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Cité Frugès à Lège

 Frugès est doté d’un état-civil « qui n’est pas simple » comme en témoigne Robert Coustet dans son ouvrage sur « L’Hôtel Frugès à Bordeaux ». Le patronyme originel de son père Pierre Edmond, est Baronnet. Il hérite de son père une maison d’importation de produits coloniaux fondée vers les années 1810. La chronique familiale prétend que leur nom vient d’un ancêtre anglais, un certain, sir Henry Edward Martin qui jouit de la qualité de « baronnet » et qui transmet à ses descendants son titre en guise de patronyme, ainsi que le «  y » du prénom Henry. Notre Henry à qui l’on doit le récit de cette ascendance flatteuse, a également gardé le souvenir de la merveilleuse histoire des ancêtres de sa grand-mère maternelle, née Bentajou. Celle-ci lui a conté que sa famille descend d’une lointaine aïeule Zohra, fille de l’émir El Hadj Abd En Nor El Maimouny, général de Boadbil, dernier roi de Grenade. Elle était d’une grande beauté et combattit courageusement les rois Catholiques avant de devenir finalement, la protégée de la reine Isabelle. Elle se convertit, épousa un chrétien et donna naissance à la lignée des Bent Hadj, qui devint Bentadj, puis Bentajo et finalement Bentajou… »

Le récit de cette généalogie assez surprenante contribue à façonner la personnalité hors du commun d’Henry Frugès qui se révèlera plus tard autant « capitaine » d’industrie entreprenant et avisé que musicien et artiste. Pour ces deux dernières facettes il bénéficie d’un atavisme génétique : son grand-père est considéré comme un érudit, collectionneur, pratiquant la peinture et la gravure ; son père est un passionné de photographies et très tôt s’est intéressé à la photo en couleur, et Henry grâce aux merveilleux récits de sa grand-mère est particulièrement attiré par l’art musulman. Et, il aurait vraisemblablement eu un destin d’artiste à part entière, si ce même destin n’en avait décidé autrement.

En 1880, son père Pierre, Edmond Baronnet entre en tant que fondé de pouvoirs dans l’importante entreprise de raffinerie de sucre « La Raffinerie Frugès ». C’est l’époque où s’impose la concurrence de la culture betteravière à celle de la canne à sucre en provenance de nos Antilles, ce qui réduit considérablement le nombre de raffineries bordelaises qui était de 35 en 1740 (Bordeaux est alors considérée comme la capitale du sucre en France) ; elles ne sont plus que trois à la fin du XIXe siècle, Saint Rémi (Abribat, Cordes, Bordes & Cie), Tivoli/Sainte-Croix (A. Bertault, 59 rue Tivoli & 9 rue du Moulin, puis Guignier-Bertault, gendre et petit-fils) et Frugès, cette dernière réputée pour produire un sucre raffiné d’une pureté et d’une beauté incomparables.

De fondé de pouvoirs, Edmond Baronnet devient très vite associé d’Henri Frugès ; en 1905, au décès de ce dernier, qui n’a pas de descendants, Edmond hérite de l’entreprise qui devient alors « Baronnet-Frugès ». Huit ans après, son fils Henry Baronnet-Frugès le rejoint à la direction de la raffinerie où il se montre particulièrement inventif et précurseur, tout en continuant, en tant qu’autodidacte  à dessiner, peindre, à être musicien.

En 1912, Henry Baronnet-Frugès et sa femme, née Madeleine Flourens 1885-1947 rachètent l’Hôtel particulier Davergne, construit en 1878, situé 63 allées Damour (aujourd’hui place des Martyrs de la Résistance) face à la basilique Saint-Seurin à Bordeaux, pour en faire sa demeure. Ce riche industriel, érudit et grand amateur d’art, se définit lui-même comme “chercheur, artiste, multivalent, architecte (sans DPLG), peintre, sculpteur, miniaturiste, relieur d’art, écrivain, poète, musicien, pianiste et compositeur, écrivain, critique d’art, historien, inventeur de tapis et de tissu…, plutôt qu’homme d’affaires”. Il décide de rénover l’immeuble en totalité et d’en faire un exemple de l’architecture contemporaine en rupture avec la « tradition du bon goût bordelais ». L’architecte Pierre Ferret et le décorateur Lucien Cazieux le mettent au goût du jour, avec son bow-window au premier étage, des balconnets au second, sa galerie ouverte et une loggia en rotonde ceinturée d’une frise du sculpteur Gaston Schnegg ; pour la décoration intérieure, éclectique et orientalisante, Pierre Ferret, s’entoure des meilleurs artistes et artisans bordelais et parisiens du moment, les verriers Daum pour les lustres et luminaires, Jean Dunand, les sculpteurs Gaston Schnegg, encore lui, et Robert Wlérick, les peintres Jean Dupas, Émile Brunet ou Pierre-Louis Cazaubon, le ferronnier Edgar Brandt, les mosaïstes (notamment de la salle de bains) Gentil et Bourdet, de Boulogne-Billancourt, ou le céramiste René Buthaud conjuguèrent ainsi leur talent pour ce « palais idéal ». De fait, l’hôtel Frugès apparaît comme une œuvre unique qui, tout en reflétant les goûts d’une personnalité originale, rend compte d’une synthèse des styles entre Art nouveau et Art déco.

Selon Robert Coustet, professeur honoraire d’histoire de l’art de l’université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 et membre de l’Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, c’est Pierre Ferret, qui fait découvrir au jeune « roi du sucre »  la revue l’Esprit Nouveau le conduisant à découvrir les idées développées par Le Corbusier dans son ouvrage « Vers une architecture » publié en 1923.

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Frugès rencontre Le Corbusier[1] [2] et le sollicite pour son projet de Lège, voulant donner à un jeune talent l’occasion de mettre en pratique ses idées innovantes. Le Corbusier y associe son cousin architecte, Pierre Jeanneret (ancien collaborateur d’Auguste Perret, le précurseur de l’emploi du béton armé).

Henry Baronnet-Frugès décide alors de créer une petite cité ouvrière, en face de l’usine qu’il vient d’acquérir à Lège, pour y loger les employés de la scierie. Cette cité ouvrière est un avant-projet avant la construction d’une cité plus importante que Frugès construira à Pessac.

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Le lotissement de Lège, construit en 1924, est constitué de six petites maisons, un bâtiment collectif, un lieu de détente sportive pour la pratique de la pelote basque, fronton qui a servi à l’architecte pour ses essais de béton armé… avant de réaliser un bac à fleur géant au parc mauresque à Arcachon ; c’est le premier lotissement conçus par Le Corbusier en collaboration avec son cousin Pierre Jeanneret. Inscrit à l’inventaire des Monuments Historiques le 30 mai 1990.

Pour créer à bon marché une maison évolutive, des éléments préfabriqués furent utilisés autour d’une structure de base. Celle-ci est constituée de poteaux et poutres en béton coulé sur place. La construction utilise du béton projeté par un « canon à ciment (cement gun) » dans des coffrages et sur des armatures. Les travaux engagés en octobre 1924, se heurtent à de nombreuses difficultés dues à l’incompétence de l’ingénieur dirigeant les travaux et ne sont terminés qu’en 1925-1926.

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Ce quartier est construit sur un terrain désormais viabilisé d’environ 2 hectares de forme triangulaire dont le côté au levant est longé par un chemin communal (actuellement allée Le Corbusier) débouchant sur la route départementale (D3, avenue du Médoc). Cet ensemble immobilier se compose de :

Les deux types de maisons gardent le principe de la zone jour en rez-de-chaussée et de la zone nuit au 1er étage. Les ouvertures combinent fenêtres d’ouvertures classiques, fenêtre à longues ouvertures horizontales (en bandeau) et quelques fenêtres étroites en meurtrières. Le chauffage se fait à l’aide d’une cheminée se trouvant au rez-de-chaussée, au milieu de la pièce à vivre. Il n’y a pas de sanitaires ni de douches (absence d’eau courante, d’égout et de fosse septique). Les plafonds sont faits de voûtains en béton coulé sur place et reposant sur des ossatures secondaires métalliques. Les sols sont en ciment.

Jusque vers les années 1970 l’alimentation en eau des différentes familles se fait par l’intermédiaire d’une pompe manuelle se trouvant à proximité de l’aire de sport et du bâtiment collectif. L’eau est puisée dans la nappe se trouvant à faible profondeur.

Chaque maison possède un petit jardin potager sans clôture.

Les voies de circulation sont en terre battue.

L’hôtellerie-cantine est en vis-à-vis des 2 dernière maisons de type B. Ce bâtiment se présente comme un vaste parallélépipède avec un étage, évidé à l’est. L’accès se fait à l’est, précédé d’une pergola. Un abri se trouve au nord faisant terrasse à l’étage. La cantine, composée d’une cuisine et d’un réfectoire se trouve au rez-de-chaussée, tandis que l’étage accueille des dortoirs pour hommes et femmes séparés par des sanitaires.

Quant au château d’eau, il est bien du même architecte mais devenu vétuste et donc dangereux (les armatures du béton sont devenues apparentes et fortement rouillées et le béton lézardé) sa démolition est décidée par mesure de sécurité, après quelques utopies fort couteuses de rénovation (dont un musée vertical !).

Permettez à Robert Coustet d’apporter la mise au point suivante : les maisons Frugès de Lège « à la sobriété heureuse » destinées aux ouvriers sont construites après la longue et somptueuse mise en œuvre de l’Hôtel Frugès : « Sa propre demeure apporte la preuve que la collaboration avec Le Corbusier n’est qu’une expérience appropriée au monde ouvrier ; pour lui-même il reste attaché à la tradition du luxe bourgeois, même s’il entend rompre avec la routine du bon ton bordelais habituel » ( L’Hôtel Frugès à Bordeaux p.23 Robert Coustet.)

Henry Frugès est très affecté par la liquidation de son entreprise prononcée le 16 mars 1927 ; arrive le moment où la situation de l’entreprise est confrontée à une crise économique sans précédent et à l’agressivité des grands groupes sucriers : Say et Beghin, tour à tour, rachète toutes les raffineries bordelaises ; Henry Frugès essaie de résister aux propositions de rachat mais finalement en juin 1929, il est contraint de céder son affaire. L’assemblée extraordinaire du 18 septembre 1929 autorise le conseil d’administration de Say à porter le capital, d’environ 73 millions à 120 millions ; des 6.100 actions créées pour rémunération d’apports, la Société H. Frugès en recueille 2 666, et  H. Baronnet-Frugès dit Frugès 434, le surplus allant aux familles ou société Guignier, Bertault et fils.

Surmené par l’ensemble de toutes ses activités et péripéties et le fiasco commercial du « Quartier Frugès » de Pessac, Henry Frugès traverse une période de profonde dépression. Son médecin lui prescrit alors le repos, de vivre au grand air, de pratiquer de l’exercice physique, toutes choses qui le décident à changer complètement de vie. On ne sait si c’est le souvenir des récits arabisants de sa grand-mère qui conduisent son choix vers la Tunisie où il entreprend, durant trois ans,  l’apprentissage de la mise en œuvre et de la gestion d’une activité agricole ; le couple se sépare. Henry Frugès s’établit ensuite en Algérie : là, il exploite un domaine à Burdeau (Medhia) dans le sud Oranais. En 1942, il épouse Christiane Attardi 1892-1984.  En Algérie, Henry Frugès donne libre cours à ses passions, le dessin, la peinture et la musique. Il compose même un opéra intitulé  « Bou-Abd-All », drame lyrique comportant de nombreux personnages ; œuvre  qu’il signe d’un pseudonyme arabe : Abd-en-Nor qui signifie : père de la lumière ! Outre la composition de la partition musicale, il dessine tous les décors et tous les costumes des personnages ce qui permet de se faire une idée de l’intrigue, du lieu où elle se situe, la cour du roi Bou-Abd-All, car malheureusement le livret de l’œuvre a disparu, contrairement aux autres éléments. Il est vraisemblable que ce drame lyrique a lieu lors de réjouissances à la cour du roi, les personnages concernés, au nombre de 23, étant en grande tenue !  On ignore si le livret était écrit en français ou en arabe, mais l’on peut très bien imaginer qu’Henry Frugès ait aussi épousé la langue du pays compte tenu de son goût marqué pour la culture arabe.

Après l’Indépendance de l’Algérie, Henry Frugès vient s’installer au domaine de Damluc à Camblanes. Là, il continue à peindre, composer, écrire, recevoir des visiteurs, évoquer ses souvenirs, rappeler sa devise « Mieux vaut parfois échouer dans ses entreprises que de n’en risquer aucune » et ce jusqu’au 10 janvier 1974 où il quitte ce monde !

Il est indéniable qu’Henry Frugès devenu homme d’affaires à son corps défendant, fut certainement un artiste contrarié, comme en témoigne toute sa vie pendant laquelle il trouva toujours du temps à consacrer à ses passions artistiques, le dessin, la peinture, la musique. Autodidacte, touche à tout guidé, peut-être,  par la curiosité ou quelques idées fixes influencées par l’histoire familiale (et plus particulièrement par sa grand-mère) vers l’art musulman, il n’en restera pas moins attaché à un certain académisme, à l’art classique. Ceci permet mieux de comprendre son aversion pour les artistes contemporains d’avant-garde dont Picasso et Braque, Léger et Matisse, mais aussi tous les autres Van Dongen, Rouault, Cézanne, etc. Il les considère comme des « sophistes des tableaux », des « parodistes de l’art » et épanchera sa détestation dans de petits livrets pamphlétaires écrit en vers, destinés à de jeunes étudiants, dont la virulence du ton peut étonner chez un homme qui doit par ailleurs être très urbain et qui a fait preuve d’une grande ouverture d’esprit en appuyant Le Corbusier dans sa démarche d’architecture nouvelle.

En 1988, la visite d’un japonais permet l’abandon du projet de démolition du lotissement de Lège envisagé par la municipalité. Le bâtiment, grâce à l’intervention de Michel Sadirac[2] [5] (1933-1999) architecte bordelais défenseur du courant de pensée de Le Corbusier, est protégé par son inscription au titre des monuments historiques en 1990.

Propriété de la société « D. Darbo et fils » antérieurement à 1956, l’ensemble est racheté en 1993 par un bailleur social (« Gironde Habitat » dénommé à l’époque « Office HLM 33 ») qui a fait restaurer la cité de 1994 à 1997 à l’exception de la maison-cantine. Les logements sont mis en location en 1998. La vocation sociale initiale est ainsi respectée.

Le bâtiment collectif des célibataires, non restauré, dont toutes les ouvertures sont murées pour le sauvegarder comme un sarcophage, est devenu propriété de la ville de Lège-Cap-Ferret. La ville lance en mars 2015 un diagnostic en vue d’y installer un établissement ouvert au public, peut être un musée[3] [6].

Les maisons Le Corbusier à Lège sont très faciles à trouver : vers la sortie du bourg en allant vers Le Porge, à gauche. Elles ont servi pendant des années de maisons ouvrières aux employés de l’usine Darbo et viennent d’être réhabilitées. À ma connaissance, reste encore à restaurer le fronton qui est derrière…

La Cité Frugès est inscrite à l’inventaire des Monuments Historiques le 30 mai 1990.

http://www.ville-lege-capferret.fr/actualites/larchive-mois-de-juin-2019/ [7]

https://fr.wikipedia.org/wiki/Lotissement_de_L%C3%A8ge [8]

https://www.ladepechedubassin.fr/app/uploads/2018/09/ddq_dba_20180919_040p.pdf [9]

https://cahiers-entre-deux-mers.fr/le-destin-dhenry-fruges-1879-1974/ [10]

https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%B4tel_Frug%C3%A8s [11]

https://www.bordeaux.fr/l18405/hotel-fruges [12]

https://monumentum.fr/maison-dite-maison-fruges-pa00083404.html [13]

http://www.lefestin.net/lhotel-fruges-bordeaux-0 [14]

Le Temps, 23 septembre 1929

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k247604n/f2.item.r=Baronnet-frug%C3%A8s.zoom# [15]

Article (à lire) et photo de Frugès & Le Corbusier

https://laurentmaupile.files.wordpress.com/2018/03/diagnostic-sur-la-maison-des-cc3a9libataire.pdf [16]

Video Hôtel Frugès de Bordeaux :

https://youtu.be/XnSNImySLes [17]

[1] [18] – Le livre d’or de l’hôtel chanteclerc contient une note de la main de Le Corbusier qui atteste de son passage en septembre 1926.

– en 1928, il passe des vacances à Piquey (apparemment pas à chanteclerc).

– en 1932, il peint une “pêcheuse d’Arcachon” :

[2] [19] – Son atelier d’architecture a conçu la « Villa Geneste » au Pyla.

[3] [20]https://fr.wikipedia.org/wiki/Lotissement_de_Lège [21]

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