis longtemps. Et sans doute, un différend aura alors éclaté entre le promoteur et l’architecte sur la conduite des travaux ou sur le montant de ses honoraires obligeant le premier à recourir aux services d’un autre architecte. Lequel se sera tout de suite trouvé confronté aux droits d’auteur ou droit moral de son prédécesseur. Et sa préoccupation essentielle n’aura pas été de créer quelque chose d’esthétique mais plutôt de se mettre à l’abri de tout reproche de plagiat.

Des immeubles construits comme cela, en deux temps, c’est-à-dire n’importe comment, il y en a eu d’autres dans la ville. Il y en a même un, dont la deuxième étape de construction vient tout juste de débuter en ce moment : il s’agit de l’immeuble qui va remplacer l’ancienne maison des associations. Sans doute qu’une difficile procédure judiciaire, dont on ne savait pas combien de temps elle risquait de durer, aura empêché la construction de cette dernière partie de la parcelle. Aujourd’hui, le promoteur n’hésite pas à afficher sur les barrières protégeant son chantier une pancarte prévenant le voisinage qu’il va être amené à voir la différence.

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C’est ce qu’il doit craindre, parce que le voisinage du 141 cours Lamarque, il l’a vu la différence. Vous pouvez m’en croire. Mais le vrai problème, c’est qu’il continue de la voir tous les jours.

Par curiosité, on peut aussi donner un petit coup d’œil à la façade Est de cet immeuble Plein Soleil. On accède à celle-ci par une ruelle dit passage de la clinique Notre-Dame. Sympathique anachronisme.

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Tout de suite, on a le sentiment d’être en face d’un parking de délestage où les voitures sont gerbées les unes au-dessus des autres dans une grosse structure en béton, comme on peut en voir près des gares de chemin de fer.

Mais à regarder plus attentivement, on finit par deviner des fenêtres en forme de meurtrière cachées au fond d’alcôves particulièrement sombres. Plein Soleil, un titre qui sent la tromperie.

Quand j’étais jeune, c’est vrai qu’il y a longtemps, et que je me promenais dans la ville, je m’arrêtais devant des maisons souvent magnifiques dont je regrettais qu’elles ne soient pas classées monuments historiques. Aujourd’hui, quand je fais de même, je passe devant des immeubles, comme celui que l’on voit dans ce passage de la clinique Notre-Dame, et je me demande s’ils ne mériteraient pas d’être classés Seveso.

Cette dégradation que l’on pourrait croire inéluctable de l’habitat et des conditions de vie des Arcachonnais n’est en vérité que le reflet d’une lente extinction de la civilisation arcachonnaise. Je vous ai donné l’exemple du passage de la villa Danty à l’immeuble Plein Soleil, mais malheureusement la ville est parsemée de cas similaires.

Une dégradation que pour ma part je ne peux m’empêcher de mettre en parallèle avec celle qu’affronte, à côté de nous, les animaux d’élevage, tellement ces deux situations paraissent liées.

Les deux me sont insupportables.

Les poulets, qui dans mon enfance couraient dans de vastes parcs de la ferme de mes grands-parents, sont aujourd’hui entassés dans des hangars qui ne voient pas la lumière du jour, à 17 bêtes au mètre carré. Des dérogations pratiquement toujours appliquées autorisent même 20 ou 22 poulets par mètres carré.

Mais ce qui heurte le plus toutes les valeurs que l’on m’a inculquées jeune, c’est ce que l’on ose faire subir aujourd’hui aux cochons d’élevage. Ce que l’on voit à la télévision dans les fermes d’élevage industriel bretonnes me révolte littéralement à chaque fois. Et je ne sais pas ce qui est le plus à plaindre, de ces malheureux cochons ou de ces paysans bretons qui les élèvent en étant obligés de leur faire subir de tels traitements pour pouvoir gagner leur vie.

Le Général disait que les français étaient des veaux, et au fil du temps je vois, moi, les Arcachonnais s’engager dans une même évolution désastreuse que celle que connaissent les cochons.

Encore que ces abominables mutations présentent deux différences importantes.

Le recul de la civilisation arcachonnaise a mis grosso-modo trois fois plus de temps que le statut des cochons pour se détériorer.

Et si le premier s’est toujours fait dans une indifférence quasi-générale, le calvaire imposé désormais aux cochons entraîne souvent, ici ou là, de très vives réactions de personnalités ou d’associations qui dénoncent l’inacceptable.

Regardez !

Nous allons laisser détruire la Maison Universelle, que l’on nous avait pourtant offerte, pour qu’elle soit remplacée par un nouveau Plein Soleil.

Et personne ne dit rien.

Alors que nous devrions tous être dans la rue en brandissant des banderoles pour nous opposer à ce nouvel autodafé.

Ainsi meurent les civilisations…

Sur le rivage Sud de ce plan d’eau improbable qu’est notre Bassin, nos anciens, nos grands-parents, avaient réussi à établir une civilisation en harmonie avec cet environnement naturel exceptionnel qui les entourait.

Nous avons laissé et nous continuons à laisser saccager cet incomparable patrimoine.

Quelle sera notre responsabilité face à nos petits-enfants ?

J’entends déjà les miens me chanter :

« Les bourgeois, c’est comme les cochons,

plus ça devient vieux, plus ça devient bêtes.

Les bourgeois, c’est comme les cochons,

plus ça devient vieux, plus ça devient… »

Paris, le 4 mars 2021.

Jean-Pierre Ardoin Saint Amand

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